Être camelot à Uruguaiana.
Comme il a été évoqué dans la
première partie, le métier de camelot est vu par la
majorité de la population comme un métier marginal. Cependant
être vendeur au Camelódromo est pour ses travailleurs un symbole
de réussite. La situation est assez ambiguë ; à la fois
faisant partie de la grande famille des camelots, tout en étant sortis
de la rue, ces vendeurs semblent occuper plusieurs statuts. Qui sont donc les
vendeurs du Camelódromo ? Se sentent ils di érents des vendeurs
ambulants maintenant qu'ils se sont sédentarisés ?Quel est leur
quotidien ? Cette sédentarisation ouvre-t-elle une porte vers de
nouvelles activités? Toute une série de questionnements qui nous
permettront de mieux comprendre ce que signi~ e être vendeur à
Uruguaiana.
Cette partie est les fruit de nombreux entretiens avec les
camelots. Les questions posées étaient alors très simple,
basées sur le mode d'arrivée dans le Camelódromo, les
notions d'identités, d'appartenance et de limites du lieu, et en n la
capacité d'orientation des camelots au sein de ce labyrinthe. Ces
premiers essais furent concluants uniquement en ce qui concerne la notion
d'identité et leur regard sur les vendeurs ambulants qui opèrent
aux alentours. J'avais l'espoir que de nouveaux thèmes apparaitraient au
cours des entretiens, mais lors de cette première étape les
camelots se sont montrés relativement mé~ ants. Avec le recul, je
me dis que commencer par des entretiens fut une grosse erreur. En e et,
à partir du moment ou j'ai commencé à faire des
relevés, ou encore des exercices de cartes mentales, un nouveau type de
dialogue s'est instaurés avec les camelots, qui à leur tour ont
commencé à me poser leurs propres questions. Une nouvelle forme
de relation a vue le jour dans laquelle ces derniers se sont sentis bien plus
à l'aise, et m'ont livré de nouvelles informations, notamment en
ce qui concerne les associations intra-camelots, ou encore les réticence
face à l'intouchable UNIO. En n le simple fait de devenir un
élément du quotidien pour les camelots a probablement joué
dans le gain de con ance qui s'est opéré un peu plus chaque
jour.
Qui sont les vendeurs du Camelódromo ?
« Ça n'a jamais été fait, mais si on
faisait un recensement de tous les gens qui travaillent aujourd'hui dans le
Camelódromo, et qu'on le comparait avec la liste des camelots
enregistrés en 94, je pense que l'on ne retrouverait pas beaucoup de
monde ».
(Roberto Anderson - Prefeitura- Entretien
réalisé en septembre 2008)
Pas si sur mon cher Roberto...
Roberto Anderson n'a pas tout à fait tord en faisant
cette a rmation, dans le sens où entre 1994 et aujourd'hui, les
travailleurs d'Uruguaiana ne sont plus tout à fait les mêmes. Bien
évidemment, je ne me suis pas amusée à demander à
chacun des travailleurs des 1600 box depuis combien de temps ils travaillaient
dans le Camelódromo, mais la question a été posée
au cours de chaque entretien réalisé (soit
un échantillon de 25 personnes), et je pense qu'il est
déjà possible de tirer quelques conclusions.
Avant toute chose il est important de dé nir exactement
ce que veut dire Roberto par « tous le gens qui travaillent
aujourd'hui dans le camelódromo ». Si par cette expression il
désigne les travailleurs qui peuplent de leur présence ce lieu,
c'est e ectivement un fait. Si par contre il fait allusion aux travailleurs qui
chaque mois touchent de l'argent par la vente de marchandise dans l'espace qui
leur a été attribué, alors je pense pouvoir dire que c'est
tout le contraire. La majorité des camelots qui se sont vus attribuer un
emplacement à Uruguaiana a su en tirer parti, et rare sont ceux qui n'y
sont plus liés. Lorsque Roberto a fait cette supposition, nous parlions
du fait que les camelots se soient déclarés propriétaires
du lieu (nous reviendrons sur cette notion un peu plus tard dans cette partie),
et qu'ils revendaient leurs emplacements pour des sommes astronomiques. En
réalité je n'ai personnellement rencontré aucun camelot
qui ait pu me dire qu'il avait racheté un boxe, et les chanceux qui ont
obtenu un emplacement ne sont pas près de l'abandonner. Au cours des
mois passés là bas, j'ai connu un camelot qui avait
renoncé à son boxe, Brad, et il n'avait pas quitté le
Camelódromo pour autant. Nous reviendrons sur son cas par la suite.
Les anciens et leurs héritiers
Quinze ans après la création du
Camelódromo, il est normal que sa population ait changé.
