Le symbolisme de l'ombre et de la lumière dans Lorenzaccio de Musset sous l'influence de Shakespeare( Télécharger le fichier original )par Marie Havard Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de l'Humanité - Master 1 Lettres Modernes 2005 |
CHAPITRE 2LES JEUX DE LUMIERENombreux sont les jeux de masques qui complexifient la pièce de Lorenzaccio, et les personnages qui cachent leur véritable identité. Mais les personnages ne sont pas toujours dans l'ombre. Figures de théâtre, ils se mettent en scène et entrent dans la lumière. Le motif de la fenêtre, que l'on ne retrouve que chez Musset, peut alors servir de mise en lumière d'une caractéristique particulière d'un personnage. Nous remarquons que les personnages se montrent par le biais des fenêtres. Autant le masque renvoie dans l'ombre une identité qui se veut secrète, autant la fenêtre va, au contraire, mettre en lumière une certaine identité. Cependant, nous remarquons que l'ombre envahit la majorité des éléments de la pièce, et que les masques ont une importance évidente pour l'intrigue, alors que la lumière reste secondaire. La fenêtre peut permettre l'évasion poétique des personnages, par exemple lors des soliloques à la fenêtre, et, du point de vue du décor, la fenêtre a un rôle important puisqu'elle amène les lieux à se heurter et à se confronter. Elle joue donc le rôle d'intermédiaire entre les personnages ou entre les lieux qu'elle relie : elle attire les regards ou en est la source. Elle permet aux intrigues de s'entremêler, aux actions de se dérouler simultanément, créant ainsi un rythme rapide qui entraîne le destinataire dans un tourbillon d'actions.
La fenêtre est une ouverture créée dans une habitation pour laisser entrer la lumière du jour; elle permet de voir ; elle est donc créatrice de lumière autant que le masque est créateur d'ombre. Nous avons vu que le masque permettait de différencier un intérieur (véritable identité) d'un extérieur (fausse identité). La fenêtre joue aussi avec ces jeux d'intérieur-extérieur. Elle est un outil qui relie l'ombre et la lumière, l'intérieur et l'extérieur, tout en les opposant. La fenêtre peut révéler un désir d'ostentation du personnage. Mais nous allons voir que les images choisies, données, montrées, ou bien cachées sont complexes et sont comme autant d'embûches dans la recherche de l'identité des personnages de la pièce. Dans les pièces de Shakespeare, la fenêtre n'est pas évoquée. Elle est donc une nouveauté de Musset, qui situe Lorenzaccio à Florence et à Venise ; nous savons que ces villes italiennes sont les lieux par excellence des miroitements de l'eau des canaux, des vitraux des églises et des miroirs et croisées des habitations. Le thème de la fenêtre est certes moins important pour l'intrigue que celui du masque ; cependant il permet des jeux de reflet entre les différentes sphères qui agissent sur l'histoire de Lorenzaccio (la ville elle-même, le pouvoir religieux, le peuple et le pouvoir politique du palais ducal...) et il apporte une touche poétique à l'oeuvre. 2.1.1. La fenêtre qui révèle Il y a deux façons de regarder à travers une fenêtre : de l'intérieur ou bien de l'extérieur. Lorsque l'on regarde une fenêtre depuis l'extérieur, on remarque qu'elle met en valeur les éléments intérieurs éclairés par la lumière du jour qui entre. Lorsqu'on la regarde depuis l'intérieur, elle met en valeur un extérieur encadré qui se détache de l'intérieur de l'habitation. Des deux sens, elle permet une mise en lumière. Les personnages qui se trouvent aux fenêtres et qui regardent au travers sont mis en valeur dans leurs moments intimes. La fenêtre attire alors le regard sur la vérité intérieure du personnage. En effet, les personnages aux fenêtres l'utilisent comme confidente à leurs inquiétudes ; la fenêtre joue le rôle d'un double qui écoute et réconforte. Dans leur solitude, les personnages n'ont pas d'autre moyen pour se confier que de s'adresser à cet autre qui ne les trahira pas : la fenêtre ou le miroir. Le miroir laisse transparaître une lumière indirecte propice à l'épanchement de soi, car le personnage se retrouve face