C) UNE TRANSPOSITION FACONNEE PAR LE DELIRE
« Transposez ou c'est la mort »
1) Les influences artistiques
a) la littérature
La présence du délire chez Bardamu est visible
tout au long du premier roman, elle est pleinement illustrée à
travers le récit de voyage en Afrique lorsque les perceptions du
narrateur sont déformées par la fièvre avec notamment la
traversée sur l'Infanta Combitta. Céline a, à cet
égard, une référence majeure en littérature, celle
de Shakespeare qui eut l'extraordinaire faculté d'inventer des histoires
détachées du réel et envoûtantes quant à leur
puissance onirique. C'est notamment grâce à sa correspondance que
nous pouvons vérifier cette filiation littéraire mettant en
lumière le goût de Céline pour les légendes et la
féérie. Ainsi dans une lettre adressée à Roger
Nimier présente dans le recueil Lettres à la NRF il le
nomme Ariel, personnage de La Tempête qui représente la
figure de l'air. Nous pouvons au combien déduire ici l'importance de
cette figure pour Céline qui symbolise la fluidité, la
grâce de la danse par exemple et cette capacité à se
détacher de la lourdeur du réel. Cet intérêt pour
les légendes est visible également lors de l'incipit de Mort
à crédit où le narrateur évoque son projet
d'écrire la légende du Roi Krogold, variante d'un drame
shakespearien car c'est là au-delà de la féérie ce
qui semble le plus intéresser notre auteur: le drame qui guette l'homme
et livre son existence aux manifestations criantes de l'absurdité. Il
aime par conséquent paraphraser une sentence tenue dans Macbeth
et en évoquant les manigances lors de la remise du Goncourt en 1957
qui le firent souffrir vingt-cinq ans plus tôt il déclare à
Nimier: « le tout est d'arriver à Shakespeare...un conte idiot,
bafouillé par un ivrogne, et qui n'a pas de sens, pardi20!
».
b) la peinture
Le délire en peinture fascine également
Céline de par sa possibilité de transcrire l'agitation d'esprits
troublés et à nouveau ses influences se retrouvent parmi des
artistes issus de périodes marquées par les convulsions de
l'Histoire et les tourments face à un monde instable comme Bosch ou
Bruegel l'ancien ( XVIème siècle).Dans sa biographie de l'auteur
Vitoux rappelle que Céline entretenant une relation avec une jeune
autrichienne Cillie Pam eut l'occasion de voir au moins une toile de Bruegel
à Vienne dont il parle dans une lettre adressée à
Léon Daudet évoquant son premier roman: « ...vous connaissez
certainement, Maître, l'énorme fête des fous de P.
Brughel.[...].Tout le problème n'est pas ailleurs pour moi21.
». Il est intéressant de noter comme le rappelle Godard dans son
édition de La Pléiade que Céline a rebaptisé le
tableau selon sans doute l'impression qu'il lui avait faite et qu'il cherche
à prolonger dans son écriture car la toile se nomme Combat de
Carnaval et de Carême. Cette référence apparaît
à nouveau dans un article publié en 1933, présent dans
le
même ouvrage, soulignant la fascination de l'auteur pour
l'imaginaire puissant développé par ces grands peintres qui
transportent leur public dans une dimension toute onirique et évoquant
une compagnie il précise: « Tant qu'à crever d'orgueil, je
préfère que ce soit auprès des peintres: le Breughel,
Gréco, Goya même, voici les athlètes qui me donnent le
courage pour étirer la garce22. ». C'est bien cette
puissance de déformer le réel et d'hallucinations qui plait
à Céline afin d'évoquer la réalité sordide
autrement et avec davantage de force. Un dernier exemple de cela se trouve
à nouveau dans sa correspondance lorsqu'il s'agit pour lui de peindre le
monde en lambeaux et sa propre situation au lendemain de la guerre: «
Hélas! Quel avenir. Surtout où nous sommes. PrisonPoteau-Bombe
atomique-misère-froid...haine et méfiance partout-Quel tableau
breughelien...23 ». Une fois cette influence majeure
avérée nous pouvons nous questionner quant à la place de
cet onirisme au sein de la stratégie littéraire mise en place par
Céline et si ce dernier ne contredit pas ce que maints critiques ont
salué dans ce premier roman, la Weltanschauung: la puissance de
restitution du réel à travers les sombres pages du récit
de voyage qu'est la première partie de ce premier roman.
|