2) L'influence de Freud
Durant les années vingt paraissent des textes
importants de Freud qui ouvrent un nouveau domaine d'étude sur l'homme
et sur les ressorts de son âme, un en particulier s'adosse au traumatisme
de la guerre paru en 1920 Au-delà du principe de plaisir qui
expose la tendance des névrosés de guerre à
réactiver leur trauma dans leurs rêves. Il est possible que le
docteur Destouches ait eu connaissance de ces études au vu du fait que
ce trauma continu, répété structure le récit du
premier roman de Céline dans lequel le chaos de la guerre habite le
narrateur. En effet ce dernier y fait souvent référence et a
tendance à la déceler partout caractérisée par sa
propension à perdurer sous différentes formes: colonie, guerre.
Enfin l'aspect onirique qui accompagne le ressassement du traumatisme est
marqué dans le texte par le délire fantastique adossé
à l'irréalité. Dans cette étude Freud met en
lumière la notion de Thanatos, la pulsion de mort inhérente
à l'homme face aux pulsions de vie: Eros. C'est là un nouvel
éclairage concernant le profil psychologique du narrateur, citons
également l'étude de Deleuze aux accents freudiens sur le
personnage de Lantier servant de préface à l'édition Folio
de La bête humaine et parue dans Logique du sens
où il évoque la fêlure de ce dernier et précise
ceci: « Ce que la fêlure désigne, ou plutôt ce qu'elle
est, ce vide, c'est la Mort, l'Instinct de mort. » et un peu plus loin:
«l'instinct de la mort, qui n'est pas un instinct parmi les autres, mais
la fêlure en personne, autour de laquelle tous les instincts
fourmillent61. ». Nous connaissions la dimension naturaliste
des romans de Céline cependant il semble que les oeuvres de ce dernier
puissent être rapprochées de celles de Zola au vu également
des angles d'étude freudiens choisis par la critique en guise
d'herméneutique. Au reste à l'instar de Vitoux dans la biographie
de Céline concernant la dimension freudienne du texte nous pouvons nous
demander si l'oeuvre littéraire n'inspire pas davantage la sphère
psychanalytique
59 Ibid, p.299.
60 Ibid.
61 Gilles Deleuze, préface de La bête humaine,
Paris, Gallimard, 2001, p.14.
qu'elle ne s'en nourrit réellement. Quoi qu'il en soit
le prisme freudien s'avère pertinent afin d'explorer cette
écriture en rupture. La lecture de Freud par Céline n'est pas
certaine toutefois Vitoux dans cette même biographie rappelle que le
médecin s'intéressa à cette nouvelle sphère
d'étude de l'homme notamment lors de séjours à Vienne
où il côtoya un cercle psychanalytique dont les recherches ne le
laissèrent pas indifférent ainsi que le précise l'auteur
arguant cela de sa soif de comprendre: « Voyeur de l'inconscient, cette
ambition ne pouvait qu'enchanter l'écrivain62. ». A ce
propos nous pouvons observer des marques significatives de la présence
de cette science dans le récit, marques qui valorisent la psychanalyse
tout en réduisant l'apport des études naturalistes
antérieures à Freud comme à la page 397 du premier roman
où Bardamu expose une nouvelle sentence: « De nos jours, faire le
« La Bruyère » c'est pas commode. Tout l'inconscient se
débine devant vous dès qu'on s'approche63. ». Une
seconde marque d'intérêt pour cette science serait
illustrée en la personne de Baryton et l'éclairage porté
sur les aliénistes au cours de la dernière section du roman.
Ainsi et de manière cohérente nous pouvons déduire
qu'à l'exploration littéraire que représente cette
écriture se joint une seconde rupture: la présence d'une science
nouvelle tendant à explorer les profondeurs de l'âme. En outre les
références à Freud, multiples, se trouvent aussi en dehors
du champ littéraire confirmant le grand intérêt de notre
auteur comme lors d'un entretien où une question est posée
à propos de ses influences: « -Eh! Bien, c'est Balzac, Freud et
Breughel64. ». Il est intéressant de noter que le
panthéon de Céline adjoint à la rigueur scientiste de
Balzac le goût pour les délires et les convulsions parfois
sous-jacentes de Freud ou Breughel. L'attelage réalisme-délire,
loin d'être contre-nature, est toujours valorisé. Cependant
à l'image de l'huile qui au contact de l'eau la dénature, les
apports de la psychanalyse offrent un dépassement du simple naturalisme
et de sa vérité révélée. En effet il n'est
plus possible à l'image des romans du XIXème siècle
d'imposer une vérité par le biais d'un narrateur omniscient. La
certitude de la connaissance de l'homme s'amenuise à mesure que les
complexités de son âme sont révélées. C'est
là un nouvel exemple de l'influence freudienne selon Godard dans
l'article consacré à notre auteur issu de Une grande
génération car Céline a compris cela en ne proposant que
le jugement très personnel du narrateur, de plus il renouvelle le roman
par le biographique. Un second exemple de la distance prise avec le simple
naturalisme se trouve dans l'hommage rendu à Zola par Céline en
1933 puisque l'auteur montre certaines limites de cette esthétique avec
des accents freudiens ostensibles comme le montre cet extrait: « Nous
avons appris sur les âmes, depuis qu'il est parti, de drôles de
choses. » ou encore peu avant dans le discours: « Zola croyait
à la vertu, il pensait à faire horreur au coupable, mais non
à le désespérer. Nous savons aujourd'hui que la victime en
redemande toujours
62 op.cit., p.403.
63 op.cit., p.397.,
64 L.F.Céline, cahiers Céline, vol 1,
Paris, Gallimard, 1976, p.41
du martyr, et davantage65. ». Afin de conclure
nous jugeons utile de souligner combien la psychanalyse est traitée avec
ambivalence par Céline tant ce qu'elle apprend sur l'homme va dans le
sens de son obscurcissement tandis que ces mêmes
révélations vont dans le sens d'une nouvelle exploration
littéraire progressiste, régénérée.
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