à son reflet, en qui il a confiance. La Marquise en III.5 se regarde devant son miroir juste avant le rendez-vous avec le duc, et nous remarquons qu'elle semble se dédoubler pour mieux observer cette autre elle-même qui est prête à se donner au duc : « Quand je pense que cela est, cela me fait l'effet d'une nouvelle qu'on m'apprendrait tout à coup. [...] c'est le duc que j'attends dans cette toilette ! » Elle s'interroge en prenant du recul sur elle-même, pour s'étudier comme si elle ne se connaissait pas. Elle se confesse devant son miroir beaucoup plus aisément qu'avec le Cardinal. Se retrouvant face à soi-même, elle livre ses pensées secrètes et ainsi révèle une part de son identité : « N'importe, advienne que pourra, je veux essayer mon pouvoir ». Ainsi le lecteur comprend les plans de la Marquise avant qu'elle n'agisse. Le miroir permet donc un regard qui dévoile l'identité du personnage. La fenêtre joue aussi ce rôle : lorsque les personnages s'épanchent dans son encadrement, ils laissent transparaître une vérité de leur être. Nous avons vu les cas de la Marquise en II.3, de Philippe en II.5 (« N'en doute pas ; Pierre le tuera, ou il se fera tuer. (Il ouvre la fenêtre.) Où sont-ils maintenant ? » et « Et moi, le chef de cette famille immense, plus d'une fois encore ma tête blanche se penchera du haut de ces fenêtres, dans les angoisses paternelles ! ») et de Lorenzo en IV.11137(*) : la fenêtre est alors liée à la recherche d'une sensation de bien-être par des personnages qui sont troublés. La fenêtre permet l'épanchement de personnages qui dévoilent leurs incertitudes intimes (pour la Marquise et pour Philippe) ainsi que leur trouble profond (pour Lorenzo). Nous voyons donc que lorsque le personnage se situe seul à la fenêtre, il dévoile une part de sa vérité intime, qui est mise en lumière par le cadre qu'elle constitue. La fenêtre est alors l'opposé du masque, puisqu'elle montre ce qu'il cache. Mais la fenêtre n'est pas seulement la confidente de personnages confinés dans la solitude. Elle peut aussi être au milieu de tous les regards et servir d'intermédiaire entre les personnages. Elle montre alors les relations entre eux et elle dévoile la vérité de leur être. Plusieurs regards se croisent à travers les fenêtres. Tout d'abord, nous voyons la Marquise et le Marquis faisant leurs adieux en I.3 : « Elle se met à la fenêtre et fait un signe d'adieu à son mari ». Ces adieux sont sincères et la Marquise aime son mari, même si elle se laisse séduire par le duc par la suite. Comme le remarque le Cardinal, ce couple s'aime encore après sept ans de mariage : « une absence d'une semaine, - et tant de tristesse, une si douce tristesse, veux-je dire, à son départ ! Heureux celui qui sait se faire aimer ainsi après sept années de mariage ! ». La fenêtre met alors en relief la relation particulière qui lie le Marquis et sa femme, l'amour profond qui les unit, et permet de nous faire prévoir leur réconciliation à la fin de la pièce. Un autre jeu de regards à travers la fenêtre met en valeur Lorenzo, saoûl, qui lâche une bouteille sur le provéditeur en I.2. Quelqu'un accuse à juste titre Lorenzo : « Tenez, regardez à la fenêtre ; c'est Lorenzo, avec sa robe de nonne ». Le provéditeur, qui n'apprécie pas la farce, laisse éclater sa haine pour Lorenzo : « Lorenzaccio, le diable soit de toi ! [...] Peste soit de l'ivrogne et de ses farces silencieuses ! Un gredin qui n'a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe son temps à des espiègleries d'écolier en vacance ! » Cette scène, apparemment anodine, est cependant représentative des relations qu'entretient Lorenzo avec les autres. Lorenzo, grâce à la fenêtre, répond à son désir ou besoin d'ostentation. L'image qu'il affiche est celle d'un idiot qui est saoûl, image que le provéditeur prend pour vraie. Le provéditeur révèle sa haine à son encontre, et lâche, comme une insulte, le surnom « Lorenzaccio ». C'est la première fois dans le texte que ce surnom est cité ; cette scène à la fois justifie le titre, et résume la situation de la pièce. Lorenzo déguisé en nonne représente le fait que pendant