C) NAISSANCE DU TRAVAIL LITTERAIRE
1) L'envoûtement de la langue
Cette dernière partie de cet axe consistant à
démontrer que chez Céline le voyage parvient à recouvrir
partiellement des qualités maintes fois mises en valeur par de nombreux
écrivains qui furent ses prédécesseurs répondra ici
à un postulat précis: les passages de récits de voyage
entre autres sont écrits à l'image de ce que le voyage a
apporté, semé comme force à l'auteur. Le voyage est un
formidable levier littéraire, il vivifie l'imaginaire et cela se traduit
sous la forme d'une nouvelle langue revitalisée. Ainsi se constitue en
aval de l'expérience du voyage une réaction en chaîne selon
laquelle le choc fondateur avec une langue étrangère
électrise l'imaginaire qui engendre le désir de voyager et
comprendre qui lui-même engendre l'impérieuse
nécessité d'écrire et de transmettre ses visions et son
approche au monde. Intéressons-nous dans un premier temps à la
première articulation du mécanisme cité plus haut,
à savoir le lien entre la langue et l'imaginaire. A de nombreuses
reprises le jeune Ferdinand dans Mort à crédit souligne
à quel point la musique de la langue anglaise l'enchante et crée
chez lui une sorte de langueur et de rêve que le climat
féérique déjà étudié participe
également à développer. Voici les propos qu'il tient
à cet effet en entendant Nora parler: « Ce qui m'occupait dans son
anglais c'était la musique, comme ça venait danser
48 op.cit., p.47.
49 op.cit., p.233.
50 L.F. Céline à Dabit, notice de Mort à
crédit, La Pléiade, t I.
autour, au milieu des flammes.[...].Je vivais gâteux, je
me laissais ensorceler51. ». La langue est un sortilège
qui ravit Ferdinand et au-delà fige dans son esprit la
représentation qu'il se fait de l'Angleterre. Ainsi la langue est un
aiguillon qui conditionne notre rapport au monde. Pour le narrateur, à
cet instant, sous les effets de la langue, du climat et de Nora tout semble
féérique, lointain. Pour Annie Montaut dont l'étude est
présente dans les actes du colloque 1976 sur l'oeuvre de Céline
(cité dans la bibliographie) le passage de l'Angleterre est riche
d'enseignements. Ce séjour est celui de la beauté gratuite, de
l'absolu en opposition avec les motivations prosaïques et commerciales qui
l'ont initié. Tout cela est crée par la langue et la relation de
Ferdinand avec celleci est des plus significatives. Toujours selon Montaut le
mutisme du narrateur face aux douces injonctions du couple responsable de la
pension marque à nouveau le choix de conserver son identité
d'étranger là où la pratique de la langue engendrerait un
processus d'assimilation par le biais de la relation. En outre ce mutisme a
comme conséquence le fait d'appréhender les autres par l'instinct
et non la logique d'un discours rationnel, utilitaire. L'instinct est du
côté du rêve, du merveilleux, voici un extrait illustrant
cette idée lorsque le narrateur tout juste arrivé décrit
la fête de la ville: « Tout ça parlait en animaux...avec des
énormes aboiements et des renvois de travers ...C'étaient des
chiens, des tigres, des loups, des morpions... 52». Ici la
dimension merveilleuse est la preuve de l'impact sur l'imaginaire du recours
à l'instinct animal. Afin de prolonger la thèse de Montaut nous
pouvons relever le fait que Ferdinand à ce moment du récit ne
semble animé et mu que par les sollicitations de ses instincts et de son
corps: nourriture et sexualité rejetant par là même ses
aptitudes propres à la civilisation: communication, éducation. Il
semble que ses expériences antérieures dans le commerce où
il fut victime du mensonge et de la trahison l'aient alors
écoeuré de toute relation civilisée. A noter encore que
pour Céline l'instinct animal possède une finesse et une
poésie qui s'opposent à la lourdeur des hommes, il suffit pour s
'en convaincre de lire les pages consacrées à ses animaux comme
la chienne Betty ou le chat Bébert évoquées par Vitoux
dans son livre Bébert, le chat de Louis-Ferdinand Céline.
Ainsi l'instinct est du côté du langage pur, magique,
celui-là même que Céline veille à créer pour
ensorceler à son tour le lecteur. A l'échelle de son oeuvre nous
pourrions affirmer que, par le truchement de la transposition, le passage de
l'Angleterre illustre la relation qu'entretient l'auteur avec la langue et les
origines de son écriture si particulière puisque ce dernier a
connu, enfant, ces expériences de séjour linguistique. Le voyage
est cette impulsion qui sensibilise l'esprit de l'homme aux sirènes de
la langue. Inversement les sirènes de la langue favorisent le goût
de voyager et de découvrir le monde, électrisent l'imaginaire et
animent les esprits comme celui du personnage Baryton dans le premier roman qui
rompt avec son insipide quotidien et part sur les routes dès lors qu'il
apprend la langue et la littérature anglaises. Cet autre exemple montre
que la langue étrangère peut être non plus un moyen de voir
le monde en
rêve comme Ferdinand mais le moteur d'un
impérieux et ardent désir de circonvenir le monde tel qu'il est
et selon ce qu'il renferme. L'imaginaire ainsi vivifié se traduit par le
voyage, ce dernier se prolongera par la nécessité de verbaliser
son expérience par l'écriture, de la sublimer et de l'inscrire
dans la postérité.
|