7.4. Gouvernance modulaire
On a vu ci-dessus le critère de formalisation et le
critère de transfert de connaissances dans le choix des
mécanismes de gouvernance. Ici, la modularisation renvoie au
critère d'intégration des ressources.
En effet, lorsque la structure est de nature à
faciliter la diffusion des compétences tacites entre les acteurs, il est
nécessaire, afin de se protéger, de limiter le
périmètre de l'alliance ou de se limiter à des
technologies moins critiques (Jordan 2004; Oxley & Sampson 2004). Le
périmètre peut être limité par une organisation de
projets en modules faiblement couplés (Brusoni & Prencipe 2001).
D'autre part, dans le cas où les critères de
sélection du partenaire (voir gouvernance relationnelle) ne sont pas
suffisamment satisfaits, la fuite des compétences clés peut
être minimisée par une définition claire du
périmètre de l'alliance qui se traduit par une
répartition
des tâches convenue à l'avance. Cette
répartition exige de bien isoler les composants et de bien formuler
leurs interfaces3. Cette démarche est efficace
particulièrement dans le cas d'un projet d'innovation
incrémentale (Jordan 2004).
Howells et al. (2008, p 221) ont mis en avant les facteurs qui
sont derrière la décision de s'allier pour des activités
R&D. Ils notent, en particulier, la préservation des technologies
stratégiques, le degré de modularité des tâches, le
degré de l'implicite, la fuite des compétences
propriétaires et la protection de la propriété
intellectuelle.
Grant et Baden-Fuller (2004) font la distinction entre
l'acquisition et l'accès à la compétence. Ils rappellent
les deux dimensions de la gestion des compétences: les activités
qui amplifient le stock de compétences (exploration) et celles qui
utilisent les compétences existantes pour créer de la valeur
(exploitation). Dans ce deuxième cas, les entreprises recherchent
à avoir accès aux compétences de leurs partenaires
uniquement pour une complémentarité, sans l'intention de les
internaliser. Les deux partenaires collaborent ensemble tout en
préservant chacun ses compétences spécialisées et
distinctives grâce à un couplage faible technique et
organisationnel. Dans un tel système de spécialisation
interorganisationnelle issue de la modularisation des projets (Langlois 1999),
les acteurs importent et exportent certaines de leurs compétences
encapsulées dans des modules indépendants et communiquant entre
eux de façon optimale. Il y a moins d'informations
échangées entre les modules et moins d'interactions et de
coordination entre les organisations. C'est ce que nous appelons la gouvernance
modulaire. Le cas est illustré dans bon nombre d'industries et en
particulier l'industrie des télécommunications.(Grant et
Baden-Fuller 2004).
Il faut toutefois rappeler que cette organisation modulaire
(spécialisation verticale4) n'est pas la panacée et
que les entreprises font tout leur effort pour rester quelque peu
intégrées afin de garder la maîtrise de compétences
liées à certains composants confiés à d'autres
(Ernst 2005). Poussée à l'extrême, la modularité
nuit aux échanges d'informations et réduit les efforts de
coordination à des pratiques routinières peu résistantes
aux crises.
Le modèle présenté dans cette
première partie, a permis de clarifier les éléments
clés de ce processus de transfert de compétences qui est au coeur
des enjeux des alliances technologiques. Nous avons développé
trois critères empruntés à la littérature pour
caractériser les modes et les mécanismes de gouvernance :
formalisation, intégration et transfert de connaissances. Nous avons vu
ensuite que le contrat formel, la relation et la modularité contribuent
chacun à gérer le transfert de compétences dans les
partenariats d'innovation.
En deuxième partie, nous vérifierons
empiriquement la dynamique de ces trois dimensions (contrat, relation,
modularité) quant au partage et à la protection des
compétences.
3 Ici on fait allusion à la conception
modulaire qui permet de décomposer un système complexe en
sous-systèmes et en composants pour en maîtriser la
complexité. Cela induit une spécialisation au niveau
organisationnel et interorganisationnel (désintégration
verticale). (Gershenson, Prasad & Zhang 2003)
4 d'après Ernst (2005)
2 ÈME PARTIE : ANALYSE EMPIRIQUE
8.Méthodologie
Nous avons opté pour une démarche qualitative
afin d'apporter des réponses à la problématique
posée. En effet, une étude quantitative, pour être valide,
exige d'élaborer des variables pertinentes et mesurables sur un
échantillon suffisant d'acteurs. Cela nous était délicat
à cause du manque de ressources et d'expériences en
matière de définition de variables et d'établissement de
corrélations. De plus, nous n'avons pas pu disposer de sources
secondaires sur le secteur. A ce propos, un questionnaire composé de
questions fermées5 a été élaboré
et a servi uniquement à valider notre choix d'abandonner l'approche
statistique.
La revue de la littérature nous a
éclairés sur le bien fondé de l'étude des
cas6. Nous avons essayé de sélectionner des cas
limités en nombre mais dont les entreprises ont des positions centrales
dans le réseau. Elles collaborent avec plusieurs partenaires dans une
logique de spécilaisation verticale.
Cette étude s'intéresse aux expériences
et opinions des acteurs impliqués. Notre démarche est d'analyser
le type de relation vécu ainsi que ses retombées en termes
d'apprentissage. Le terrain d'étude concerne deux cas d'entreprise du
secteur des télécommunications inscrits chacun dans un
réseau de collaboration7. Leurs offres sont destinées
à des clients de renom très exigeants et dynamiques en
matière d'innovation.
