b) voyager pour écrire
Il est une seconde transposition brutale dans Voyage au
bout de la nuit, celle de l'Afrique que Céline découvrit en
1916. Outre le climat difficile et les paysages étouffants, cette
expérience fut fondatrice dans le parcours de notre auteur et ce
à deux égards. Tout d'abord c'est en Afrique qu'il s'initia
à la médecine et ensuite qu'il s'adonna à
l'écriture. Au regard de sa correspondance d'alors destinée
à une amie d'enfance Simone Saintu l'écart avec le récit
qu'il en fait semble grand car le jeune Destouches souligne avec un certain
lyrisme les moments heureux et précieux qu'il connut sur ce continent.
Par exemple la poésie du cadre ne lui est pas étrangère
comme le montrent ces lignes: « La lune dorée se couvre de mille
petites fleurs roses et blanches54[...]. L'Afrique est aussi un lieu
qui offre une rupture, où les tourments passés viennent se diluer
dans les grands espaces, ainsi dans la même lettre Céline note:
« Mes pensées s'émondent peu à peu de tout ce
qu'elles ont de pénible. » ou dans une autre lettre: « la
grande liberté est une chose bien grisante[...]c'est pour moi la
maîtresse la plus chère, et l'unique55. ». A cet
effet il est donc intéressant de noter que c'est à ce moment de
sa vie, lors de cette phase d'un voyage plutôt paisible que Céline
se mit à écrire, libéra son imaginaire sous la forme d'une
nouvelle intitulée Des vagues. Voici ce qu'il rapporte à
ses parents dans une lettre datée de 1917: « j'ai commis pourtant
une petite nouvelle qui vient d'être acceptée par H. de
Régnier56. ». Comme le rappelle Vitoux cette nouvelle
faisant le récit d'une traversée (on pense à
l'épisode de l'Amiral-Bragueton) contient en germes la veine
satirique qui irriguera tout son premier roman. Au-delà de cette
remarque il semble plus pertinent de relever le lien presque mécanique
qui s'est établi entre l'expérience africaine et l'acte
d'écrire, ce sentiment d'urgence de retranscrire ce qu'il avait pu
observer lors de sa traversée. On peut ainsi y voir le rôle de
l'écriture qui sert de relais à l'imaginaire et le fige toutefois
la thèse de Godard contenue dans le chapitre X de son ouvrage critique
Poétique de Céline semble plus pertinente tant il
souligne le fait que les expériences ne sont là que pour nourrir
l'oeuvre. A l'image des passages de voyage qui se fondent dans la dynamique
globale du récit, les voyages de Céline n'avaient pas
d'autonomie
54 L.F Céline à Simone Saintu le10/07/16, cahiers
Céline IV, Paris, Gallimard, 1978.
55 L.F Céline à Simone Saintu le 07/07/16, cahiers
Céline IV, Paris, Gallimard, 1978.
56 L.F Céline à ses parents le 05/03/17, cahiers
Céline IV,Paris, Gallimard, 1978.
répondant par anticipation plutôt au désir
d'écrire qui sourdait en lui. L'expérience n'existe que pour
nourrir un projet plus vaste qui l'absorbe. L'écriture n'est pas la
conséquence du voyage, elle en est la cause encore souterraine lors des
années de jeunesse.
Malgré tous les éléments constitutifs des
valeurs profondes du voyage ici analysés mettant en lumière le
rapport intime au monde qu'il offre et la profonde connaissance de soi qu'il
engendre, il est un fait qui inéluctablement souligne les limites de la
quête vécue par les narrateurs: la fin du voyage pourtant
inachevé. En effet Bardamu s'arrête et s'installe en banlieue.
Pourtant cette suite ne serait-elle pas en sorte une parabole du parcours de
l'écrivain et en ce sens la sédentarité le pendant
métaphorique du moment de l'écriture? Ce récit, dans une
dimension « métalittéraire », ne serait-il pas un
discours sur la création littéraire? Ainsi si le voyage physique
cesse, le voyage métaphorique, celui de l'écriture, naît et
le prolonge. Après l'expérience vient le moment de la raconter.
Du reste par un système de mise en abyme ce prolongement du voyage par
la parole apparaît vers la fin du roman lorsque Baryton harcèle
Bardamu afin que ce dernier lui livre ses aventures. C'est donc bien un voyage
en littérature ici qui commence, seule aventure véritable,
absolue nourrie des aventures du voyage physique et métaphysique. Nous
étudierons en conséquence la façon dont l'aventure
littéraire de Céline a intégré les lois du voyage
en écho à une remarque de Thibaudet contenue dans sa critique de
Voyage au bout de la nuit (lue page 154 dans l'ouvrage dirigé
par Derval cité plus haut) soulignant que « le Voyage fait
partie de l'expansion coloniale de la littérature. Il répond dans
la littérature à cette fonction: annexer de nouvelles terres.
». Afin de vérifier cette analogie qui réhabilite grandement
la notion de voyage chez Céline en l'appliquant au champ
littéraire, nous mettons en lumière trois éléments
consubstantiels au voyage physique appliqués à l'exploration de
nouveaux territoires littéraires. Tout d'abord voyager c'est rompre
comme l'a précisé Montaigne:« je réponds
ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages que je sais
bien ce que je fuis, et non pas ce que je cherche. ».Ensuite voyager
consiste à explorer, à découvrir, à emprunter des
voies nouvelles; enfin c'est une confrontation idéologique et nous
verrons que le langage littéraire choisi peut apparaître comme une
option idéologique au service d'une visée politique.
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