toute la pièce il cache sa véritable identité aux autres, au point de ne plus avoir d'identité, et la haine du provéditeur symbolise la haine, le mépris, l'incompréhension que presque tous les personnages vouent à Lorenzo. Lorsqu'il est satisfait de l'image qu'il a donné, Lorenzo referme la fenêtre : « La fenêtre se ferme ». Ainsi, la fenêtre a permis d'attirer le regard sur une identité que veut donner Lorenzo (nous ne savons pas réellement quelle est sa véritable identité) ainsi que sur les relations qu'il entretient avec les autres personnages. Enfin, le dernier jeu de regards qui a lieu à travers la fenêtre de façon significative concerne le duc. Plusieurs facettes du duc sont dévoilées grâce aux regards qui traversent les fenêtres. Le regard du Duc vers ce qu'il voit à la fenêtre révèle ses désirs : lorsqu'il remarque à la fenêtre la belle Catherine (II.4 : « Dis-moi donc, mignon, quelle est donc cette belle femme qui arrange ces fleurs sur cette fenêtre ? »), le caractère de Don Juan du duc est mis en avant. Le regard du duc vers Catherine à la fenêtre est un regard de prédateur envers une proie : la fenêtre met alors en valeur l'attirance du duc pour les femmes en général. La fenêtre met aussi en lumière Catherine : c'est parce qu'elle se situe dans l'encadrement de la fenêtre que le Duc l'a remarquée, que l'on découvre la beauté de ses bras nus, et son caractère vulnérable de jeune fille offerte aux regards. Le regard, pour le Duc, a toute son importance, puisqu'il lui permet de voir les femmes, de profiter de leur beauté. D'ailleurs, son regard avide a besoin d'une grande baie vitrée pour s'assouvir : « Viens donc par ici ; nous la verrons mieux de cette galerie » (II.4). Plusieurs regards se dirigent vers le duc alors qu'il est à la fenêtre, et ces regards définissent d'autres caractéristiques du Duc. Tout d'abord nous assistons au regard entre Salviati et le Duc en II.7 : « Salviati, criant : Alexandre de Médicis ! ouvre ta fenêtre et regarde un peu comme on traite tes serviteurs ! Alexandre, à la fenêtre : Qui est là dans la boue ? ». Ce regard met bien en valeur la situation noble, haute et puissante d'Alexandre à la fenêtre en opposition avec la position plus basse de Salviati, qui, en plus, marche dans la boue. La fenêtre révèle alors la situation hiérarchique du duc et de Salviati. Enfin, en I.5, deux bourgeois évoquent dans leur conversation le peuple-badaud qui passe son temps à regarder, à voir sans comprendre : « [...] ils voient une figure sinistre à la grande fenêtre du palais des Pazzi. Ils demandent quel est ce personnage, et on leur répond que c'est leur roi ». L'évocation du duc à la fenêtre met ici l'accent sur le caractère sinistre d'Alexandre. Le regard du peuple au duc est un regard vide et d'incompréhension. Le duc n'a pas la notoriété attendue auprès du peuple, et si pour lui Alexandre est une « figure sinistre », c'est qu'il n'a aucune confiance en lui. La fenêtre ici permet de mettre en valeur un autre point de vue sur le duc : le point de vue du peuple, qui ne voit en lui qu'un personnage de mauvais augure. L'adjectif « sinistre »associé au duc pourrait aussi préfigurer sa mort à venir en IV.11. Ainsi les regards entre les personnages à travers les fenêtres sont multiples et variés. Chaque regard permet de définir une vérité de caractère sur un personnage qui va se révéler importante pour la compréhension de l'action. Certains personnages se mettent à la fenêtre pour être vus (le Duc, Lorenzo), d'autres sont observés avec curiosité (Catherine). Les personnages seuls à la fenêtre dévoilent une part de leur identité, et les personnages qui se regardent à travers elle dévoilent leurs relations entre eux et les autres. La fenêtre attire le regard sur un élément important, et le met en lumière : elle constitue un indice pour le lecteur. Elle permet aussi une expression plus poétique de la part des personnages dans un monologue ou un soliloque à la fenêtre. 