Cependant, il n'est pas rare de rencontrer quelqu'un qui puisse se vanter
d'avoir participé à l'aventure Uruguaiana depuis son origine. Un
certain nombre de camelots tirés au sort aujourd'hui sont encore
présents, et ont généralement emporté avec eux de
la famille. Cela n'a rien de très étonnant car au fur des
conversations on réalise qu'être camelot n'est pas qu'un choix
face à un manque de travail, c'est aussi une histoire de famille. Aussi
bien dans le Camelódromo que dans la rue. Il n'est pas rare que les
parents se fassent aider par leurs enfants, quittes à les laisser
responsables du point de vente au bout d'un certain temps. On notera au passage
que ce fonctionnement familial est général, puisqu'on le constate
également au sein de l'UNIO ; rappelons le, Filipe, qui a
été mon principal contact avec l'association de camelots, est le
~ ls de Rosalice la présidente.
« Je travaille ici depuis très longtemps. C'est mon
père qui a commencé ici il y a 17 ans. Ici c'est une boutique
de famille?
De mon père oui. Je travaille ici parce que j'aime bien
venir ici, et puis mon père m'a appelé pour que je vienne
travailler avec lui, et je suis venue l'aider. »
(Kelly , 17 ans- vendeuse dans la quadra C depuis 14 ans -
Entretien réalisé en janvier 2008)
« C'est ma tante qui été propriétaire
du point ici. Elle est décédée, et mon oncle m'a
proposé qu'on vienne travailler ici du coup »
(Deivid, 29 ans- vendeur dans la quadra B depuis 1 an et demi -
Entretien réalisé en septembre 2008)
Un vendeur de la quadra A
« Non, mais c'est parce que le chef ici, le chef ici c'est
mon cousin. Il a déjà une fabrique, la fabrique est à lui.
J'ai déjà travaillé pour lui, depuis longtemps »
(Fernando, 18 ans - vendeur dans la quadra D depuis 4 ans -
Entretien réalisé en décembre 2007)
Dans le Camelódromo où les lois sont bien di
érentes de celles du système formel, celle de la relation
familiale ou encore amicale est essentielle. Certes on ne peut pas nier que
quelque-soit le monde auquel on appartient il existe toujours ces
réseaux non dits. Mais à Uruguaiana, il semblerait que ce
réseau soit la seule et unique clé d'accès reconnue pour
pénétrer dans l'univers de ces vendeurs.
Couloir de la quadra D
Les employés ordinaires
Ces anciens ne travaillent généralement plus
tous seuls. Il est courant de rencontrer un camelot qui a sous son aile
quelques employés. De plus il n'est pas rare que ces camelots aient
généralement plusieurs casquettes, et que le boxe qu'ils
possèdent a Uruguaiana soit un point d'entrée d'argent parmi
d'autres. Ainsi on rencontre souvent des employés qui donnent l'illusion
d'être des vendeurs indépendants alors qu'ils sont employés
d'un autre camelot qui exerce ailleurs, parfois dans le Camelódromo mais
parfois aussi à l'extérieur. Dans ce cas présent, on ne
peut donc pas dire que le camelot qui s'est vu attribuer un emplacement y ait
renoncé. Il en pro te pour le rentabiliser de la manière qui lui
convient le mieux, en employant une autre personne. Ainsi le camelot devient un
patron par le simple fait qu'il se soit vu attribuer un emplacement. Ce cas est
très répandu dans Uruguaiana.
Une fois encore, le réseau famille-amis semble primordiale
pour accéder à ce statut d'employé dans le
Camelódromo.
« Ici je suis employé.
Comment est ce que tu es arrivé ici?
Ici j'ai été présenté par
l'intermédiaire d'un gars qui habite dans ma rue. Il travail
déjà depuis un moment ici.
Vente de vêtements dans la quadra C
Il travaille ici?
Non, ici même non. Dans le camélodromo, mais dans
une autre boutique qui est dans une autre quadra. Après il m'a
présenté le gars, et j'ai commencé à travailler.
»
(Tiago, 21 ans- vendeur dans la quadra C depuis 1 an - Entretien
réalisé en décembre 2007)
« Je suis arrivée ici par contact avec des amis. J'ai
rencontré quelqu'un à une fête, il m'a parlé d'ici
et il m'a indiqué. Et maintenant je travaille ici.
Qu'est ce que tu faisais avant?
J'étais employée au mac donald. »
(Mikael, 27 ans - vendeuse dans la quadra B depuis 2 ans -
Employée - Entretien réalisé en janvier 2008)
Parmi ces employés il a été très
fréquents de rencontrer des étudiants qui travaillent dans le
Camelódromo de façon temporaire, le temps de ~ nancer et terminer
leurs études, ce qui est le cas de l'interlocutrice ci- dessus.
A propose de ces patrons, je sous-entends qu'ils sont tous des
camelots de la première génération qui a été
tirée au sort, car c'est la réponse que j'ai obtenu lors de mes
entretiens. Cela dit en 1999 on pouvait lire que les camelots revendaient leurs
boxes10, comme y faisait allusion Roberto Anderson... Cette
éventualité n'est certes pas exclue mais je n'y ai quasiment
jamais été confrontée. Je dis quasiment car une de mes
conversations avec un des camelots m'a laissé pensé qu'il pouvait
s'agir d'un de ces « nouveaux propriétaires » :
« Ça fait 7 ans que je suis là
Tu as acheté ce boxe ?
