III) LE VOYAGE DANS LE CHAMP LITTERAIRE
A) LA RUPTURE NEE DE LA GUERRE
Pour la génération d'écrivains à
laquelle Céline a appartenu, l'histoire plus que jamais peut-être
a considérablement marqué de son sceau l'art littéraire;
avec la guerre un monde s'est effondré. A ce désenchantement doit
répondre une nouvelle manière d'écrire qui saura
également se faire l'écho des progrès des sciences
humaines. Dans cette perspective le titre Voyage au bout de la nuit
renverrait ainsi à la nuit littéraire et ce voyage
métaphorique serait la remise en cause de la littérature
antérieure aux quatre années de boucherie. Ce récit
nuit à la vieille littérature. Ses romans restituent en
somme cette démarche qui consiste, après avoir traversé
des vestiges, à explorer jusqu'à découvrir la
rareté d'un style, d'un esthétisme qui « ringardise »
les tentatives passées voire les détruit.
1) La crise du roman
Après un premier roman paru en 1932 dont le travail
d'écriture a commencé vers la fin des années vingt,
Céline s'inscrit pleinement dans la génération des
écrivains de la guerre que Godard a qualifiée de « grande
génération ». Ce conflit fut en quelque sorte
fédérateur et créa une communauté d'âme
littéraire dans laquelle se retrouvaient des écrivains dont les
oeuvres se devaient d'être le pendant de ce souffle nouveau, de cette
réinvention du monde né de la guerre, c'est ce qu'il
précise: « Le traumatisme initial les avait rendus
électivement sensibles aux ruptures, aux besoins et aux appels ressentis
par tous57. ». Cette crise se fonde avant tout sur une large
défiance vis à vis de la pensée et de la
littérature bourgeoises. Au-delà c'est un esthétisme
réaliste, relais d'une pensée positiviste qui est en cause, c'est
pourquoi comme le rappelle Michel Raimond les années vingt en France
voient l'essor du roman poétique développant l'idée d'un
« fantastique quotidien ». Voici du reste la définition qu'il
en donne: « La couleur d'une rêverie, la grâce d'un objet, le
mystère d'une rencontre, tout cela, qui a alimenté le roman
poétique, exclut une lourde structure en même temps que
l'observation réaliste ou psychologique courante58. ».
Au vu de certaines analyses développées
précédemment à propos de la féérie dans les
deux premiers romans de Céline, ce dernier s'inscrit pleinement dans
cette veine-là. Il est un second point qui illustre combien l'oeuvre de
notre auteur fut marqué par les ruptures de cette époque, celui
de la reconfiguration du récit à partir d'un travail autour du
point de vue engendrant un nouveau réalisme, davantage pertinent.
Raimond cite pour démontrer cela l'oeuvre de Ramuz qui, nous le verrons
par la suite, fut une influence forte pour Céline. Ramuz opta pour un
réalisme subjectif salué par un critique cité par Raimond
du nom de
57 op.cit.
58 Michel Raimond, La crise du roman: des lendemains du
naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966.
Jean Choux qui montrait que « pour être vraiment
réaliste, le romancier devait ne peindre que la réalité
perçue par le personnage59. ». Toute cette
nouveauté autour du monologue intérieur et du flux de conscience
se prolongera à travers l'emploi « plein » qu'en fera
Céline. Cependant au-delà de la simple dislocation de la
pensée du personnage faisant écho à cette même
dislocation du récit, ce procédé formel reflète la
volonté d'instaurer également une nouvelle psychologie, plus
profonde, qui saura restituer comme le dit Raimond « les abîmes de
l'être humain », voici ce qu'il en dit: « Présenter des
vies intérieures aux déroulements tortueux et inexplicables,
telle est bien, en gros, l'ambition de cette nouvelle psychologie60.
». En effet en matière de connaissance de l'homme les apports
scientistes, positivistes de la fin du XIXème siècle
s'essoufflent, un nouveau champ d'exploration de la psyché s'ouvre avec
Freud.
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