2.1.2. La fenêtre qui cache La fenêtre peut cependant cacher aussi certains personnages. Il pourrait sembler contradictoire que la fenêtre, qui transmet la lumière, cache un personnage, mais cela est pourtant possible dans Lorenzaccio. Celui qui regarde à travers elle peut ne pas être vu et rester caché. La fenêtre est alors un moyen pour le regard curieux ou malsain de s'effectuer sans danger, et sans retour de regard. Il s'agit d'un regard à sens unique, sans réponse, individualiste. Plusieurs personnages ont tendance à laisser aller leur curiosité, dont le marchand : « J'avoue que ces fêtes-là me font bien plaisir, à moi. On est dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé ; on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le palais ; on attrappe un petit air de danse sans rien payer [...] » (I.2). C'est ainsi que la fenêtre permet de laisser entrer la lumière, mais une lumière corrompue ici puisqu'elle est celle des bals. La fenêtre peut aussi devenir aussi une incitation au vice, puisqu'elle permet un regard qui ne craint pas de remontrances. La fenêtre joue en quelque sorte le rôle de barrière protectrice qui permet le relâchement des moeurs. Philippe déclare que la plupart des jeunes filles ne sont plus vertueuses et regardent en douce les jeunes hommes à travers la fenêtre : « Le reste de la semaine, on est à la croisée, et, tout en tricotant, on regarde les jeunes gens passer » (II.1). Ainsi, la fenêtre peut permettre un regard à sens unique, qui révèle au lecteur la personnalité du voyeur mais qui la cache aux autres personnages. La fenêtre ne révèle pas tout, et elle peut parfois même devenir un lieu qui permet le mystère et la tranquilité : c'est auprès d'une fenêtre que Lorenzo et Thomas discutent en II.5 à propos de l'attaque de Salviati138(*). Nous remarquons qu'aucun des personnages ni même le lecteur ne sait de quoi Lorenzo et Thomas parlent : la fenêtre semble être véritablement le lieu le plus adéquat pour parler discrètement et pour s'effacer auprès des autres personnages. Donc, elle cache certains personnages de deux façons : elle autorise le regard perverti en permettant à celui qui regarde de n'être point regardé, et elle autorise les discours pervertis en les isolant et en les rendant secrets. La fenêtre sert donc d'ombre lorsque le but du personnage est perverti. Enfin, la fenêtre perd sa qualité de révélatrice quand elle met en avant une fausse identité. La fenêtre peut devenir un moyen de tromper autrui, d'afficher quelque chose qui est faux pour cacher la réalité. Lorsque Lorenzo se met à la fenêtre habillé en nonne et saoûl (I.2), nous ne sommes pas bien sûrs s'il montre ou non une vraie part de lui-même. Peut-être est-ce l'image qu'il veut donner de lui aux autres pour cacher une autre image (cette hypothèse pourrait être enforcée par le fait qu'il porte un déguisement, donc qu'il est déjà en situation de spectacle). Nous n'en sommes pas sûrs parce que la véritable identité de Lorenzo est indéfinissable, et il est difficile de démêler ce qui fait partie du masque ou non. L'ostentation par la fenêtre devient alors l'équivalent du fait de porter un masque. Lorenzo joue avec la crédulité des autres personnages. La cour du Duc Alexandre joue elle aussi avec la crédulité du peuple. A la mort du duc, personne ne sait comment réagir, mais une chose est sûre, c'est qu'il ne faut pas dévoiler la vérité. Le Cardinal trouve alors la solution : mentir impunément au peuple, « bluffer » si l'on peut dire : « Le duc a passé la nuit à une mascarade, et il repose en ce moment ! » (V.1). Les gestes accompagnent les paroles pour leur donner plus de poids, et on accroche aux fenêtres des costumes de bal: « Des valets suspendent des dominos aux croisées ». C'est peut-être la meilleure façon de convaincre que de mettre en pleine lumière un énorme mensonge, puisque tous les courtisans y croient. Ainsi, la fenêtre peut parfois cacher au lieu de mettre en lumière : elle masque les regardants qui sont corrompus, garde secrètes les paroles de meurtriers, ou bien elle permet d'afficher le faux et donc de cacher ce qui est véritable. Nous avons donc vu que la fenêtre, finalement, peut permettre des jeux de lumière mais aussi d'ombre : malgré ses caractéristiques d'éclairage de certains