3) Le brouillage de l'énonciation
Si comme nous l'avons vu il n'existe plus de cloison
étanche entre le récit et le discours dans l'oeuvre de
Céline il est d'autres cloisons qui disparaissent, celles existant entre
les différentes voix. Ces dernières se mêlent les unes aux
autres installant une polyphonie assourdissante avec comme conséquence
majeure de briser la reproduction mimétique et au-delà de
concentrer toutes les voix sous la coupe de l'une annihilant ainsi toute
pluralité de discours. C'est sur ce point que porte l'étude de
Danièle Racelle-Latin à l'aune des discours tenus par des
personnages secondaires dont les paroles sont imprégnées
fortement du style narratif argotique et ce en contradiction totale avec toute
logique socio-linguistique. C'est selon l'auteur un trait ironique ici, une
marque de caricature de leur propre discours mais au-delà ne peut-on pas
penser que cet effet de ventriloquie, consistant pour Bardamu à souffler
ses propres mots et par conséquent sa vision du monde aux autres
personnages, est une volonté de capturer les paroles divergentes et de
les réduire à néant dans une visée totalitaire? La
voix de Bardamu englobant toutes les autres est une voix totalitaire qui a
comme effet de lisser les différences, un fait que l'auteur de
l'étude a observé et analyse ainsi: « [...]Bardamu et
Robinson, Princhard et Baryton, les principaux « orateurs » du roman,
semblent bien prononcer le même discours
interchangeable95.». Une autre polyphonie marque de son
empreinte l'énonciation du premier roman s'articulant autour du «
je » et du rapport entre narrateur et auteur. On le sait les romans de
Céline sont des transpositions de ses expériences personnelles et
par la suite, à partir de Mort à crédit, le
« je » sera clairement identifié comme la voix de l'auteur
portant même le prénom de Ferdinand. Qu'en est-il pour Bardamu?
Dans le premier roman l'origine des voix est plus floue et aucun indice
patronymique ne laisse supposer que le « je » est en fait
Céline. Toutefois d'autres éléments le laissent croire
à l'image de l'expression et de l'observation des faits par Bardamu
dès le début du roman nourries par l'expérience
médicale alors
94 Danièle Racelle-Latin , Le « Voyage au bout de
la nuit » de Céline, roman de la subversion et subversion du roman,
Bruxelles, Palais des Académies, 1988, p.151.
95 Ibid, p.152.
que ce dernier n'est alors que « carabin », c'est
à dire étudiant en médecine. En outre la présence
fréquente de références littéraires dans la bouche
du narrateur semble être davantage l'expression du goût de
Céline, connu pour être un grand lecteur, que de Bardamu, certes
étudiant mais sans intérêt pour la culture ni le savoir.
Cette ambiguïté énonciative reflète celle, plus
large, du genre littéraire, lequel mêle fiction et
expérience réelle et que Godard a analysé comme «
roman-autobiographie ». Ce « soupçon », au sens de
Sarraute, participe à faire en sorte que finalement ce soit la voix de
Céline qui confisque l'ensemble des paroles tenues afin de salir les
discours et de montrer toute la vulgarité et la laideur du monde, bref
de dévoiler l'envers du monde. Ainsi toute cette exploration
motivée par une impérieuse rupture avec la littérature
passée aboutit à l'avènement d'un style, à la
découverte d'une nouvelle écriture littéraire
caractérisée par la percussion voire la violence de la
vocifération mais aussi, nous l'avons vu, la « concentration
énonciative ». Cette violence dissimulée sous l'humour de la
satire ou la force de l'émotion est une arme redoutable capable
d'électriser à la fois les mots et les idées, même
les plus funestes, et par conséquent un auditoire prisonnier des charmes
du style. Ce dernier, fruit de la quête menée par Céline, a
interrogé et interroge encore les lecteurs et la critique, il demeure un
élément polarisant et qui clive sans conteste les amateurs de
littérature. Il sera au centre de la dispute, empoigné par toutes
les parties; le destin de cet instrument littéraire nouveau sera par la
suite d'être instrumentalisé afin de nourrir le débat
autour de Céline et de son oeuvre haineuse où il sera ,quel que
soit le point de vue, vu comme la source du problème.
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