Le pourvoi en cassation devant la cour commune de justice et d'arbitrage de l'OHADA( Télécharger le fichier original )par Koudzo Igneza NAYO Ecole Nationale d'Administration (ENA-TOGO) - Diplome, cycle III de l'ENA, Magistrature 2009 |
INTRODUCTIONLe droit des affaires étant en constante évolution, le corpus juridique légué en la matière par le colonisateur aux lendemains des indépendances à la plupart des Etats de la zone franc a très vite montré ses insuffisances. Ces insuffisances, qui proviennent parfois de la coexistence des textes difficilement compatibles voire contradictoires, parfois aussi de l'inadaptation des lois de fond et de procédure, furent amplifiées par les dysfonctionnements des services judiciaires, les fantaisies et l'imprévisibilité de bon nombre de tribunaux et surtout les difficultés enregistrées dans l'exécution des décisions de justice. Il était donc devenu impérieux pour ces Etats de remédier à ces insuffisances source d'insécurité juridique et judiciaire. C'est ainsi qu'ils ont entrepris un vaste chantier de modernisation de leur droit des affaires qui a abouti à la création de l'Organisation pour l'Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA)1(*). Le Traité instituant cette organisation a été signé le 17 octobre 1993 à Port-Louis en Ile Maurice par quatorze pays2(*). La nouvelle organisation ainsi créée a donc pour objectifs principaux, la création d'un espace juridique commun par la promulgation d'Actes Uniformes3(*) applicables dans tous les Etats parties au Traité, la promotion de l'arbitrage comme mode de règlement des différends contractuels, le soutien à l'intégration économique africaine et l'institution d'une communauté économique africaine. On comprend donc que l'OHADA avait pour ambition d'explorer un droit unique des affaires, simple, moderne, transnational commun aux Etats parties, adapté à la situation de leurs économies, et susceptible, de ce fait, de restaurer la confiance des investisseurs. C'est justement à ce propos que le Juge Keba Mbaye4(*) affirmait que l'OHADA est « un outil juridique imaginé et réalisé par l'Afrique pour servir l'intégration économique et la croissance ». Afin de remplir les objectifs qu'elle s'est assignée, l'Organisation s'est dotée d'un système institutionnel comprenant un Conseil des Ministres5(*), un Secrétariat Permanent6(*), une Ecole Régionale Supérieure de la Magistrature (ERSUMA)7(*), et une Cour Commune de Justice et d'Arbitrage (CCJA). La présente étude a pour objet cette dernière institution et se rapporte précisément au mécanisme du pourvoi en cassation organisé devant elle. La CCJA, pouvons-nous dire, est une institution très importante qui se situe au coeur du système juridique et judiciaire de l'OHADA. Son siège se trouve à Abidjan en Côte d'Ivoire. Elle se compose de sept juges élus à la majorité des voix et au scrutin secret par le Conseil des Ministres pour un mandat de sept ans renouvelable une fois. Lesdits juges jouissent, dans l'exercice de leurs fonctions, de privilèges et immunités diplomatiques et sont inamovibles une fois élus. Le Traité de l'OHADA attribue à la CCJA des fonctions arbitrales8(*) et juridictionnelles. Nous retiendrons uniquement, dans les développements qui suivront, les fonctions juridictionnelles de ladite institution, notamment l'examen par elle des pourvois en cassation qui lui sont soumis et les conséquences qui en découlent. Au Togo, aux termes de l'article 219 du Code de Procédure Civile, « le pourvoi en cassation est une voie de recours tendant à mettre à néant un jugement en dernier ressort qui lèse le requérant par suite d'une méconnaissance ou d'une interprétation erronée de la loi ou par suite d'une violation des règles de procédure prescrites à peine de nullité. ». Il est un recours extraordinaire formé devant la Chambre Judiciaire de la Cour Suprême (pour les juridictions judiciaires) ou devant la Chambre Administrative de la Cour Suprême (pour les juridictions administratives), contre une décision de justice rendue en dernier ressort. Cette voie de recours est offerte aux parties à l'instance suite à un arrêt rendu en appel, ou suite à un jugement de première instance