Alors là on arrive dans une partie que je ne peux pas te
parler.
Pourquoi ?
Parce que non. C'est déjà quelque chose de
personnel, qui ne regarde que moi. C'est entre guillemets personnel. Moi je
veux bien t'aider à faire ton travail, mais pas sur ce qui concerne ma
partie personnelle. »
(Adex- vendeur dans la quadra D depuis 7 an - Entretien
réalisé en octobre 2008)
Le fait qu'il soit ce pendant un des ces « nouveaux
acheteurs » n'en est pas pour autant évident, cependant,
étant donné que le simple fait de passer un accord de location
avec le propriétaire du boxe est déjà vu comme une fraude,
ce camelot aurait pu vouloir simplement rester discret sur une situation de
locataire similaire à tant d'autre, qui sont ceux que je quali~ e
de...
La nouvelle génération de camelots
Pour ce dernier cas de camelots, il s'agit de vendeurs,
généralement jeunes qui, par manque de travail et/ou simple prise
d'initiative personnelle, décident de fonder leur propre entreprise de
vente. Ces personnes sont des vendeurs indépendants qui n'ont rien
à voir avec les employés évoqués
précédemment. Pour des raisons de facilité et de
stratégie commerciale, ils choisissent de louer un local dans le Mercado
Popular.
Pour trouver un boxe libre dans le Camelódromo, il faut
avoir ses entrées. Et aussi étonnant que cela paraisse, le
passage par l'UNIO est une possibilité et non une fatalité. La
transaction peut se faire directement avec le « propriétaire »
légal du boxe, ce qui explique pourquoi même l'association de
camelots ne possède aucun registre des travailleurs du Mercado popular.
Mais là encore, attention ! Un camelot ne vend pas son box, il le loue,
bien que ce soit interdit par la Prefeitura.
1 0 Werneck Antônio (20 juin 1999) « O mercado sem
lei da Uruguaiana », Globo, primeiro caderno, p.12
« J'avais un ami qui travaillais ici, et il nous disait
tout le temps, pô, allons travailler là, vous allez gagner de
l'argent. J'ai un bon plan pour vous si vous voulez gagner vraiment de
l'argent. Etc etc. Et de là, on y a cru, on s'est regroupés
à trois amis
Vous êtes trois?
Oui c'est ça.
Ça coûte cher d'avoir une boutique ici?
Non. Tu loues. Tu paies un loyer par mois. Nous on paie 200 reais
»
(Wellington, 21 ans- vendeur dans la quadra D depuis 3 semaines -
Entretien réalisé en décembre 2007)
Quelques chi res sur les travailleurs d'Uruguaiana
Le tableau ci joint fait un compte rendu des informations
tirées de 25 entretiens réalisés, relatant la quadra
où le camelot exerce, son ancienneté, à quelle
catégorie de camelot il appartient d'après les critères
établis ci-dessus, et par quels moyens il est entré dans le
Camelódromo. Il faut prendre ces résultats avec précaution
car il s'agit d'un très petit échantillon de travailleurs face
à la quantité présente. D'autant qu'il y a bien plus de
travailleurs que de box, il n'est pas rare de rencontrer un box où
travaillent le patron et ses employés, ou encore des associés. Le
patron d'ailleurs n'est pas nécessairement présent dans le boxe,
et nomme alors un gérant responsable du box. Ainsi, à chaque fois
que l'on trouve le mot « employé », il y a fort à
parier que le patron soit lui un ancien toujours rattaché de plus ou
moins loin à son box.
Pour faire quelques pourcentages, on note 40% d'« anciens
» (soit 10 personnes), 40% également d'employés, et
seulement 20% de « nouvelle génération de camelots »
auquel j'ai ajouté notre potentiel nouveau propriétaire (soit
4%). On constate qu'il semblerait que les quadras C et D soient plus
accessibles aux nouveaux arrivants que les deux autres où l'on va
rencontrer une majorité d'anciens et leurs employés. Cette
impression peut se con rmer dans la quadra A par le fait que l'on ne rencontre
que des camelots d'un âge déjà mur (entre 40 et 50 ans
environ), alors que dans les 3 autres quadras le personnel a tendance à
être majoritairement plus jeune (constatation personnelle, sans chi re
à l'appui...)
Ainsi ce tableau mettrait en évidence que contrairement
à ce que pense Roberto, les camelots enregistrés en 1994 sont
toujours présents, la di érence réside dans le fait qu'ils
ne sont plus en majorité, étant donné la quantité
de personnes qu'ils emploient, ou à qui ils louent leur emplacement.
Rayon de soleil entre les bâches dans la quadra D
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