LA METAPHORE DU VOYAGE,
QUÊTE ET SUBVERSION DE LA
QUÊTE CHEZ LOUIS-FERDINAND
CELINE.
La notion de voyage est étroitement liée
à l'écrivain Louis-Ferdinand Céline, très
présente dans son parcours de vie elle l'est également dans son
oeuvre qui est une transposition romanesque de ce dernier. A cet effet l'auteur
nous convie à nous pencher de plus près sur cette notion qui est
mise en valeur, l'auteur l'employant dans le titre donné à son
premier ouvrage paru Voyage au bout de la nuit. Le lexème
voyage recouvre deux sens, l'un concret qui définit le
déplacement physique d'une personne généralement loin de
son environnement quotidien et l'autre, métaphorique, entreprend de
désigner un parcours, une traversée qui repose
spécifiquement sur l'imaginaire. Afin d'illustrer notre propos
s'efforçant de démontrer la prégnance du voyage chez
Céline nous prenons soin de relever que ces deux acceptions apparaissent
dès les épigraphes laissées par l'auteur. Ainsi le voyage
dans sa valeur métaphorique se trouve au sein d'un extrait d'une Chanson
des Gardes Suisses daté de 1793: « Notre vie est un voyage/Dans
l'hiver et dans la Nuit,/Nous cherchons notre passage/Dans le ciel où
rien ne luit. ».Quant au voyage physique, celui qui nous offre de
parcourir d'autres horizons, l'auteur le place en tête d'un commentaire
éclairant son roman: « Voyager, c'est bien utile, ça fait
travailler l'imagination1. ». A cela pourrait s'ajouter un
troisième emploi du terme, celui également métaphorique
d'exploration du roman en tant que genre, le bout de la nuit étant alors
la nuit littéraire et la finalité du roman celle de sonner le
glas des normes qui régissaient alors ce dernier. Par conséquent
de par l'emploi polysémique que l'auteur en fait, le voyage irradie
l'oeuvre de Céline et se pose en tant que pierre angulaire de cette
expérience littéraire. C'est pourquoi nous nous attacherons
à placer notre étude à l'aune de l'emploi du voyage par
Céline. Afin de réaliser cette étude il convient de
définir un corpus qui se limitera aux deux premiers romans de
Céline Voyage au bout de la nuit et Mort à
crédit. En effet comme nous l'avons rappelé il nous semble
que les fondements et la richesse de cette oeuvre se situe à la
croisée polysémique du lexème étudié,
à la façon dont les deux acceptions observées s'imbriquent
renforçant d'autant voire radicalisant l'écriture
célinienne; c'est pourquoi ces deux romans nous semblent proposer des
expériences fortes de voyage, de mouvement transfiguré au service
d'un récit, transposition de la vie de l'auteur, qui tend à
décrire avec un fort obscurcissement un parcours de vie, symbole d'un
voyage désenchanté. C'est là que se fonde la
cohérence du corpus retenu: l'impact de la mobilité conduisant
à l'ailleurs sur le voyage statique, celui de la traversée de
l'existence. A cet effet et contrairement aux oeuvres retenues qui exposent le
récit de différents séjours en Afrique, en Amérique
et en Angleterre durant lesquels le narrateur erre, la suite de la production
littéraire de Céline est davantage marquée par le
caractère sédentaire de la vie du narrateur à l'image de
Guignol's band , Casse-pipe ou bien d'une sorte de
ballottement d'un endroit à un autre sans désir de quête
comme le souligne le titre d'un autre roman D'un château l'autre.
Du reste à son retour du Danemark, installé à Meudon,
Céline se consacrera plutôt à des récits qui seront
l'oeuvre d'un chroniqueur comme il se définira lui-même
rompant ainsi avec sa production antérieure que Henri
Godard a pu qualifier de « romanautobiographie » dans laquelle la
véracité n'est pas impérative et la fiction n'est pas
gratuite. A travers ces deux récits l'auteur relate les origines de sa
profonde désillusion née de la guerre ou d'une enfance chaotique
et fait jaillir l'expression de son humanisme désespéré,
de sa défiance en l'homme sur un ton nouveau, fruit d'un travail sur la
langue qui participera à renouveler les codes romanesques. Ainsi les
passages des différents voyages effectués par les narrateurs qui
semblent n'en faire qu'un participent au projet nihiliste de l'auteur
l'agrémentant de sombres événements qui assurent la
cohérence des récits. Toutefois nous démontrerons que, si
le voyage physique avec Céline est considérablement vidé
de ses caractéristiques mélioratives fondées sur la
découverte de l'ailleurs, sa langue, elle, est
régénérée par ces mêmes leviers, par
conséquent les lois inhérentes à la notion de voyage qui
lui assurent sa vigueur sont transférées à la langue qui,
ainsi revivifiée, est à même de renforcer l'expression du
désenchantement célinien. C'est pourquoi ces oeuvres
répondent à un agencement fondé sur les règles d'un
système clos où les récits de voyage sont ciselés
sous les coups de boutoir d'une langue dont ils ont accompagné la
naissance. En effet le contact avec la langue étrangère fait
naître l'imaginaire qui se nourrit de voyages et ces derniers deviennent
virevoltants grâce à une nouvelle langue, étrangère
aux canons littéraires. Il s'agira afin de défendre notre point
de vue de consacrer une étude à la notion de voyage physique et
de son rapport étroit avec le projet global qui répond, lui, au
voyage symbolique au bout du désenchantement. Là le voyage semble
nier le renouveau et au lieu d'engendrer une révolution de l'esprit il
n'est que confirmation des pressentiments funestes. Ensuite il conviendra
d'explorer un nouveau rouage de la mécanique littéraire
célinienne car si l'apprentissage lors du voyage est
détourné il n'en demeure pas moins que la quête, elle, est
réelle et marquée. Sa dimension métaphysique donne tout
son sens au système célinien car selon un double mouvement elle
est inspirée par la langue et ses conclusions nihilistes inspireront le
recours à une nouvelle langue. S'ouvre ainsi, afin de clore notre
raisonnement, la nécessité pour l'auteur d'une nouvelle
quête, métaphorique, qui prend plutôt les aspects d'une
exploration linguistique aux accents mortifères tant cette langue
subvertie, en lambeaux, aiguise la désespérance de l'auteur mais
aussi car elle sera au service d'idéologies véhiculant la
dislocation, la destruction et la mort.
