2) Les laboratoires d'écriture
En amont et à la périphérie de son oeuvre
littéraire Céline a utilisé d'autres formes
d'écriture dont la vocation n'était pas essentiellement
littéraire afin de travailler sur son style et de se confronter à
l'exercice. Tout d'abord la première d'entre elles non sur un plan
diachronique mais sur la permanence de son emploi fut la lettre, dialogue
établi à distance que Céline développa lors de ses
séjours à l'étranger et plus particulièrement en
Afrique à destination de son amie d'enfance Simone Saintu. Elle est le
lieu du témoignage, de la réflexion et Céline veille
à significativement agrémenter ses lettres de
références culturelles, de les orner tandis que par la suite dans
ses romans c'est sa prose qui sera l'objet de surcharges à la fois
lexicales et métaphoriques. L'idée de ne pas considérer
l'écriture comme une pratique gratuite et vide de tout sens est
déjà prégnante, relevons cette sentence à l'image
de toutes celles qui émailleront plus tard ses récits: «
Nous préférons envisager même une souffrance que nous avons
imaginée à une réalité même que nous avons
vue75.» rappelant des propos tenus par un professeur lors d'une
conférence à laquelle il avait participé. La lettre est
bien ce laboratoire de l'écriture romanesque à travers lequel il
cisèle sa démarche d'écrivain. Toutefois la collusion
entre la lettre et le roman va même au-delà comme le souligne
l'article de Jean-Paul Louis publié dans Vingt-cinq ans
d'études céliniennes, il parle même de fusion,
d'absence de frontières entre la lettre (écriture utilitaire) et
le roman (art) ou pour reprendre la terminologie de Barthes entre le domaine de
l'écrivant et celui de l'écrivain. A ce propos l'auteur assure
que la correspondance fait partie intégrante du travail
d'écrivain, du reste de façon révélatrice il
arrivait à Céline d'écrire ses lettres sur des pages
inachevées de roman et des passages de roman sur des brouillons de
lettre. Enfin les deux écritures se sont superposées jusqu'au
bout car à mesure que l'une évoluait l'autre était
imprégnée des mêmes changements. Les lettres de
Céline n'étaient pas moins vives que ses récits comme
l'affirmait Albert Paraz qui eut une correspondance régulière
avec l'auteur. Le second support périphérique fut son Carnet
du cuirassier Destouches écrit en 1913
74 Pascal Fouché (éd), Vingt-cinq ans
d'études céliniennes, Paris, La Revue des lettres modernes,
1988 .
75 L.F Céline à Simone Saintu le15/10/16, cahiers
Céline IV,Paris, Gallimard, 1978.
nourri des mêmes confidences et réflexions en
germe qui écloront spectaculairement dans ses romans, à l'image
de celle proposée par Vitoux dans sa biographie: « Si je traverse
de grandes crises que la vie me réserve peut-être je serai moins
malheureux qu'un autre car je veux connaître et
savoir76.». Enfin le troisième support fut sa
thèse en médecine sur Semmelweis qui brilla singulièrement
par sa qualité littéraire et selon les dires même de
Céline fut une sorte d'acte fondateur lui révélant son
attachement inaliénable à l'écriture. Cette reconnaissance
enjoua Céline qui rappelait bien plus tard en 1960 lors d'un entretien
les propos de son professeur cité par Godard dans La Pléiade:
« [...]il est fait pour ça...Il est fait pour
écrire77.». Vitoux évoque également cette
qualité d'écriture nourrissant cet écrit didactique:
« Certes le style est encore mesuré, continu, parfois lyrique. Mais
comment ne pas être étonné par l'intuition saisissante de
ses raccourcis ou de ses métaphores acrobatiques78?».
Tout ceci en somme correspond au cadre du renouvellement, aux modalités
qui l'ont accompagné, accouché, à présent il
convient d'étudier la matière intrinsèque de cette
écriture régénérée.
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