2) le lien voyage-écriture
a) de l'imaginaire au voyage
Pour les écrivains de la génération de
Céline, c'est à dire ceux nés dans les années 1890,
la guerre fut un épisode déterminant. Elle ne fut pas sans
conséquence sur la nécessité pour certains de parcourir le
monde et ses rivages plus paisibles afin de fuir les lieux de
désolation, par conséquent la guerre peut nourrir un imaginaire
de l'ailleurs se traduisant ensuite par le voyage. Ce lien de cause à
effet est contenu du reste dans une citation d'un autre auteur fasciné
par les voyages, Paul Morand cité par Godard dans son ouvrage Une
grande génération: « On voit se multiplier les voyages
durant les périodes de réorganisation qui suivent les grands
conflits. ».Ce fut le cas pour Céline qui partit peu après
avoir été blessé au combat en Angleterre puis en Afrique
et plus tard aux États-Unis avec la SDN. Le voyage apparaît alors
comme un moyen de se dissocier dans un étourdissement des zones
convulsives du monde, un véritable échappatoire enivrant. La
force du vertige ressenti est à la hauteur de l'horreur à
laquelle on vient d'échapper. Cette sensation d'étourdissement
accompagna le jeune Céline en Angleterre et plus tard lorsqu'il fut
question pour lui de partir en Amérique, rêve caressé
depuis longtemps. Cet épisode lié à ses activités
à la SDN est rappelé par Vitoux dans la biographie qu'il lui a
consacrée: « Louis s'attendait à un choc. La
révélation fut plus vertigineuse encore. Le nouveau Monde, il
était là, avec sa prodigieuse vitalité, son
énergie, ses foules, son architecture53[...] ».
L'imaginaire qu'il avait nourri vis à vis de l'Amérique, en en
parlant déjà au sortir de la guerre alors qu'il était en
Afrique et certainement accru par ses lectures de Morand, se trouva
décuplé au moment où ses images mentales
s'incrustèrent à la réalité de ce pays aux
proportions hors normes. Ceci montre combien la transposition littéraire
de sa découverte de l'Amérique fut brutale, d'autant plus brutale
qu'elle répondait à un souci de cohérence à
l'égard de l'ensemble du récit. A l'imaginaire magique de
Destouches s'est substitué l'imaginaire corrosif de l'écrivain
Céline, d'un imaginaire l'autre. C'est donc à la croisée
de ces deux visions que se trouve dans son premier roman une nouvelle approche
du voyage, approche expliquée à nouveau par Henri Godard. Cette
dernière fait écho à la problématique qu'il pose
d'emblée, à savoir la manière dont le voyage chez
Céline est soumis à ses interrogations et à ses mythes
personnels. Ainsi chez Céline comme cela a été dit plus
tôt dans notre étude le voyage est avant tout une pratique de
dévoilement faite à distance reposant sur un style enlevé
là où une même description de
New York par Morand sera rationnelle, explicative
(étude comparative aux pages 44-45). Céline nous fait
pénétrer l'intimité du lieu en évoquant des
éléments concrets comme la rue, les bâtiments etc. Il
renouvelle donc l'expression littéraire de cette expérience et
s'inscrit dans une certaine mode littéraire de l'époque qui
voyait les récits de voyage recevoir le soutien du public. Ceci est un
des éléments qui ont expliqué le succès de
l'ouvrage lors de sa publication. Nous avons observé la naissance d'un
imaginaire dans un contexte troublé et la façon dont il
épouse ensuite la thématique dominante du récit qu'il
nourrit, afin de clore l'étude du processus qui mène
jusqu'à l'acte d'écrire il est un dernier lien à
étudier, celui qui unit le voyage et l'écriture.
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