personnages, elle peut finir par être le moyen pour d'autres de se cacher. La fenêtre apporte la clarté de l'extérieur, mais elle peut aussi physiquement n'être qu'une ouverture sur l'ombre lorsqu'il fait nuit dehors, ou lorsque les volets sont fermés139(*). La fenêtre attire le regard ou le repousse, comme le masque ; l'identité du personnage est difficile à démêler dans ces jeux de regard. La nouveauté de Musset est d'avoir inclu le thème de la fenêtre dans la pièce, ce qui complexifie les rapports entre les personnages. En effet, un masque doit cacher et une fenêtre dévoiler, mais dans Lorenzaccio l'inverse peut être vrai aussi, et tous les repères sont brouillés. La quête de l'identité des personnages n'en est que plus complexe à achever.
Si le texte est parfois comme un sombre voile qui entrave le regard du destinataire dans sa recherche de la vérité, il peut parfois être au contraire un guide pour son regard, notamment par le biais des fenêtres. L'auteur laisse des indices, qui vont lui permettre de remédier à l'aveuglement créé par les masques. Le regard du lecteur dans Lorenzaccio peut être guidé vers deux destinations : vers une action importante qu'il ne voit pas, ou vers un personnage. 2.2.1. La mise en lumière d'une action En effet, le lecteur, qui, comme nous l'avons vu, ne sait pas tout sur les personnages et sur la pièce, ne peut donc pas participer à toutes les actions en même temps. Le lecteur transporté dans le monde de Lorenzaccio n'a pas assez de ses deux yeux pour voir tout. Le regard par la fenêtre permet alors d'inclure le lecteur qui voit par les yeux d'un autre personnage : « Tantôt nous sommes au dehors et nous voyons un personnage paraissant à la fenêtre ; tantôt nous sommes à l'intérieur et c'est le personnage lui-même qui nous informe du spectacle extérieur que nous ne voyons pas »140(*). La fenêtre est une solution intéressante pour l'organisation spatiale de l'histoire racontée. Elle met en lumière une action que l'un des personnages ne voit pas et qui lui est rapportée. En effet, l'action ne se passe pas toujours dans un unique lieu, et la fenêtre permet alors d'utiliser l'espace scénique au maximum. En II.5141(*), le prieur aperçoit en regardant par la fenêtre Thomas qui part combattre Salviati ; en II.6142(*), c'est Giomo qui, en se penchant à la fenêtre, révèle la place de Lorenzo auprès du puits ; en IV.4, le Cardinal annonce à la Marquise, qui se situe comme lui dans le palais du marquis : « Voilà votre mari qui entre dans la cour » ; en V.2, Philippe ouvre la fenêtre pour mieux apercevoir le messager qui arrive et déclarer à Lorenzo : « Ne vois-tu pas sur cette route un courrier qui arrive à franc étrier ? Mon Brutus ! Mon grand Lorenzo ! La liberté est dans le ciel ! je la sens, je la respire » ; et enfin en V.7 nous pouvons suggérer que Philippe est à la fenêtre de son cabinet lorsqu'il observe avec Pippo la disparition de Lorenzo dans la mer143(*). A chaque fois, grâce à la fenêtre, une action est espionnée par un personnage et rapportée à un autre personnage, et par la même occasion, au lecteur. La fenêtre devient donc un moyen de mettre en lumière une action que le lecteur ne voit pas, parce qu'il en est trop loin « physiquement ». Ainsi, la fenêtre devient un indice qui met en lumière certains éléments du texte ou certains moments de la pièce. En effet, elle accentue l'importance de certaines actions ou pensées qui ont lieu dans son encadrement. Nous avons vu que la scène où Lorenzo se penchait à la fenêtre pour jeter une bouteille de vin au Provéditeur (I.2) était importante dans la mesure où elle concentrait l'essentiel des enjeux de la pièce. Les monologues qui se déroulent devant une fenêtre sont des monologues clés pour le lecteur en ce qui concerne sa compréhension des personnages ainsi que sa construction de leur caractère. La fenêtre aide le lecteur à se concentrer sur l'élément qu'elle met en valeur. Elle joue aussi un rôle en dehors du récit : elle facilite l'écriture de l'action puisqu'elle permet de décrire deux lieux ou actions simultanées, tout en servant le vraisembable de l'histoire. Elle