Nous avons procédé selon 3 étapes :
1. Formalisation du dispositif d'investigation,
2. Détermination des interlocuteurs,
3. Recueil des données, traitements et analyses.
8.1. Dispositif d'investigation
Nous avons invité nos interlocuteurs à prendre
chacun un cas de relation liée à un (des) projet(s) à fort
caractère novateur. Dans ce cadre, ils ont été
amenés à donner leurs opinions et à les illustrer par des
exemples sur la nature de la relation entretenue et ses retombées sur
leurs organisations respectives.
Le premier cas correspond à une collaboration
technologique centrée sur l'intégration de composant logiciel et
le deuxième cas concerne une collaboration centrée sur la
création de nouveaux produits. Les deux collaborations s'inscrivent dans
le processus de commercialisation de téléphones cellulaires. La
comparaison des deux cas en termes d'apprentissage est pertinente en ce sens
que l'un concerne l'innovation de composants (modulaire) et l'autre concerne
l'innovation produit. Les deux évoluent dans le même contexte
technologique et économique avec différents niveaux de risque et
d'incertitude. L'innovation de composants est moins visible par le client
utilisateur contrairement à l'innovation produit. Les enjeux
économiques ne sont pas les mêmes. Le cas d'innovation de
composant offre une certaine flexibilité de livraison de la fonction
logicielle contrairement au cas d'innovation produit.
5 Pas présenté dans cette
étude
6 Les cas des articles examinés nous ont
sensibilisés à la méthode d'étude de cas. Nous
n'avons pas étudié les aspects théoriques de la
méthode.
7 Seule la relation dyadique concerne notre
étude.
Les rapports client-fournisseur sont inversés. Dans le
cas d'innovation modulaire, le composant provient intégralement du
fournisseur. En innovation produit, c'est le client qui est source de la partie
innovatrice. Mais dans les deux cas, les idées d'innovation sont
initiées par le client du client. De plus, le client du premier cas est
de taille importante vis-à-vis de son fournisseur alors que dans le
deuxième cas, les deux partenaires ont des tailles comparables.
Nous avons procédé de telle manière que
le questionnaire réponde à notre projet et soit
compréhensible par les questionnés. Pour cela, après une
revue croisée et un test préalable, nous avons constitué
l'échantillon (six sociétés8) en contactant les
personnes directement. Puis nous avons envoyé des mails incluant le
questionnaire et une proposition d'entrevue par téléphone ou en
face à face.
Seuls les retours directs des questionnés serviront
à construire la matière de notre grille d'analyse. Nous n'avions
pas eu la possibilité d'avoir des sources secondaires pour cause de
confidentialité. En effet, il aurait été utile d'exploiter
les données formelles des projets pour en extraire les problèmes
rencontrés et les démarches adoptées.
Le questionnaire est structuré selon quatre axes :
contexte, nature, gouvernance et retombées de la relation (Lefaix-Durand
et al. 2006).
La nature de la relation est caractérisée par la
situation dans laquelle l'échange s'opère et par les
comportements des acteurs pendant cet échange. La gouvernance est
liée aux facteurs de régulation et de coordination. Les
retombées peuvent être d'ordre tangible (biens, argent...) ou non
(apprentissage par exemple). L'importance de l'environnement d'affaires, quant
à lui, est corrélée au degré d'incertitude
perçu par les gestionnaires.
Notre enquête exclut les processus mis en oeuvre dans
l'organisation, les raisons des décisions stratégiques, les
niveaux de performances et les innovations organisationnelles. Guide
d'entretien
Choisissez un cas de relation avec un partenaire pour des projets
novateur
1. Comment évaluez-vous le secteur d'activité de
votre entreprise ? 1 à 10 : de complètement prévisible
à chaotique.
2. Décrivez la situation d'échange de votre
relation ?
Proximité des acteurs ? Fréquence de
l'échange ? Le degré d'interdépendance ? Orientation
temporelle (court ou long terme) ?
3. Comment caractérisez-vous le comportement dans les
échanges ?
Engagement des acteurs : volonté de maintenir la
relation ? Coopération des acteurs : actions conjointes ? Communication
des acteurs : partage d'information ? Degré de confiance entre les
partenaires ?
4. Décrivez le mode de régulation mis en oeuvre
?
Utilisation du pouvoir d'influence : niveau de coercition ?
Centralisation de prise de décision ? Niveau de formalisation des
ententes commerciales ?
5. Qu'en est-il du mode de coordination mis en place ?
(planification des ressources au cours du processus d'échange)
Intégré ou fragmenté ? Flexible ou
rigide ? Réactif ou lent ? Utilisation SI : poussée ou
limitée
6. Quelles sont les retombées positives de cette relation
sur l'innovation et la capacité d'innovation de votre entreprise ?
7. Qu'en est-il des retombées négatives sur
l'innovation et la capacité d'innovation de votre entreprise ?
8. Listez par ordre d'importance les éléments que
vous considérez comme déterminants sur la capacité
d'innovation ou sur la réussite des innovations.
8 Echantillon de 6 dont 4 investigués. Seuls
deux cas, parmi les quatre, ont été retenus pour l'analyse.
9. Beaucoup d'entreprise craignent de la collaboration externe
que le partenaire puisse récupérer des compétences
stratégiques. Qu'en est-il dans votre entreprise ?
10. Que pensez personnellement de tout ceci ? Qu'est-ce que le
partenariat vous a apporté à vous individuellement (sur votre
métier, votre fonction, votre carrière, etc.) ? Quels sont vos
regrets ?
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