2) Une voix retentissante
Cette voix percutante, dévoreuse de mots du narrateur
est le relais de celle de Céline. Ce procédé appelé
« intrusion d'auteur » par G.Blin porte sur l'origine de la voix.
Elle s'impose ici implacablement et ce selon deux procédés
personnalisant une narration ciselée en diatribe que nous nous proposons
de relever ici. Ces derniers participent à inventer une narration
située aux confins de la subjectivité comme le rappelle Godard
dans Poétique de Céline: « Si la narration de
Céline s'impose malgré tout, elle le doit à la
nouveauté de la voix, incomparablement plus personnelle et plus
présente que d'autres93[...].». Tout d'abord notons la
forte présence d'un ton sentencieux, didactique fruit des
réflexions du narrateur sous forme d'aphorismes qui émaillent le
récit puis celle d'un ton satirique résultant des nombreux
pastiches et parodies tendant à jeter et à installer un puissant
discrédit sur le récit. Ainsi le lecteur pourrait ici observer
une certaine contradiction quant aux visées de ces deux tons
antinomiques, en effet la charge morale de la sentence peut être
neutralisée, engloutie par le climat plus distancié et ludique
instauré par la satire. Cependant il semble plutôt que la sentence
pèse de tout son poids, puissamment arrimée à la narration
forte de sa présence en contrepoint. Celle-ci crée de par sa
présence selon l'expression même de Godard un « écran
de philosophie » entre le lecteur et l'histoire; cette continuité
et cette prolifération de jugements et autres commentaires
étouffent le simple rappel des actions de l'histoire. L'autre
brèche sapant les fondements du récit traditionnel est le recours
généreux au jeu de réécriture et de satire. A cet
effet la critique pilotée par Damour chez PUF propose une étude
de la fonction destructrice de l'adjectif portant atteinte à la
crédibilité du discours dans les parodies d'éloquence
(page 101) et note aussi son emploi dans des formes d' « auto-ironie
», de dérision cynique comme pour cet exemple étudié
à la même page: « Je la suppliai de se confier à mon
affection vigilante » masquant à peine un propos érotique.
Un autre levier, l'argot, tendant à décrédibiliser le
récit a été étudié par une autre critique de
l'oeuvre travaillant sur la subversion du roman. Selon Danièle Latin
l'argot est là pour
92 op.cit., p.103.
93 Henri Godard, Poétique de Céline,
op.cit.
laisser libre cours à l'ironie du narrateur et par
conséquent fragiliser la diégèse: « L'intonation que
soulignent ces marques argotiques[...] tend à détruire le
sérieux de la fiction, sa crédibilité immédiate, en
un mot sa vraisemblance94.». Avec le recours excessif à
l'argot, du souci de réalisme le récit glisse vite vers une
confiscation des événements par « le point de vue
réducteur et fantasmatique du narrateur rétrospectif.» selon
le même auteur qui traduit cela par une formule, celle de la «
déréalisation du récit ». Ainsi cette voix, comme
décrochée du récit et libérée de la simple
fonction de narrer, résonne et gronde. Sa percussion et donc sa
subversion vont même plus loin car au-delà du simple fait de
concurrencer le récit académique elle recouvre et absorbe toutes
les autres paroles animée par un désir totalitaire.
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