4) Une rencontre avec soi
Parmi toutes les rencontres mentionnées, elle est celle
qui est déterminante et qui se trouve être au coeur du
récit. Elle initie toute la dynamique de Bardamu et explique son
parcours. Comme cela a été dit précédemment Bardamu
cherche à comprendre le monde dans lequel il évolue. Certains
personnages du roman du reste parviennent à transmettre cela aux
lecteurs ayant pu parfaitement percer à jour le mystère de la
quête menée par le narrateur, c'est le cas de Molly qui sent
qu'elle ne peut retenir Bardamu animé par l'absolu: « Vous en
êtes comme malade de votre désir d'en savoir toujours
davantage...44 » et par conséquent le besoin de vivre
à la marge: « Enfin, ça doit être votre chemin
à vous...Par là, tout seul...C'est le voyageur solitaire qui va
le plus loin45... ». C'est le cas également de Baryton,
personnage responsable de l'asile rencontré à la fin du
récit, qui est fasciné par les voyages de Bardamu, rêvant
de vivre les mêmes expériences se plaçant ainsi du
côté de ceux qui souhaitent se heurter au monde,
l'appréhender. Toutefois cette quête serait vaine si elle
n'était pas aiguillonnée par celle de la connaissance de soi,
connaissance rendue possible et facilitée par l'exercice du voyage. Seul
le voyage détache l'homme de son quotidien qui l'ensable et ainsi le
projette en lui-même grâce à l'instabilité
provoquée par son nouveau statut d'étranger. Au-delà des
horizons lointains, ce serait là l'essence même de la dynamique de
Bardamu comme le rappelle Godard dans un article issu d' Une grande
génération traitant du voyage dans l'oeuvre de Céline
: « [...]le voyage est pour lui expérience intime au moins autant
que regard porté sur le monde et sur d'autres hommes46.
». A nouveau Bardamu, et contrairement au sentiment de Montaigne, ne se
connait pas mieux au contact de l'étranger mais doit infailliblement
vivre comme un étranger pour se révéler à
lui-même et comprendre les ressorts de l'esprit humain. C'est le cas aux
États-Unis où au contact d'un autre milieu Bardamu se place dans
une démarche auto-réflexive à visée universelle:
« C'est cela l'exil, l'étranger, cette inexorable observation de
l'existence telle qu'elle est vraiment pendant ces quelques heures lucides,
exceptionnelles dans la trame du temps humain, où les habitudes du pays
précédent vous abandonnent, sans que les autres, les nouvelles,
vous aient encore suffisamment abruti47. ». Cet extrait est
intéressant car il met en valeur les qualités du transitoire, du
passage ou de l'interstice et peut en cela être mis en relation avec la
traversée lors d'un voyage, intervalle libre entre deux contrées
comme celle sur l'Infanta Combitta qui fut un moment de pause et de
sérénité. Ainsi le voyage recouvre une nouvelle vigueur,
celle engendrée par sa dimension métaphysique fondée sur
une connaissance efficiente de l'être afin de percevoir au mieux le monde
comme le rappelle à nouveau Godard dans le même texte: «
Sortir de son pays[...]ce sera d'abord découvrir une
vérité de soi-même et de l'homme en soi. Non pas
seulement
44 Ibid, p.235.
45 Ibid, p.235.
46 op.cit., p.47.
47 op.cit., p.214.
retrouver un oeil neuf, le pouvoir de s'étonner, mais,
un bref moment, la vraie conscience de sa situation dans
l'univers48. ». Peu après Godard précise
qu'à la simple découverte se superpose « une dimension
métaphysique ». Cependant cette brèche qu'est le voyage dans
l'obscurcissement du quotidien peut s'avérer aussi usante et ne connait
qu'un temps, celui des doutes que le narrateur a sur le monde et qui lui
donnent cette appétence. C'est ensuite le règne de la
résignation, la fin du voyage: « T'en veux donc encore des
voyages?-J' veux rentrer en France que je lui dis, j'en ai assez vu comme
ça, t'as raison, ça va... 49». Le narrateur en a
t'-il trop vu ou s'est-il rendu compte de l'évanescence de sa recherche,
insaisissable? Quoi qu'il en soit pour Céline écrivain, le
voyage, hormis le fait de favoriser les rencontres et de développer son
propre panoptique, nourrit l'homme, l'équilibre et l'innerve ainsi que
le souligne cette lettre à Eugène Dabit en 1935: « Si on
échoue, c'est qu'il vous a manqué quelque chose, délire,
travail, repos, plaisir, sexe, épreuves?Quelque chose.
Voyages?50 ». La littérature est donc redevable de la
force que lui procure le voyage, en outre l'une comme l'autre sont
animés également par cette recherche et cet absolu. Il convient
donc d'observer de plus près les liens entre ces deux pratiques
gémellaires où le travail d'écriture prolonge les
éclats des jaillissements de l'imaginaire.
|