non susceptible d'appel. La Cour Suprême n'est pas un troisième degré de juridiction intervenant après l'appel lorsque celui-ci est possible, car le juge de cassation ne rejuge pas le litige. Il vérifie seulement le respect des règles de procédure et la correcte application du droit par les juges du fond. Il rend ainsi un arrêt de rejet, s'il est du même avis que les juges du fond, ou un arrêt de cassation, s'il est d'avis contraire. Dans le cadre de ses fonctions juridictionnelles, la CCJA, par le mécanisme du pourvoi en cassation, connaît du contentieux relatif à l'application des Actes Uniformes pris en application du Traité de l'OHADA. En effet, aux termes de l'article 14 alinéa 3 dudit Traité, « saisie par la voie du recours en cassation, la Cour se prononce sur les décisions rendues par les juridictions d'appel des Etats parties dans toutes les affaires soulevant des questions relatives à l'application des Actes Uniformes et des Règlements prévus au présent Traité à l'exception des décisions appliquant des sanctions pénales ». De la sorte, la CCJA est la juridiction suprême, mieux encore, la juridiction de cassation des Etats membres de l'OHADA dès lors qu'il s'agit des litiges relatifs au droit harmonisé de l'OHADA, et se prononce donc sur les décisions rendues par les juridictions nationales d'appel ou celles rendues en premier et dernier ressort par les juridictions nationales de première instance9(*). A ce propos, Laurent BENKEMOUN a pu d'ailleurs qualifier la situation de « révolution institutionnelle unique au monde ». Il se trouve donc organisée au sein de l'OHADA, une supranationalité judiciaire10(*) de la CCJA, laquelle se manifeste par sa substitution aux juridictions de cassation nationales dans les litiges relatifs à l'application du droit OHADA, précisément les Actes Uniformes. Cette substitution s'applique même aux juridictions du fond lorsqu'il y a cassation dans la mesure où l'article 14 alinéa 5 du Traité prévoit qu' « en cas de cassation, elle [la CCJA] évoque et statue au fond »11(*). Un pouvoir d'évocation est ainsi accordé à la CCJA au travers de cet article. Expression parfaite de la suprématie du juge supranational à l'égard des juges nationaux, il permet ainsi à la Cour Commune de ne pas opérer de renvoi de la décision qui lui a été déférée et lui « donne donc compétence juridictionnelle pour connaître des faits de l'espèce, en se comportant comme une juridiction de renvoi de ses propres arrêts de cassation ».12(*) Sans aucun doute, ce mécanisme de substitution tel qu'il est organisé par le Traité de l'OHADA, fait du pourvoi en cassation devant la CCJA un mécanisme profondément innovant et original. La question reste cependant posée de savoir si c'est seulement ce pouvoir d'évocation qui fait du pourvoi en cassation devant la CCJA un mécanisme innovant et original. Certainement pas, dans la mesure où l'étude des conditions du pourvoi et de la procédure suivie devant la CCJA permet également de déceler dans ledit mécanisme une certaine originalité. Force est de reconnaître toutefois que le pourvoi en cassation devant la CCJA est source de nombreuses inquiétudes et difficultés. Les difficultés, en premier lieu, sont d'ordre substantiel et découlent directement du pouvoir d'évocation accordé à la Cour. Elles sont relatives au caractère équivoque du droit de contrôle de la Cour et à l'interprétation proprement dite des Actes Uniformes. Relativement au caractère équivoque du droit de contrôle de la Cour, des incertitudes existent quant au principe du rejet des moyens mélangés de fait et de droit par la Cour et quant aux sources formelles qu'elle contrôle. N'y a-t-il pas contradiction entre les termes dès lors qu'on considère la CCJA comme une « juridiction de cassation qui statue sur le fond » ? Pour ce qui est de l'interprétation proprement dite des Actes Uniformes, il n'est pas exclu qu'un pourvoi en cassation intéresse à la fois le droit OHADA et le droit interne d'un Etat membre. Nous sommes alors tenté, comme l'a écrit Pierre MEYER, de nous poser les questions ci-après : « comment faut-il, dans ce cas, régler, le partage de compétences entre la juridiction commune et les