B) DES RENCONTRES IMPORTANTES
1) Alcide
Au cours des différents voyages, les narrateurs
élargissent leur vision des hommes au contact d'autres personnages
différents de ceux qui évoluent dans leur univers réduit
et uniforme: banlieue, Passage à Paris (quoi de plus étroit?) .
C'est un point important car Céline n'envisage pas l'autre comme un
être forcément meilleur à partir du moment où son
ethnie ou sa culture diffère de celle des héros issus de la
civilisation occidentale européenne marquée par la misère,
la guerre... Il ne prône pas l'enrichissement par la différence de
l'autre mais admet que l'homme uniformément peut présenter
d'autres visages que la violence et l'égoïsme. Plus l'on voyage,
plus grande est la chance d'observer un plus large spectre de valeurs chez
l'homme s'approchant ainsi davantage de son mystère. La première
d'entre elles est la générosité incarnée par le
sergent Alcide. Ce soldat se sacrifie pour sa nièce orpheline en
prolongeant son engagement militaire dans les colonies afin de gagner de
l'argent, c'est la figure du supplicié nimbée de bonté,
son portrait par Bardamu du reste est saisissant: « Il offrait à
cette petite fille lointaine assez de tendresse pour refaire un monde entier et
cela ne se voyait pas40. ». Notons la différence de
traitement entre ce sacrifice-là et celui du couple Henrouille qui passa
également son existence à économiser pour s'offrir une
maison. Autant le premier, pudique et à l'égard d'une enfant
innocente (évocation identique du jeune Bébert) , est mis en
valeur, autant le second qui engendra mesquinerie et obsession est
discrédité par Céline. Alcide fait figure de saint face
à la misère, plus il est discret plus sa
générosité est éclatante aux yeux de Bardamu; ce
dernier en reste ébahi avec quelques certitudes ébranlées
et sa connaissance de l'homme connaît là une véritable
avancée.
2) Molly et Nora
Ce sont deux figures féminines qui incarnent la
bienveillance et la douceur à l'endroit des narrateurs, enfant puis
adulte. Leur qualité principale est le calme adossé à la
compréhension là où les autres s'agitent et bousculent en
permanence les narrateurs. Cela se traduit par leur parole: gentille et
patiente alors que jusqu'alors les narrateurs ne cessaient d'être
confrontés à des paroles vociférées ou fausses.
C'est le cas pour Molly qui ainsi, de par ses nombreuses attentions à
l'égard de Bardamu se reflétant à travers des paroles
aimables, parvient à lui montrer un autre visage de l'humanité,
ses rencontres lors des voyages altèrent et nuancent ses positions:
« On a honte[...]d'avoir jugé quand même l'humanité
plus basse qu'elle n'est vraiment au fond41. ». L'autre figure
féminine est celle qui envoûta le jeune Ferdinand en Angleterre
lors de son séjour
linguistique. Nora, en plus de sa grâce naturelle, est
douce et attendrie par le mutisme de Ferdinand écoeuré par le
mensonge et la trahison des humains qu'il a côtoyés. Alors qu'il
se réfugie dans un silence réconfortant comme en retraite du
monde, elle déploie ses paroles accueillantes et
désarmées. Si rien n'y fait: « C'était
héroïque...Je causais à personne42. » cette
parole est proche de ce que Vitoux a nommé dans Misère et
parole « l'attitude de parole » suprême: le silence
intègre. Face au flot de paroles qui enferme les personnages dans des
postures trompeuses, seul le silence est pur. Avec ces deux femmes s'il y a
parole, elle est mesurée et élégante. Rareté et
pertinence semblent être privilégiées par Céline en
matière de recours à la parole. Dans un autre essai paru sur
Céline Bébert, le chat de Céline Vitoux
soulignait combien chez le chat ou chez sa femme Lucette notre auteur aimait le
silence et la discrétion. Les paroles de Nora et Molly s'en approchent
et rompent avec les prises de parole nerveuses ou illusoires voire les
logorrhées assommantes comme celles du père de Ferdinand.
Toutefois à l'image de leurs doux mots murmurés aussitôt
évanouis, elles s'éclipsent non sans avoir marqué l'esprit
des narrateurs-personnages dissoutes dans la noirceur du drame toujours
recommencé.
3) Robinson, un soutien
Lors de ses voyages et cela est davantage palpable aux
États-Unis Robinson apparaît comme un personnage très
proche de Bardamu, recherché par lui et se révèle une
sorte de double tant il suit un parcours similaire, déraciné,
marginal. Lorsque la quête cessera pour le narrateur et fera place
à un morne quotidien en banlieue, ce double devenu geignard sera d'une
compagnie lassante. Avant cela, au milieu de son périple, Bardamu
cherche son alter ego dont l'ombre accompagnait toujours sa solitude. A ce
titre le lien entre ces deux personnages est à la fois irréel et
marqué du sceau du déterminisme. En effet c'est de façon
instinctive que le narrateur pressent sa rencontre à venir avec son
double donnant à ce fait une dimension quasi féérique:
« Dès lors, je me suis attendu à le rencontrer à
chaque instant le Robinson. Je sentais que ça venait43.
». De plus cette quête seconde, celle de trouver Robinson, alimente
voire aiguillonne la principale qui est de se confronter au monde. Toutefois
cette relation inéluctable, tragique plongera par la suite le narrateur
dans une nuit plus épaisse aux confins de la mort: celle de Robinson
provoquée par Madelon. Ainsi leur fraternité de marginaux n'a su
résister aux années et à la fin des convulsions du voyage,
dissoute dans la torpeur de leur seconde moitié de vie
dévitalisée, inerte.
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