2) L'indifférenciation
Ce procédé nihiliste se répète
principalement tout au long du récit de Voyage au bout de la nuit
et participe pleinement à réduire les apports des voyages
effectués par le narrateur rompant ainsi avec une tradition de ces
récits où l'étrangeté anime l'imaginaire du
voyageur. Avec Bardamu l'exotisme devient une abstraction, une vue de l'esprit
tant le monde miniaturisé sous l'effet de la laideur universelle ou
selon les propres termes de Céline de la « vacherie universelle
» semble uniformisé. Le premier prisme qui exacerbe
l'écoeurement du narrateur au détriment de toute autre
considération est la misère et la lourdeur humaine qu'il
côtoie depuis toujours et qui constituent à la fois son quotidien
et son rapport au monde. L'indifférence si répandue des hommes
emmurés dans leur misère mène à un monde
indifférencié. Son regard ne parvient plus à distinguer
les nuances majeures qui pourraient fonder la variété du monde.
Tout le ramène infailliblement à la banlieue parisienne, cet
univers autour duquel gravitent les continents lointains. Ainsi lorsqu'il
entreprend de décrire la ville de Fort-Gono et le mode de vie de cette
colonie, les bassesses et la déliquescence de la population
l'amènent à penser que « Seule cette crudité de
verdure inouïe empêchait l'endroit de
6Henri Godard, Une grande génération,
Paris, Gallimard,2003,p.46.
ressembler tout à fait à La
Garenne-Bezons7. ».Comme l'évoque un critique, l'Afrique
est une « transplantation de la société
occidentale8 ». Un peu plus loin dans le récit, à
New York, c'est la même misère qui attire son regard: « Les
relents d'une continuelle friture possédaient ces quartiers, les
magasins ne faisaient plus d'étalages à cause des vols. Tout me
rappelait les environs de mon hôpital à Villejuif[...]9
» Il ne peut se défaire de ce voile épais que les drames
successifs et la misère ont développé et qui brouille sa
vue ou du moins la singularise. A l'instar du peintre Édouard Manet
Bardamu pourrait dire qu'il peint ce qu'il voit. La misère uniformise le
monde, partout elle présente le même visage et l'adage
employé par le narrateur selon lequel les mêmes effets produisent
les mêmes causes: « La lumière du ciel à Rancy, c'est
la même qu'à Détroit, du jus de fumée qui trempe la
plaine depuis Levallois10. » installe durablement cette
indifférenciation. Il est un second prisme dans le récit qui
discrédite tout exotisme rompant ainsi avec tout un pan de la
littérature de voyage dans laquelle ce dernier submergeait l'oeuvre
comme les écrits de Chateaubriand ou Loti, il s'agit de la guerre et du
traumatisme qu'elle fait naître. Ainsi que le rappelait Pierre Descaves
dans un article paru peu après la publication du roman, le voyage de
Bardamu peut se résumer comme « les litanies du cafard né de
la guerre11. ».Les échos de la guerre ne cessent de
gronder, son traumatisme est lancinant; Bardamu fait des allusions explicites
à la guerre comme lorsqu'il est en Afrique évoquant un magasin:
« On trouvait de tout dans sa boutique. Ça me rappelait les convois
de la guerre12. ». Il fait aussi d'autres allusions plus
implicites comme lorsqu'il décrit le fonctionnement de l'usine de
Détroit et que cette dernière se structure autour du bruit et de
la déshumanisation de l'homme: deux éléments
récurrents du passage relatant la guerre. Prenons comme exemple le
début du roman lors d'un assaut le narrateur précise: « je
croyais bien que c'était fini, que j'étais devenu du feu et du
bruit moi-même13. », cet extrait montre combien pour
l'auteur le bruit évoque le glas, le tintement du glas de la guerre.
Elle est le traumatisme initial, fondateur et l'on peut dire comme Clausewitz
cité par Godard dans l'ouvrage évoqué ci-dessus que dans
le récit la guerre a continué par d'autres moyens, sous d'autres
formes. Ainsi marqué par les drames de la misère et la bassesse
de l'homme pénitent Bardamu développe un point de vue reposant
sur un double prisme qui hypertrophie la misère au détriment du
reste, le fantasme inhérent à l'inconnu et au voyage est vite
dissipé; le monde n'est vu que sous un angle, le plus aigu. Sa lecture
est empreinte d'obscurcissement.
7 Op. cit.,p.127.
8 Alain Cresciucci, Les territoires
céliniens,[s.n.],1989.
9 op.cit.,p.204.
10 ibid.,p.238.
11 André Derval, « Voyage au bout de la nuit
» de Louis-Ferdinand Céline,critiques 1932-1935, Paris, Imec,
2005,
p.29.
12 op.cit.,p.138.
13 ibid.,p.17.
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