B) UNE TOPOGRAPHIE REDHIBITOIRE
1) Les lieux céliniens, des lieux de
réclusion
a) les lieux urbains
Céline a pris le soin de proposer au lectorat une
topographie méticuleuse des endroits qui composent le cadre de ses
oeuvres et il est possible de l'analyser en respectant les
caractéristiques qui la fondent à savoir la représentation
littéraire des formes d'un lieu et des éléments naturels
constitutifs selon un axe vertical et horizontal. Nous commencerons cette
étude par le milieu urbain illustré essentiellement par la ville
de New York. Elle incarne la verticalité accablante dont le volume
paradoxalement, loin de fournir au personnage un nouveau souffle de
liberté sous-tendu par le champ des conquêtes promises, le fige.
Ainsi l'ample métropole aux formes élancées se transforme
vite en un réduit anxiogène. C'est une prison à ciel
ouvert dont les nombreuses tours sont autant de barreaux, les premières
impressions du voyageur Bardamu seront par la suite confirmées: «
elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à
faire peur14. ». En outre, par glissement métaphorique,
la raideur suggère la dureté et la fixité qui annihile
tout mouvement pourtant recherché par Bardamu alors voyageur en fuite
perpétuelle. Comme nous le verrons par la suite si l'Afrique est une
terre de flux et de jaillissements qui nous incite à l'assimiler
à de la poésie, New York, elle, est traduite en prose. C'est la
prose de la solitude, la prose de la rue dédaigneuse, de l'organisation
étouffante. Ainsi par inversion topographique la ville surplombante se
transforme en un gouffre froid dans lequel se perdent les paroles de Bardamu,
grand dévoreur de mots, qui ne peut que constater amèrement
l'absence de portée de sa voix: « je leur ai crié: Au
secours! Au secours! [...] Rien que ça leur faisait15.
». L'idée de gouffre confortée par l'épisode du
« caveau fécal » lors de la découverte initiale de la
ville par le personnage participe à la mettre à nu en sapant les
reflets illusoires de sa superbe.
b) le milieu naturel
Pour cette seconde partie nous distinguerons deux composantes
à nos yeux les plus illustratrices de la ferme volonté de
l'auteur d' installer des décors hostiles. Tout d'abord il convient de
nous pencher plus en avant sur l'évocation de l'Afrique dans le premier
roman de Céline en nous concentrant sur le plan horizontal de la
topographie composé de références à la
végétation, aux bêtes, au bruit ou encore à la nuit.
Cet ensemble assure à la description du nouveau continent offerte par
Bardamu, nouvellement initié, un certain mystère et une
étrangeté qui associe cette terre à de la poésie.
Toutefois cette poésie est celle de la cruauté, de la
révulsion causée par un monde sauvage et démesuré,
ainsi que l'assure Bardamu: « La poésie des Tropiques me
dégoûtait16. ». Ce dernier
14 ibid., p.184.
15 ibid., p.209.
16 Ibid., p.171.
point comme nous l'assurent Annie-Claude et Jean-Pierre Damour
montre combien ce roman rompt avec une certaine tradition du récit de
voyage notamment celle du XIXème siècle au cours duquel la
contrée étrangère était vue comme un mythe à
l'image de l'Italie pour Stendhal ou l'Orient pour Nerval et Flaubert.
L'Afrique se révèle au contraire « effrayante par cette
puissance irrationnelle qui, loin d'être pour l'homme un enseignement,
l'infériorise, le ravale à sa mortelle
condition17[...]. Le rapport à la Nature n'est plus celui des
auteurs romantiques, le lieu de nuisance remplace le locus amoenus; l'espace
naturel n'est plus celui qui console, apaise mais celui qui accable. La
démesure d'une nature insondable engloutit l'homme, ainsi paradoxalement
à nouveau l'espace se referme sur le narrateur. Bardamu semble
être celui qui théorise une nouvelle sorte d'espace vital non pas
fondé sur une conquête de nouveaux territoires mais axé sur
l'idée que sa terre natale demeure le refuge et que l'extérieur
ou le lointain est facteur de mort, ceci annihile toute
légitimité du voyage. Il est malgré tout un moment
précis au cours de ces périples où l'espace naturel
apparaît comme un lieu de réconfort, celui de Rochester qui offre
au jeune Ferdinand prisonnier de la pension Meanwell des moments de
quiétude. Cet épisode attire également notre attention sur
un second aspect du milieu naturel célinien dont il fit un important
usage: le thème de l'eau. Ce thème se décline de
l'émerveillement au désastre. En effet à Rochester lors de
son séjour linguistique Ferdinand admire les brumes magiques qui
accompagnent la présence de la mer donnant à la ville un aspect
féerique. Toutefois la mer se transforme vite en danger et les
narrateurs rappellent à trois reprises les difficiles, grotesques et
vomitives traversées: Angleterre, Amérique, Afrique dans les deux
romans. A nouveau l'hostilité de la nature lors de ce moment
charnière qu'est le passage vers la contrée
étrangère apparaît comme un signe annonciateur de l'horreur
à venir. Enfin cette connotation funeste attribuée à la
mer trouve son achèvement avec la mort de Nora à Rochester qui se
noie dans le port lors d'une scène des plus shakespeariennes qui
rappelle la fin d'Ophélie dans Hamlet. Ainsi du sentiment
d'étouffer jusqu'au dernier souffle de Nora les lieux céliniens
sont ceux de la damnation, de la confiscation de la vie.
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