b) les influences plus équivoques
Nous nous penchons ici sur des auteurs vis à vis
desquels Céline semble prendre une certaine distance, remettant en cause
partiellement la dette qu'il aurait pu contracter à leur endroit. La
motivation principale de ce rejet parfois simulé d'une
littérature engendrant des plaisirs inavoués est à
l'inverse des propos tenus précédemment, à savoir cette
absence de renouvellement, ce caractère éculé,
désuet. Ainsi il y a Proust qui longtemps fut l'objet de critiques
sévères de la part de Céline, il fallut attendre 1960 pour
que lors d'un entretien l'auteur reconnaisse la puissance de son oeuvre.
Auparavant il n'eut de cesse de souligner sa répulsion face à ce
style trop inerte à son goût, cette dernière inonde ces
quelques lignes adressées à Paulhan: « Je vois et lis
toujours dans
66 L.F.Céline, lettre à Jacques Festy le
19/02/55,Lettres à la NRF,1931-1961, Paris, Gallimard,
éd. de Pascal Fouché, 1991.
67 L.F Céline, lettre à M.Hindus du 11/06/1947, La
Pléiade, p.1232.
68 Paul Morand cité par Godard, Paris, édition de
La Pléiade, p.1234.
l'horripilant! Tous ces romans y compris Balzac me semblent
toujours autant d'impostures (que dire de Gide ou Proust!)[...]tout reste
à faire, l'essentiel, le rendu émotif69!». De
plus pour Céline, qui estime que le renouvellement s 'ancre solidement
à la réalité d'une époque décrite jusque
dans ses bas-fonds populaires, Proust est le romancier de
l'éphémère vie mondaine, voici ce que son narrateur en dit
le comparant à un solide personnage concret et sans doute plus
significative: Madame Hérote: «Proust, mi-revenant lui-même,
s'est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l'infinie, la
diluante futilité des rites et démarches qui s'entortillent
autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs,
partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans
entrain d'improbables Cythères70.». Certes leurs styles
respectifs se différencient tant Proust usait de la dilatation des
phrases et des propos là où Céline s'attachait à
produire un style toujours plus fougueux, concentré, sentencieux
toutefois leurs écritures se rapprochent quant à leur
faculté à exprimer avec une rare acuité les impressions
ténues, insaisissables de l'âme humaine. Cette ampleur dans
l'analyse a pu intéresser Céline du reste la phrase
célinienne, très souvent, à l'image de celle de Proust, se
déploie et s'élève s'articulant sur un ensemble de
syntagmes liés harmonieusement. C'est pourquoi Proust semble un
modèle inavoué, d'ailleurs dans la même lettre
adressée à Paulhan Céline amende ses premiers propos,
nuance qui s'apparente presque à de l'aumône: « Cependant je
lui reconnais un petit carat de créateur ce qui est rarissime. Il faut
l'avouer. Lui et Morand71.». En somme Céline
apparaît comme un grand lecteur voire un dévoreur et cette fougue
est proportionnelle à l'exigence de lecteur qui est la sienne fort d'une
conception exclusive du Beau, de l'absolu. Il est également d'autres
auteurs, des classiques qui sont l'objet d'une satire dans Voyage au bout
de la nuit, cette dérision de la part de Bardamu en même
temps qu 'elle expose une défiance face aux caciques dévoile sa
formation humaniste, la littérature est décriée et
parallèlement évoquée au sens étymologique
du terme. Il aime son potentiel et mésestime ceux qui ne l'exploitent
pas de plus le renouvellement est une voie que l'on emprunte non sans bannir
voire agonir les tentatives littéraires passées. Ainsi Bardamu
fait référence à ces auteurs sapant leur aura soit en
caricaturant leur ouvrage comme Rousseau le réduisant à ses
aspects les plus saillants: « Elles rigolaient bien les quatre visiteuses
de Lola à m'entendre ainsi me confesser à grands éclats et
faire mon petit Jean-Jacques devant elles72.» ou en le
parodiant non sans un plaisir du jeu littéraire somme toute assez
rabelaisien comme cette réécriture héroï-comique
parlée d'une lettre de Montaigne: « Ah!qu'il lui disait le
Montaigne, à peu près comme ça à son épouse.
T'en fais pas va, ma chère femme! Il faut bien te consoler!...Ça
s' arrangera!...Tout s'arrange dans la vie...73 ».
69 L.F.Céline, lettre à J.Paulhan du 17/01/49,
Lettres à la NRF, 1931-1961, Paris, Gallimard, éd. de
Pascal Fouché,1991.
70 op.cit., p.74.
71 op.cit.
72 op.cit., p.214.
73 Ibid, p.289.
Enfin comme le relève Pierre E. Robert dans un article
paru sur Céline lecteur74 citant M.C.Bellosta la structure du
roman rappelle une troisième référence classique avec
laquelle Céline joue: Candide et ce notamment au vu de
l'initiation à la guerre, le hasard des rencontres et les aventures
picaresques. Ces dernières remarques quant aux insuffisances
supposées de ces auteurs classiques soulignent combien, comme le
rappelle Malraux dans son essai L'homme précaire et la
littérature, l'homme vient à l'art par souci de se
confronter aux expériences artistiques antérieures. Céline
fut un écrivain du renouvellement en étant au préalable un
grand lecteur, dans son parcours il est une autre étape, un autre
chaînon qui lui permit de fourbir son entrée en littérature
et d'usiner sa langue: la littérature périphérique.
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