semble agrandir à la totalité de l'espace florentin les actions et les personnages rencontrés. Elle permet une avancée dans le récit plus rapide pour le lecteur-spectateur par la vision de plusieurs actions à la fois, et crée une impression de rapidité des événements, qui se suivent, comme pris dans un engrenage. Ainsi, l'action évolue plus rapidement pour le lecteur, ce qui l'aide à démêler le sens de l'histoire. La fenêtre est donc un outil utile pour le lecteur, puisqu'elle l'aide à voir, à avancer dans le texte et dans son entreprise de dévoilement des personnages. Ce motif permet la résolution de la présence complexe de multiples espaces et de multiples actions. 2.2.2. La mise en lumière d'un personnage Quand ce n'est pas une action qui est rendue, c'est l'existence d'autres personnages. A l'acte I, scène 5, le regard du lecteur, qui suit les passants dans la rue qui mène à l'Eglise Saint-Miniato de Montolivet, se trouve soudainement attiré vers un cabaret par les propos d'un cavalier : « A propos d'artiste, ne voyez-vous pas dans ce petit cabaret ce grand gaillard qui gesticule devant les badauds ? Il frappe son verre sur la table, si je ne me trompe, c'est ce hâbleur de Cellini ». Ces propos attirent l'oeil du lecteur dans un autre recoin de la ville, révélant l'existence d'autres personnages qu'il n'avait pas vus tout d'abord. C'est certainement par le biais d'une fenêtre que le regard du Cavalier a pu pénétrer le cabaret, ou, qu'un peu plus loin, Lorenzo dévoile l'intérieur d'une habitation. En effet, en III.3, il attire l'oeil de Philippe (et celui du lecteur) vers une maison qu'il n'avait point remarquée : « Vois-tu, dans cette petite maison, cette famille assemblée autour d'une table ? ». Une fois de plus, le regard par la fenêtre crée la présence de personnages, bien qu'ils n'aient pas d'incidence sur l'intrigue. Ainsi la fenêtre permet au regard, que ce soit le regard d'un personnage ou celui du destinataire qui voit par lui, de s'infiltrer partout. Chaque fenêtre est une ouverture vers un autre lieu, vers d'autres personnages, qui sont révélés au lecteur au moment où un personnage les regarde. Elle lie les espaces. La pièce de théâtre semble alors fourmiller de lieux, d'action, et de personnages, comme dans la vraie vie d'une ville. Le regard du lecteur semble donc guidé non pas par l'auteur dans des didascalies, mais par les paroles des personnages qui se trouvent à la fenêtre ; cela constitue en quelque sorte des didascalies internes. C'est en effet l'appel à la vision d'un personnage à un autre (« Vois-tu... », « Ne voyez-vous pas... ») qui crée une description visuelle pour le lecteur, qui, sans elle, ne pourrait pas se représenter le texte. Les didascalies, qui sont refusées au destinataire, ou qui sont présentes en nombre restreint, semblent avoir disparu de leur place pour apparaître dans les paroles des personnages, soit par l'expression de ce qu'ils voient aux fenêtres, soit par le biais de la formule « Voilà... » ou « Regardez... ». Les références sont nombreuses dans le texte ; elles ne sont pas reliées à la fenêtre, mais au regard de celui qui voit : par exemple, à la scène 3 de l'acte I, le cardinal décrit : « Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop ». Le lecteur apprend alors que la Marquise pleure, ce qu'il n'aurait pas pu savoir autrement. La description de Lorenzo par le Duc en I.4 (« Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés [...] » et «Regardez Renzo, je vous en prie ; ses genoux tremblent, il serait devenu pâle s'il pouvait le devenir ») ne serait pas visible au destinataire si elle n'était pas adressée au Cardinal et à Sire Maurice. Les actions et les réactions des personnages, au lieu d'être transcrites dans les didascalies, sont donc retransmises par les paroles des personnages144(*). Ce sont ces expressions qui font passer le non-vu, l'ombre du texte, à des espaces et des actions visibles et compréhensibles par le lecteur. Jean-Marie Thomasseau déclare que le décor et la couleur locale de Lorenzaccio sont suggérées « dans la langue des personnages »145(*), d'un point de vue « subjectif ». Il semble donc que le destinataire n'ait pas d'autre moyen pour « voir » que de se faire aider des personnages et des fenêtres, qui l'éclairent sur les autres personnages. Le lecteur fait donc passer le texte de l'ombre à la lumière en le déchiffrant, mais ce sont les personnages qui lui apportent la lumière. La fenêtre permet donc de mettre en lumière des actions ou des personnages qui sans elle resteraient non vus par le lecteur. La fenêtre est un outil qui correspond donc au « voir » du lecteur ; elle lui permet d'avancer dans la compréhension du récit et de combler les ombres du texte. Elle n'est pas particulièrement utile en ce qui concerne de l'intrigue, mais sur le plan esthétique elle permet un balancement, un équilibre avec les ombres des masques... La fenêtre permet aussi de nous mettre sur la voie du sens de la pièce : les ombres, les lumières, les masques et les fenêtres tournent tous autour de la question du vu et du non-vu, et autour de la question du regard. Cela peut nous donner un indice sur le sens fondamental de la pièce : les regards mettent en jeu la recherche d'identité, la recherche de l'accomplissement de soi par l'ostentation, la recherche d'une validité de l'existence vis-à-vis des autres. La pièce est finalement un drame des individualités : chacun cherche à s'accomplir, et c'est ce qui pousse Lorenzo à tuer le Duc, Pierre à s'engager dans l'armée française, la Marquise à se laisser séduire par le duc... Le motif de la fenêtre insiste ainsi sur l'importance de la vision dans la pièce : les actions et les espaces doivent être vus, mais aussi les personnages, pour être justifiés et définis, pour trouver leur raison d'exister. Ainsi, au plan de l'intrigue, le masque cherche à renvoyer le personnage dans le non-être alors que la lumière affiche son existence. Mais la complexité des personnages ne permet pas de deviner leur identité, car ils peuvent se mettre en lumière tout en portant des masques, ce qui fausse la tentative d'éclaircissement. Les multiples intrigues ne permettent pas aux personnages d'avancer à visage découvert, sous peine de se perdre. C'est ainsi que pour se protéger des autres, les personnages tissent une toile complexe faite de masques ou d'ostentation. Le résultat est que la pièce est beaucoup plus complexe au point qu'elle peut devenir un jeu d'énigme, autant entre les personnages qu'entre le lecteur et les personnages. Les regards entre les personnages chez Shakespeare et chez Musset ne sont donc pas équivalents. Chez les deux auteurs, ils peuvent être la preuve de relations particulières entre les personnages, par exemple de celle qui unit le duc et Lorenzo ou Hamlet et le Roi Claudius. Cependant, Musset invente un nouveau type de regard : le regard qui est une tentative de définition de l'autre. En effet, tous les regards dans Lorenzaccio mettent en jeu l'identité du regardant ou du regardé. Le regard agresse. Nous avons vu que le masque peut dévier le regard mais il peut aussi l'attirer : il cache mais parfois il montre une certaine image, qui peut être fausse, pour déjouer les regards des autres. La lecture de Lorenzaccio de Musset est ludique ; l'auteur semble avoir trouvé là le moyen d'intéresser le destinataire et de le divertir tout en l'incluant à l'action. C'est ainsi que le texte semble fait d'ombres et de lumières, parce que le destinataire ne sait pas tout dans Lorenzaccio. Tout théâtre place bien entendu le destinataire en position extérieure par rapport à l'action, mais d'habitude, il voit les pièges sans y tomber. Avec Lorenzaccio, le destinataire est trompé jusqu'en III.3, et donc il en sait encore moins qu'en savent normalement les destinataires d'autres pièces de l'époque. Il est réduit à son propre regard, à ses propres capacités d'analyse. Mais le texte guide le lecteur, en montrant et en cachant, à achever la représentation mentale qui rend vivants les personnages et le décor. Comme l'écrit Bernard Masson, Lorenzaccio amène un lecteur à « voir » la pièce : « Faire voir ce qui se dissimule derrière l'apparence et le masque, faire sentir [...] ce qui se dérobe à la