3) L'apport de la musique, le « rendu émotif
»
Afin de saisir au mieux la nécessité qui a
été celle de Céline d'explorer de nouvelles formes
d'écriture il faut se reporter à son ouvrage Entretiens avec
le professeur Y qui est son art poétique mêlant à ses
théories sur sa littérature sa vindicte à propos de la
littérature de son époque dans le style flamboyant,
pamphlétaire qu'on lui connaît. La rupture avec la
littérature cadrée est selon lui urgente alors que d'autres
médias émergent dotés de davantage de mouvement et de
vivacité dans leur expression comme il le précise: «
écoutez bien ce que je vous annonce: les écrivains d'aujourd'hui
ne savent pas encore que le cinéma existe!...et que le cinéma a
rendu leur façon d'écrire ridicule et inutile...péroreuse
et vaine. » ou plus loin: « le cinéma a pour lui tout ce qui
manque à leurs romans: le mouvement, les paysages, le pittoresque, les
belles poupées79[...].». Et par la suite de
révéler avec force et assurance le seul moyen de dépasser
le cinéma: « en dépit de tous les battages, des milliards de
publicité[...]de cils qu'ont des un mètre de long![...]le
cinéma reste tout au toc, mécanique, tout froid...il a que de
l'émotion en toc!...il capte pas les ondes émotives...il est
infirme de l'émotion...80 ». Cette relation dialectique
au cinéma transparaît du reste dans son premier roman car tout en
exposant les limites de son réconfort le narrateur dévoile ses
mérites féériques voire thérapeutiques.
L'émotion donc comme le coeur d'un système littéraire
délibérément installé par l'auteur pour capter
l'attention d'un lecteur de plus en plus volatile. La musique participe
pleinement à cette émotion, fruit d'une technique chère au
médecin Destouches
76 L.F.Céline, Casse-pipe suivi du Carnet du
cuirassier Destouches, Paris, Gallimard, 1970, p.114.
77 op.cit., p.1160.
78 op.cit., p.242.
79 L.F Céline, Entretiens avec le professeur
Y[1955], Paris, Gallimard, 1995, p.23.
80 Ibid,p.25.
comme à l'écrivain Céline qui, on le
sait, se passionnait pour le geste technique et la précision du
praticien et qui se définissait volontiers comme un artisan
écrivant sur une table nommée établi (propos tenus lors
d'un interview filmé). Au reste lorsqu'il s'est agi pour lui de proposer
son « ours » aux éditeurs il présentait son roman comme
une « symphonie littéraire ». En outre cette recherche de la
musicalité de la phrase doit être rapprochée de sa passion
pour la danse et les ballets, tous se définissant par de fins ornements
tels que la légèreté et la grâce, le raffinement et
l'évanescent; lui qui à de nombreuses reprises lors d'interviews
(disponibles dans un coffret Céline vivant) éructait
contre la lourdeur des hommes, leur pesanteur d'esprit. Pour paraphraser
Nietzsche Céline ne croit qu'en une phrase qui sache danser mais
contrairement à la dichotomie observée par Valéry entre la
poésie-danse et la prose-marche, la prose virevoltante de Céline
suit un objectif précis tourbillonnant davantage autour des lecteurs
transis que sur elle-même. Cette phrase dite « rythmique » fut
étudiée de près par Catherine Rouayrenc qui travailla sur
l'écriture populaire de Céline qui en donna alors une nouvelle
définition consécutive de la torsion de la grammaire
conventionnelle opérée par l'auteur: « Cette phrase
rythmique restitue une unité énonciative orale, faite d'un ou
plusieurs groupes rythmiques, à laquelle un schéma
mélodique approprié permet d'accéder au statut de
phrase81.». La notion de phrase n'existe plus que grâce
à sa dynamique sonore, musicale et non son organisation logique interne,
elle se définit plus par ce qui émane d'elle, ce qui lui
échappe; l'émotion prend le pas sur la raison toutefois l'auteur
insiste sur le fait que les fonctions de cette phrase sont celles de la phrase
grammaticale comme par exemple l'autonomie, le prolongement de l'idée
etc. Ainsi la grâce naît et s'échappe des limbes de la
phrase torturée, déliquescente, cette relation entre la musique
et le mal compte pour beaucoup dans la littérature de Céline. La
musique est celle qui accompagne mais aussi sublime le mal, il jaillit sous son
impulsion et nourrit le récit de ses exhalaisons funestes enfin elle
donne corps à la réalité et l'augmente même, cette
idée est dans le premier roman présentée sous forme de
parabole, celle du cabaret Tarapout et de la chanson triste des danseuses qui
précède et engendre le malheur et qui dévoile la puissance
de la fiction sur le réel ainsi que le raconte Bardamu: «[...] leur
chanson est devenue plus forte que la vie et même qu'elle a fait tourner
le destin en plein du côté du malheur.[...]je ne pouvais plus
penser à autre chose moi qu'à toute la misère du pauvre
monde et à la mienne surtout, qu'elles me faisaient revenir [...]sur le
coeur82.». La musique, de l'ordre du sublime,
déréalise ou renforce le caractère fictionnel du
récit qui ainsi ornementé devient « récit à la
troisième puissance » selon les mots mêmes de Céline.
La musique dans l'oeuvre de Céline est un trope récurrent, une
métaphore qui habille et vernit les mots phrase après phrase.
C'est une composante essentielle de ce fameux style célinien, le style
qui est rare en littérature et qui le démarque « des
cafouilleux qui rampent dans les
81 Catherine Rouayrenc,C'est mon secret,la technique de
l'écriture populaire dans « Voyage au bout de la nuit »et
« Mort à crédit », éditions du
Lérot, 1994.
82 op.cit., p.362.
phrases » selon les propres termes de Céline
employés lors d'un entretien avec Dumayet (Céline vivant).
L'autre composante est le langage parlé que Céline va rendre
aristocratique.
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