B) LE RENOUVELLEMENT DE LA LANGUE
Après avoir exposé les facteurs de la rupture
insufflant une certaine modernité à l'oeuvre de Céline
nous tenterons ici de mettre au jour la seconde étape de ce voyage en
littérature marquée par l'exploration de voies nouvelles. Il
s'agit donc pour nous d'étudier les caractéristiques formelles
des nouveaux sillons empruntés ainsi que des moyens pour y parvenir tout
en insistant sur les enjeux de telles découvertes.
1) Les influences littéraires, Céline
lecteur
A l'image des grands explorateurs habités par
l'idée de trouver de nouvelles voies de passage ou de nouvelles
contrées qui élargiront notre connaissance du monde Céline
cherche sa voie (voix) , trace son sillon à partir de repères
littéraires qui sont comme autant de balises dont il se distanciera.
Parmi ces influences nous distinguerons celles qui sont vertement
revendiquées et celles qui sont plus inavouées.
a) les influences avouées
Au panthéon des écrivains qui ont publié
avant lui, il y a trois noms importants dont le dénominateur commun est
le renouvellement littéraire. Tout d'abord il convient de citer Barbusse
et Dabit et ce pour leur manière de restituer fidèlement les
contours de leur époque, de s'inscrire pleinement dans leur temps et
aussi pour leur emploi d'un langage familier. Ce fut le cas pour le roman de
Barbusse portant sur la première guerre mondiale Le feu dans
lequel les dialogues étaient construits à partir de la langue
employée dans les tranchées, les idiolectes divers, ceci eut pour
effet d'installer un réalisme saisissant. En ce qui concerne
Eugène Dabit les deux romans importants aux
yeux de Céline furent Hôtel du nord et
Petit-Louis. Ce sont des romans populaires ou populistes
oürègne une certaine compassion pour les plus faibles
que l'on peut retrouver dans le personnage de
Bébert chez Céline. Du reste Hôtel du
nord fut couronné du Prix du roman populiste. Céline
dialoguera donc à distance avec Dabit avec ses oeuvres
interposées notamment par la suite son Mort à crédit.
A côté de ces écrits à la faconde populaire
Morand apporta en plus du langage parlé avec Ouvert la nuit le
goût pour le voyage qui du reste était à cette
époque un genre très prisé par le public. Une lettre de
1955 destinée à la NRF confirme cette influence majeure en
matière de langue
65 L.F.Céline, hommage à Zola ( 1933), cahiers
Céline, vol 1, Paris, Gallimard, 1976, p.81-83.
sur Céline et toute la difficulté de la
filiation en littérature et de la singularité: « D'autres
selon Dutourd avaient avant moi réussi le truc de faire passer le
langage parlé à travers l'écrit? Quels donc?[...] Paul
Morand dans Ouvert la nuit...et puis c'est tout. Je ne les ai plagiés ni
les uns ni les autres66.». Une seconde lettre relevée
par Godard dans la notice de la Pléiade confirme le fait que
Céline se soit placé dans la lignée de Morand: « Il
ne faut pas oublier que Paul Morand est le premier de nos écrivains qui
ait jazzé la langue française.[...] Je le reconnais pour
mon maître67.». En outre Morand apporte une inclination
vers le cosmopolitisme et la découverte avec des ouvrages tels que
Le voyage et New York. Morand à cette époque
est sans conteste l'homme du voyage, le guide de nombreux lecteurs; il a ainsi
pu théoriser le besoin de voyager de cette génération de
la guerre précisant que le voyage naît du bouleversement et posa
également ce postulat superlatif repris par Godard dans La
Pléiade qui ne pouvait que plaire à Céline: « Qui se
met d'abord en marche, sinon les plus intelligents, les plus imaginatifs, les
plus courageux, les plus avides68?». Ajoutons enfin
l'intérêt porté à un autre auteur déjà
cité: Ramuz qui écrivit un essai en 1928 faisant office d'acte de
réponse à un acte d'accusation et défendant le recours au
style parlé. Cependant Céline vis à vis de ces auteurs
doit trouver son propre style et pour cela ne pas être dans la droite
ligne de ces derniers mais trouver sa voie, un dépassement. Ce dernier
s'obtient en généralisant l'emploi de la langue parlée
alors circonscrite aux dialogues ou en exploitant avec plus de verve la
subjectivité de la focalisation interne ou encore en attribuant de
nouvelles fonctions aux descriptions dans les récits de voyage. Celle de
New York dans Voyage au bout de la nuit est, d'après
l'étude de Godard pages 44-45 dans Une grande
génération, renforcée par une vigueur
métaphorique tandis que Morand exploite davantage la veine explicative,
rationnelle. En somme il se doit de réinventer la modernité et de
prolonger le renouvellement; il l'obtient par le foisonnement et le recours
à l'excès.
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