conscience claire et à l'expression spontanée, dévoiler peu à peu le mystère personnel en le mettant en pleine lumière, tels sont la fin et les moyens de cette psychologie spectacle que le poète fait ici briller de mille feux 146(*)». Le regard du lecteur déchiffre donc la pièce, la fait passer de l'ombre du mystère à la lumière de l'élucidé. Ainsi, le lecteur participe, construit une représentation avec ce qu'il voit (par les fenêtres entre autres), recherche le sens de ce qu'il ne voit pas (à cause des masques), dans un face à face avec les pièges du texte. Le sens que l'on peut donner à la pièce n'est cependant que subjectif et personnel, différent à chaque fois selon le destinataire. Les jeux de « vu » et de « non-vu » trouvent tout de même en la personne du destinataire une finalité. Nous avons ici la preuve que la place du lecteur du « Spectacle dans un Fauteuil » est bien différente de celle du spectateur de Shakespeare. Le caractère ombrageux de la pièce de Lorenzaccio (le non-dit, le non-vu, l'ambigu) va devoir être éclairci par le lecteur, tout au long d'une lecture ludique, selon les indices et les embûches qui parsèment le texte. Le dévoilement du texte est obligatoire si le destinataire veut bien comprendre les enjeux de la pièce. Le rôle du destinataire change donc entre Shakespeare et Musset : le lecteur de Lorenzaccio est non seulement témoin de la complexité des personnages et de la pièce, mais il est aussi inclu dans cette complexité : il est pris à parti dans l'acte de dévoilement et il peut ainsi percevoir à quel point la définition du caractère des personnages est difficile. Les personnages gagnent ainsi en complexité, puisqu'ils ne sont pas élucidés sans la réflexion du lecteur, et la pièce engendre une représentation qui atteint au plus près la vérité de l'homme. Musset, poète avant d'être dramaturge, a réussi mieux que quiconque à utiliser ce symbolisme de l'ombre et de la lumière pour définir sa vision de l'homme ; en poète, il a su peindre par touches subtiles le grand tableau de l'humanité. * 137 Voir partie I, 1.2.1. * 138 L, II.5 : « Il l'entraîne dans l'embrasure d'une fenêtre ; tous deux s'entretiennent à voix basse ». * 139 La fenêtre qui donne sur la nuit ou la fenêtre fermée par des volets, n'étant plus liée à la lumière mais à l'ombre, renvoie à l'incertitude et à l'absence : ainsi Philippe en II.5 ne trouve-t-il pas de réponse à ses questions, ni d'apaisement, avec la fenêtre ouverte sur la nuit et en III.7 il propose de disparaître de Florence pour qu'on le laisse tranquille, laissant comme trace de son absence les fenêtres fermées : « Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, on ne pensera plus aux Strozzi ». Les fenêtres aux volets clos peuvent être aussi le signe d'une absence plus douloureuse : celles du palais des Strozzi en IV.2 marquent le décès de Louise. * 140 Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p.133. * 141 En II.5, Philippe, troublé, a ouvert la fenêtre, et alors qu'il parle avec échauffement, le prieur aperçoît Thomas : « N'est-ce pas Thomas qui rôde sous ces lanternes ? Il m'a semblé le reconnaître à sa petite taille ». * 142 L, II.6 : « Giomo, à la fenêtre : Que fait donc Lorenzo ? Le voilà en contemplation devant le puits qui est au milieu du jardin ; ce n'est pas là, il me semble, qu'il devrait chercher sa guitare ». * 143 L, V.7 : « Ne voyez-vous pas tout ce monde ? Le peuple s'est jeté sur lui. Dieu de miséricorde ! On le pousse dans la lagune ». * 144 L, I.5 : « Salviati : Voilà une jolie femme qui passe », L, I.5 : « Salviati : Le voilà qui se retourne. Ecarquille les yeux tant que tu voudras, tu ne me feras pas peur », L, II.5 : « Philippe :Voilà la nuit, la ville se couvre de profodes ténèbres », L, IV.7 : « Lorenzo : Voilà le soleil qui se couche ; je n'ai pas de temps à perdre, et cependant tout ici ressemble à du temps perdu ». * 145 Jean-Marie Thomasseau, Alfred de Musset, Lorenzaccio, Etudes Littéraires, PUF, 1986, p.61. * 146 Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin , Paris, 1974 , p.192. |
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