4) Le langage parlé
A une époque où nous le verrons la langue
académique ou encore bourgeoise subit une certaine défiance, le
recours au langage populaire, parlé apparaît comme une alternative
nécessaire afin de renouveler l'écrit alors figé. C'est du
reste ce que Céline exprime dans Entretiens avec le professeur Y
insistant au passage sur son ingéniosité: «
...retrouver l'émotion du « parlé » à travers
l'écrit! C'est pas rien!...c'est infime mais c'est quelque
chose!...83 ». Cette régénération voulue
par l'auteur se traduit dans un premier temps par des marques syntaxiques
étudiées par différents critiques à l'image de
Catherine Rouayrenc. Cette dernière consacre dans son ouvrage
déjà cité par nos soins un chapitre sur les sources de
l'oralité et en dénombre quatre: les mots «
dé-rangés » signes d'un esprit dérangé, la
coordination, la juxtaposition et la phrase rythmique étudiée
plus haut. Penchonsnous sur un de ces points. A l'aide de son étude
précise de la coordination telle qu'elle est employée par
Céline l'auteur parvient notamment à relever des hyperbates
marquées par ce qu'elle nomme « coordination-retard », trope
consistant à inverser l'ordre naturel des mots ou à disjoindre
des termes normalement liés, et c'est là une
caractéristique du français parlé à l'image de cet
exemple qu'elle relève: « On en avait déjà vu nous
des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux
même » (étude présente p.92). Il y a bien une torsion
de la grammaire traditionnelle qui va dans le sens de l'émancipation des
codes linguistiques afin de redonner selon elle « aux
éléments sémantiquement essentiels le poids que leur
assure la liberté syntaxique propre à
l'oral84[...].».Un second critique, Vitoux, dans son essai
cité plus haut relève également ce qui lui semble
être les caractéristiques du langage parlé: l'ellipse, la
redondance marquée par la figure de rappel étudiée du
reste très tôt par Léo Spitzer et la simplification de la
grammaire en général. Cette rénovation en outre
s'accompagne d'un travail sur la langue correspondant à l'emploi de
l'argot principalement et à la création de nouveaux mots
(néologismes). On le sait Céline travaillait beaucoup comme le
prouve le grand nombre de pages réécrites et ayant le souci du
résultat il avait celui de la rigueur, cette rigueur indispensable
à l'apprentissage de la médecine, de la danse ou de la musique.
C'est d'ailleurs cette dernière sous la forme d'un instrument populaire
qu'il utilise en guise d'analogie pour définir son rapport à la
langue lors d'un entretien où une question portait sur sa langue «
faubourienne »: « Cette langue est mon instrument. Vous
n'empêcheriez pas un grand musicien de jouer du cornet à piston.
Eh bien!je joue du cornet à piston85. ». Ce travail
minutieux que nous évoquions précédemment consiste
toujours à trouver le mot juste et en cela il serait erroné
83 op.cit., p.21.
84 op.cit, p.92.
85 L.F.Céline, cahiers Céline, vol 1,
Paris, Gallimard, 1976, p.22.
de penser que populaire signifie délité,
débridé. A l'oral le français est plus spontané,
mais le surgissement de l'oral à l'écrit impose une
réflexion, un subtil alliage comme Céline l'indique au professeur
Y: « [...]retenez ça: piment admirable que l'argot!...mais un repas
entier de piment vous fait qu'un méchant déjeuner! Votre lecteur
vous envoie au diable! » et plus loin: « L'argot a son rôle,
oui![..]il y faut un tact...86 ». A présent il convient
de se demander pourquoi ce recours au « parlé » parut
nécessaire et il semble que ce n'est pas tant la langue
académique qui est ici décriée que la culture qui la
porte, à savoir la culture et les valeurs bourgeoises; « populaire
» se définit comme « antibourgeoise ». Dans son ouvrage
Catherine Rouayrenc utilise une citation de Valéry issue de La crise
de l'esprit (1919) afin de nous approcher au plus près de
l'état d'esprit qui régnait alors dans ces années
d'après-guerre: «Il y a l'illusion perdue d'une culture
européenne et la démonstration de l'impuissance de la
connaissance à sauver quoi que ce soit[...]87 ». Il
s'agit bien d'une révolte morale tapie derrière cette
réforme littéraire et celle-ci se traduit par une triple
violence: une violence faite aux mots puis au roman et enfin au monde à
travers sa représentation littéraire. La littérature en
rupture de Céline ayant exploré de nouvelles formes de
communication repose pour reprendre le terme de Godard sur une langue «
communautaire », repliée sur une traduction populaire du monde
là où la belle langue apparaissait comme plus universelle. En
faisant évoluer la belle langue vers la langue émotive
Céline l'isole tout en la parant de nouveaux éclats, en cela le
terme de « poétique » de la langue utilisé par Godard
est pertinent car cette dernière, à mesure qu'elle est
réinventée, créée selon le sens étymologique
de poesis, réduit son audience et verse dans un «
autotélisme social » à l'image d'une certaine parole
poétique autotélique crée pour elle-même. Il s'agit
donc pour l'auteur d'une volonté forte de saper le roman en tant que
genre bourgeois, vitrine d'un monde caduc, à redéfinir à
l'aide d'un nouveau type romanesque. Ces deux romans sont le reflet de la
colonisation de territoires littéraires investis, altérés
(chevaux de Troie). Détruire pour mieux créer est l'objectif de
cette quête menée avec ardeur, de cette exploration en terre
littéraire qui s'apparente plus dorénavant à une
conquête décisive. Cela semble être le but premier de ce
voyage métaphorique qui pour s'imposer doit commencer par défaire
les normes en vigueur.
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