juridictions nationales ? Faut-il attribuer compétence pour l'intégralité du litige à la Cour Commune ? Faut-il former deux pourvois en cassation contre la même décision, l'un devant la juridiction nationale de cassation et l'autre devant la juridiction commune ? Faut-il former un seul pourvoi avec deux moyens destinés à deux juridictions différentes de sorte que la juridiction nationale de cassation renvoie l'affaire devant la CCJA après s'être prononcée sur l'application des dispositions du droit interne non harmonisé ? Ou l'inverse, c'est -à- dire saisir d'abord la CCJA qui, après s'être prononcée, renvoie devant la juridiction nationale de contrôle de légalité? ».13(*) Aussi, n'est-il pas impossible qu'un pourvoi en cassation devant la CCJA puisse impliquer des matières également régies par d'autres droits communautaires, en l'occurrence, le droit de la concurrence, le droit des sociétés coopératives et mutualistes, entre autres, dont l'unité et l'interprétation est aussi confiée à d'autres juridictions supranationales à l'instar de la Cour de Justice de l'UEMOA14(*), de la CEDEAO15(*) et de celle de la CEMAC16(*). Il apparaît donc, à cet égard, un risque inéluctable de conflits de compétences entre ces juridictions supranationales. La question reste encore posée : comment faut-il régler le partage des compétences entre elles ? S'agissant, en second lieu, des inquiétudes, elles portent essentiellement sur la procédure suivie devant la CCJA. Ainsi, des interrogations demeurent quant à l'éloignement de son siège de certains Etats parties, à son manque d'auto saisine, à la non définition des cas d'ouverture à cassation devant elle, à la langue de procédure adoptée devant elle et à la force exécutoire de ses arrêts. C'est pour apporter notre contribution à une meilleure connaissance de l'instance en cassation devant la CCJA, et lever l'équivoque qui a toujours entouré cette instance en raison du pouvoir d'évocation accordé à la Cour, que nous avons porté notre choix sur le thème suivant : Le pourvoi en cassation devant la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage de l'OHADA. Par rapport à tout ce qui précède, notre étude se propose de démontrer, dans une première partie, que le pourvoi en cassation devant la CCJA est un mécanisme profondément original et innovant (Première Partie), puis faire ressortir dans une seconde partie que, malgré son originalité, ce mécanisme, tel qu'il est organisé, est source de nombreuses difficultés et inquiétudes (Deuxième Partie). PREMIERE PARTIE LE POURVOI EN CASSATION DEVANT LA COUR COMMUNE DE JUSTICE ET D'ARBITRAGE, UN MECANISME ORIGINAL ET INNOVANT La solution donnée par une juridiction d'instance ou d'appel d'un Etat partie à un différend relatif aux Actes Uniformes peut ne pas agréer une des parties litigantes. La possibilité est donc offerte à cette partie de contester la décision intervenue devant la CCJA. Cette contestation est introduite par le biais du mécanisme du pourvoi en cassation. A examiner de près ce mécanisme, on se rend facilement compte qu'elle est très singulière à bien des égards. Dans cette première partie, la singularité du pourvoi en cassation devant la CCJA sera mise en exergue à travers l'étude de la manière dont est organisé ce pourvoi (Chapitre I) et des décisions susceptibles d'être rendues par la CCJA(Chapitre II). CHAPITRE I : L'ORGANISATION DU POURVOI EN CASSATION DEVANT LA CCJA Le pourvoi en cassation devant la CCJA nécessite certaines conditions précises pour sa recevabilité. Le présent chapitre nous permettra d'examiner ces conditions (Section 1). Aussi, nous permettra t-il de mieux connaître les personnes et organes habilités à former ledit pourvoi et la procédure suivie par ceux-ci pour ce faire (Section 2). * 1 Pour en savoir plus sur la genèse de l'OHADA, voir M. KIRSH, « Historique de l'OHADA », Penant, n° 827, 1998, p.129. * 2 Du fait de deux nouvelles adhésions au Traité depuis sa signature, l'OHADA compte actuellement seize Etats membres : le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, les Comores, le Congo (Brazzaville), la Côte d'Ivoire, le Gabon, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Guinée