C) LA DESTRUCTION DES CODES TRADITIONNELS DU ROMAN
1) L'amuïssement du récit
A l'image des territoires conquis lors des grandes
découvertes, Céline installe son style sur les décombres
de celui qu'il a vaincu afin de s'imposer. Cette quête du renouveau
nécessite de s'en prendre au coeur même de la structure
romanesque, à sa pierre angulaire: le récit. Celui-ci va
être pris d'assaut, contaminé par l'oralité donc nous avons
étudié la portée précédemment. Avec
Céline le récit se trouble ou s'altère lorsqu'il s'agit de
Voyage au bout de la nuit et explose lorsqu'il s'agit de Mort
à crédit, une franche évolution du
phénomène de destruction du récit est à relever.
Fidèle à sa volonté de se démarquer du roman
bourgeois, son style suit certains préceptes stratégiques
observés par un critique, J.Dubuffet, cité par Rouayrenc dans son
ouvrage sur l'écriture populaire en ouverture d'un chapitre
judicieusement intitulé Le récit mis à mort:
« Si vous voulez frapper au coeur la caste sévissante frappez-la
à ses subjonctifs, à son cérémonial de beau langage
creux, à ses minauderies d'esthète88». En ce qui
concerne le premier roman, l'attaque est franche mais laisse encore au
récit traditionnel quelques ornements caractéristiques, ainsi le
langage oral et écrit vont en quelque sorte cohabiter. La grande
différence est donc cette invasion de l'oralité dans le champ du
récit lui insufflant de la spontanéité, oralité
jusqu'alors circonscrite aux propos rapportés ce qui rompt avec
l'histoire du roman réaliste comme le soulignent les auteurs de
l'étude de ce roman chez PUF: « En cela, naturellement,
Céline rompt avec le roman balzacien, dont le démiurge
impersonnel « filtre » les informations et les sens en un discours
bien « normé89.». Pour autant les marques de
l'écrit demeurent comme le recours au passé simple et du pronom
personnel « nous », elles se mêlent aux marques de
l'oralité comme le passé composé et le pronom
indéfini « on » à l'image de cet extrait présent
dans la même étude: « Après un repos, on est
remonté à cheval, quelques semaines plus tard, et on est reparti
vers le nord. Le froid lui aussi vint avec nous90.». Rouayrenc
fait le même constat insistant sur le fait que le récit est «
troublé » par quelques anomalies mais il sait conserver selon elle
ses formes littéraires comme les temps littéraires et les phrases
amples. Toutefois s'il subsiste, aux yeux de Godard dans sa Poétique
il est évident qu'un glissement s'opère et que ce dernier
devient discours subissant aussi une relégation dès lors que
narrateur et auteur se confondent: « Tout concourait donc à
installer une fois pour toutes le roman célinien dans le registre du
discours » et « Faire passer la voix narrative pour la sienne propre,
et donc la mettre en prise sur le réel, c'est la charger d'un pouvoir
tel que le récit ne peut que s'organiser autour
d'elle91.». Une idée émerge alors concernant le
primat de la parole, celle qui souligne le fait qu'elle supplante l'action
romanesque voire qu'elle nourrit principalement la
88 Ibid, p.77.
89 op.cit, p.99.
90 Ibid, p.99.
91 op.cit.
structure dramatique du roman, roman de la
déliquescence et du désenchantement servi par une langue
décomposée. Ces oeuvres apparaissent bien comme des anti-romans
toutefois il serait réducteur de définir l'ouvrage sous le seul
sceau de l'action de détricoter car à cela se greffe celle de
créer comme le souligne à nouveau l'édition PUF: « Le
Voyage est une oeuvre carrefour de la production célinienne,
qui opère une synthèse contradictoire entre une tradition
mourante et une langue à venir92[...].». Nous verrons
à de nombreuses reprises la permanence de cette imbrication oxymorique
au sein de laquelle les échos de la vigueur littéraire, de la
vitalité du style répondent au retentissement des accents
mortifères. A présent il convient d'observer un autre
retentissement, celui du ton employé par le narrateur.
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