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Le symbolisme de l'ombre et de la lumière dans Lorenzaccio de Musset sous l'influence de Shakespeare

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par Marie Havard
Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de l'Humanité - Master 1 Lettres Modernes 2005
  

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CONCLUSION

Ainsi nous avons vu que les jeux d'ombre et de lumière dans Lorenzaccio s'inspiraient de ceux que l'on retrouve dans certaines des pièces de Shakespeare. Les deux auteurs à la fois se ressemblent et sont différents l'un de l'autre. Musset se fait l'écho de Shakespeare lorsqu'il décrit l'opposition de l'ombre et de la lumière que l'on retrouve dans la symbolisation du décor et des accessoires théatraux ainsi que dans la mise en scène. Cette opposition entre l'ombre et la lumière est présente sur le plan de l'histoire racontée : dans les personnages, les lieux et les symboles mis en scène. Ainsi, au niveau des images comme à celui de la mise en scène, l'ombre est opposée à la lumière. L'ombre renvoie aux éléments néfastes, à la mort, au mystérieux, alors que la lumière renvoie aux éléments positifs, à la beauté et à la vie. Musset comme Shakespeare cherchent à exprimer les deux opposés entre lesquels l'homme est déchiré : le mal, le sombre, l'impur, et le bien, le lumineux et le pur. Le schéma actanciel de Lorenzaccio rejoint celui de Hamlet, Macbeth ou de Jules César : il s'agit d'un être qui cherche à tuer son Duc, son Roi, son Empereur, et qui, pour cela, se corrompt lui-même. A chaque fois, le spectateur assiste aux tourments de celui qui s'apprête à agir, qui a peur de commettre le mal et de maudire son âme en passant du côté de l'ombre. Donc, grâce à la construction de ces images fondées sur l'ombre ou sur la lumière, Musset et Shakespeare réussissent à décrire les émotions antagoniques ressenties par les personnages ; ils réussissent à transposer dans le monde théâtral, en les accentuant par ce symbolisme, les contradictions de la vie réelle. Les pièces tout entières sont fondées sur ce symbolisme, et l'ombre en investit les moindres recoins, repoussant la lumière, comme pour faire ressentir au spectateur la dégradation qui cherche à être représentée. Nous avons donc étudié les symboles associés aux notions d'ombre et de lumière dans leur opposition : la nuit contre le jour, la mort contre la vie, le surnaturel, les fantômes, les apparences et le rêve contre la réalité, le mal contre le bien, la ville contre la campagne, l'orage contre le temps clair et la lune contre le soleil.

Nous avons vu cependant que l'ombre et la lumière chez les deux auteurs ne font pas que s'opposer : elles s'entremêlent, se rejoignent, deviennent indistinguables. En effet, dans les pièces de Lorenzaccio, d'Hamlet, de Macbeth et de Jules César, la société est corrompue au point que les éléments de l'ombre et de la lumière perdent leur définition. Nous avons alors étudié les symboles dégagés des notions d'ombre et de lumière en les définissant comme équivalents : la mort comme la vie, le jour comme la nuit, et nous avons étudié les personnages constitués des deux, comme Lorenzo ou Hamlet. Les personnages sont plus complexes, plus torturés, plus incohérents : ils destabilisent les repères traditionnels puisqu'ils ne sont plus eux-mêmes traditionnels, et ils renversent la temporalité. La nuit et le jour se ressemblent alors, au lieu de s'opposer. C'est ainsi que la lumière reste présente, mais en étant renvoyée au rang de passé heureux ou d'espoir, donc en étant irréelle, ou bien en se faisant « complice » de l'ombre : elle peut être associée à la débauche ou au meurtre elle aussi. Les personnages eux- mêmes sont faits d'ombre et de lumière mêlées. On ne peut plus leur trouver une identité claire et définie. Ils sont complexes, tout comme la nature humaine. Les deux auteurs utilisent ce symbolisme pour démontrer la complexité du monde dans lequel vivent leurs personnages, ainsi que pour associer cette complexité à la réalité humaine. Ils expriment des sentiments, des sensations et des émotions que l'on ressent dans la vie réelle, en les associant aux intrigues. C'est par l'utilisation de mêmes symboles et contrastes que Musset et Shakespeare nous donnent une même vision complexe de l'homme. Cependant, Musset semble aller plus loin que Shakespeare : le monde que les deux auteurs représentent foisonne de personnages différents, mais chez Musset, on retrouve aussi un foisonnement de lieux, ce qui amplifie la complexité de Lorenzaccio: en effet la multiplication des lieux implique une description plus fine du monde. L'importance donnée à la ville de Florence, qui fait d'elle un personnage à part entière, problématise les enjeux politiques. De plus, Musset complexifie au maximum tous ses personnages, et non pas les personnages principaux seulement. Les personnages de Lorenzaccio sont étudiés de façon plus précise, à tel point que nous avons l'impression qu'ils ont une vie propre; leur complexité les amène au rang de parfaite réplique humaine. Le personnage central (Lorenzo) est à ce point complexe qu'il est impossible de le définir : il semble construit sur des absences et des négations. La comparaison avec Hamlet accentue le fait que Lorenzo est déchiré à l'intérieur de lui-même, et qu'il cherche à se retrouver par le biais de l'action. Les deux personnages sont à ce point déçu de la nature humaine qu'ils empruntent le masque de ce qui les rebute le plus : pour Lorenzo, qui honore la pureté et la république, c'est le masque de la débauche ; pour Hamlet, qui vénère l'intelligence et la raison, c'est le masque de la folie. C'est au moment où ces personnages s'éloignent de la société, se mettent à l'écart ou en sont rejetés, qu'ils nous paraissent cependant le plus représenter l'homme. C'est en décrivant les tourments de l'être déçu par ses confrères humains que les deux auteurs touchent la même corde sensible du destinataire, qui s'identifie au personnage central et le comprend, parce qu'il a vécu au moins une fois dans sa vie une déception, lui aussi.