Equatoriale, le Mali, le Niger, la République Centrafricaine, le Sénégal, le Tchad et le Togo. * 3 Législation unifiée promulguée par le Conseil des Ministres de l'OHADA. A ce jour, huit Actes Uniformes sont entrés en vigueur : l'A.U relatif au Droit Commercial Général, au Droit des Sociétés Commerciales et du Groupement d'Intérêt Economique, aux sûretés, aux procédures simplifiées de Recouvrement et Voies d'Exécution, aux Procédures Collectives, au Droit de l'Arbitrage, à la Comptabilité et aux Contrats de Transport de Marchandises par Route. * 4 Premier Président Honoraire de la Cour Suprême du Sénégal, ancien Président du Conseil Constitutionnel du Sénégal, ancien Vice Président de la CCJA et premier Président de l'Association pour l'Unification du Droit en Afrique (UNIDA) dont l'objectif est d'accompagner l'OHADA et de soutenir ses efforts dans la communication et la diffusion du droit Uniforme. * 5 Organe décisionnel suprême de l'OHADA composé, aux termes de l'article 27 du Traité, des ministres de la Justice et des ministres des Finances de chaque Etat membre. Il a essentiellement pour rôle de délibérer et d'adopter les Actes Uniformes après avis de la CCJA. * 6 Organe administratif de l'OHADA dont le siège est basé à Yaoundé au Cameroun. Il assiste le Conseil des Ministres dans l'exécution de ses fonctions législatives. Il est dirigé par un Secrétaire Permanent, nommé pour une durée de quatre ans renouvelable une fois (art. 40 du Traité). * 7 Elle est rattachée au Secrétariat Permanent. Son siège est à Porto Novo au Bénin. Sa fonction principale est de concourir à la formation et au perfectionnement des magistrats et des auxiliaires de Justice. Elle sert aussi de centre de documentation et de recherche. * 8 L'arbitrage permet aux parties de faire régler leurs différends par une juridiction privée, composée d'un arbitre unique ou d'un panel d'arbitres, qui peuvent être choisis par les parties elles-mêmes. Ainsi, la CCJA est un centre d'arbitrage qui a pour rôle d'encadrer le règlement par voie arbitrale des litiges par le Règlement d'arbitrage adopté le 11 mars 1999 (le « Règlement CCJA »), qui reprend et complète les dispositions du Traité. * 9 Voy dans ce sens, article 14 al.4 du Traité de l'OHADA * 10 D. ARBACHI, La Supranationalité de l'Organisation pour l'Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA), Rev. Burkinabé de Droit. 2000, spéc. p. 18 et s. ; J. Issa-Sayegh, la fonction juridictionnelle de la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage de l'OHADA. Mel. Decottignies, Presse Universitaire de Grenoble. * 11 Pierre Meyer, « Les conflits de juridictions dans les espaces OHADA, UEMOA, CEDEAO », in Sensibilisation au droit communautaire de l'UEMOA, Acte du Séminaire Sous-régional à Ouagadougou, Burkina Faso du 6-10 octobre 2003, coll.DTE, éditions Giraf, p. 183. * 12 Bakary DIALLO, Réflexions sur le pouvoir d'évocation de la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage dans le cadre du Traité de l'OHADA, Rec. Penant, n° 858, janv-mars 2007, p. 40. * 13 En ce sens, Pierre Meyer, op. cit. * 14 L'acronyme signifie « Union Economique et Monétaire Ouest Africaine ». Le Traité instituant l'Union a été signé le 10 janvier 1994 et ratifié en juin 1994, remplaçant l'UMOA (Union Monétaire Ouest Africaine) créée en 1962 et la CEAO (Communauté Economique d'Afrique de l'Ouest), créée en 1973, et fusionnant les fonctions de ces deux institutions. Les Etats membres de l'UEMOA sont : Bénin, Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo. * 15Signifie Communauté Economique des Etats d'Afrique de l'Ouest. Elle est fondée le 28 mai 1975. Elle regroupe outre les huit pays membres de l'UEMOA précités, la Guinée Conakry et six Etats en majorité anglophones à savoir : Cap Vert, Gambie, Ghana, Libéria, Nigeria et Sierra Leone. * 16 Signifie « Communauté Economique et Monétaire de l'Afrique Centrale ». Créée en 1994 afin de remplacer l'ancienne UDEAC (Union Douanière des Etats de l'Afrique Centrale) datant de 1964, elle comprend six Etats : Cameroun, Congo, Gabon, Guinée Equatoriale, République Centrafricaine, Tchad. |
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