I) NEGATION OU SUBVERSION DU VOYAGE ?
A) LE MIRAGE DU VOYAGE
1) Une illusion
Au début des passages relatant les trois
expériences de voyage vécues par les deux narrateurs il est
intéressant de noter que le même procédé est
utilisé par l'auteur, celui de la sublimation du nouveau lieu
rencontré. En effet le récit dévoile très tôt
la magie, le renouveau, l'espoir que cette nouvelle contrée apporte au
personnage qui ne cesse de vouloir fuir les drames passés: la guerre
pour Bardamu, les accusations mensongères de vol pour Ferdinand. Le
voyage alors, de par le dépaysement qu'il garantit et sa capacité
à ouvrir de nouvelles perspectives plus lumineuses, peut être
qualifié de petit infini. Cette sensation à travers le corpus
repose sur des leviers différents car elle répond à des
aspirations dans le premier roman et plutôt à une
découverte féérique dans Mort à crédit.
En ce qui concerne l'Afrique, le narrateur voit ce continent comme celui
d'une promesse de fortune, d'un argent rapidement gagné non sans cynisme
du reste ainsi que le précise le narrateur: « Ils y tenaient ceux
qui me voulaient du bien, à ce que je fasse fortune » ou un peu
plus loin: « j'allais trafiquer avec eux des ivoires longs comme
ça, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineures2.
».Pour l'Amérique le narrateur est mu par des pulsions
érotiques incarnées par un personnage féminin
rencontré durant sa convalescence, Lola et voici ce qu'il
précise: « Je décidai, à force de peloter Lola,
d'entreprendre tôt ou tard le voyage aux États-Unis, comme un
véritable pèlerinage et cela dès que possible3.
». Bardamu imprégné de considérations
médicales la hisse au rang d'emblème national, persuadé du
fait que le nouveau monde est un Éden biologique. Ainsi lors de son
arrivée à New York ses rêveries érotiques seront
accrues par la réalité miraculeuse, c'est une nouvelle dimension
qui s'offre à lui, sous le coup de l'émerveillement il associe le
nouveau monde au monde antique, parangon de civilisation: « C'est
peut-être, pensais-je, la Grèce qui recommence4?
». Ainsi l'argent et l'érotisme nourrissent tous deux l'esprit du
narrateur, ils sont sources de fantasme et suscitent le désir de
voyager, seul véritable espoir d'échapper à un quotidien
moribond. Il en est de même pour Ferdinand dont le premier contact avec
l'Angleterre apparut comme un enchantement. Ici c'est l'environnement
féérique composé de brumes épaisses et une
fête populaire qui fascine le narrateur, ce pays offre une une nouvelle
dimension: « D'abord ça devenait une magie...Ça faisait tout
un autre monde...Un inouï!...comme une image pas sérieuse...
5». Toutefois peu après ces premières lignes
oniriques le récit se concentre très vite sur les failles et
2 Ibid,p.111-112.
3 Ibid,p.54.
4 Ibid,p.194.
5 Louis-Ferdinand Céline, Mort à
crédit[1936], Paris, Gallimard, 1952, p.217-218.
la dureté du nouvel environnement. Le voyage dans
l'ensemble du corpus se décline en différentes expériences
répondant à des objectifs variés, motivation commerciale
pour l'Angleterre et l'Afrique (le séjour linguistique est motivé
par une future meilleure intégration dans le domaine du commerce),
quête voluptueuse pour l'Amérique. Cependant toutes tendent
à échouer. Lentement tout se dégrade, le climat
cauchemardesque transforme l'Afrique en terre de désolation,
l'Amérique est dure et froide, enfin la vie du jeune narrateur en
Angleterre va considérablement se dégrader jusqu'à
connaître un drame inspiré de Shakespeare. A l'image du brouillard
anglais, le fantasme se dissipe rapidement se dissolvant dans la
pénombre de la réalité. Progressivement le récit
installe l'avènement d'une nouvelle catastrophe: la fuite d'Afrique,
l'errance américaine, le Meanwell College métamorphosé en
vaisseau fantôme et la mort de Nora. Les brumes féériques
font place au noircissement. Céline installe durablement l'idée
que l'ailleurs est un leurre et pulvérise l'espoir de l'existence d'un
lieu-refuge, d'un sanctuaire. Comme le précise Henri Godard: « Les
Bardamu sont peut-être plus à même que les Morand de
s'étonner de la nouveauté de certains spectacles et de rendre
leur étonnement, mais ils en reviennent aussi plus vite6.
». Ici comme ailleurs c'est le règne d'un monde
désenchanté, tout se vaut. Sous les effets
répétés du nivellement nihiliste opéré par
l'auteur, « s'étranger » est une démarche illusoire,
où que les personnages se trouvent l'évasion est impossible;
quelle que soit la forme qu'elle emprunte, irréversiblement
artificielle, la laideur sous-tend le monde, l'uniformise et le réduit
par conséquent à une échelle bien inférieure.
L'absence de différence miniaturise le monde.
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