Enfin, nous avons vu que si les personnages de Shakespeare autant que ceux de Musset sont complexes, c'est qu'entrent en jeu d'autres ombres et lumières, révélées et mises en scènes par les regards. Nous avons alors étudié l'ombre dans le symbole du masque et la lumière dans le symbole de la fenêtre. En effet, le regard dévoile l'existence de masques sur les visages, masques qu'il faut faire tomber pour savoir l'identité des personnages, puisqu'ils représentent leur côté obscur et mystérieux. Nous avons remarqué une autre différence entre Musset et Shakespeare : bien que le thème du masque existât déjà chez Shakespeare, il n'était pas autant travaillé que chez Musset, qui détruit la possibilité d'une identité précise sous le masque, avec le cas de Lorenzo. Macbeth est masqué pour renvoyer dans l'ombre son identité de meurtrier : le masque est véritablement différent du visage de Macbeth, puisqu'il donne une image de bon roi alors qu'il est un roi usurpateur et assassin. Dans Hamlet, le cas se complexifie quelque peu. En effet, le personnage central porte un masque et contrefait la folie. Ce masque est tout à fait à l'opposé du visage d'Hamlet, puisque le jeune homme apparaît comme quelqu'un d'intelligent et de raisonné. Cependant, au fur et à mesure de la pièce, le personnage semble se prendre au jeu, se mettre totalement dans la peau d'un fou, avoir même des accès de folie. Le masque commence alors à prendre la place d'un visage. Dans Lorenzaccio, les masques ont réellement pris la place des visages. Même si les personnages ou le destinataire tentent d'arracher le masque-peau de Lorenzo, ils ne trouvent que d'autres masques-peaux ambigus. Il est donc impossible de trouver au personnage une identité claire et simple. Hamlet et Lorenzo sont deux enfants nés d'un même monde où la dégradation de la société les oblige à se masquer. Lorenzo, sous la puissance des masques qui sont devenus pour lui une habitude et une seconde peau, finit par perdre sa véritable identité, alors qu'Hamlet parvient à conserver -avec difficulté, soit- le masque en tant que tel, et son identité presque intacte. C'est qu'Hamlet périt par l'épée avant de sombrer dans la folie, ce qui rend imposible chez lui l'évolution funèbre qui est celle de Lorenzo. Le regard du destinataire tente donc de déchiffrer la pièce, mais il bute sur des ombres qui en entravent la compréhension : celle des masques des personnages, mais aussi celles du texte des pièces. En effet, et là encore il s'agit d'une nouveauté de Musset par rapport à Shakespeare, le lecteur de Lorenzaccio a une place différente en ce qui concerne les points de vue : il ne sait pas tout, et le texte devient pour lui un masque qu'il doit faire tomber pour comprendre le sens de la pièce. Le destinataire de Lorenzaccio est trompé par les masques des personnages jusqu'en III.3, alors que celui de Hamlet ou de Macbeth sait la vérité depuis la première scène. Enfin, et cela trouble le destinataire d'autant plus, les ombres sont cotoyées par des lumières, elles aussi ambiguës: certains personnages utilisent la lumière de la fenêtre pour montrer leur intériorité, les relations qu'ils entretiennent avec d'autres personnages, pour révéler des actions ou l'existence d'autres personnages, mais d'autres l'utilisent pour donner une fausse image, ou bien pour se cacher derière elle. La fenêtre rend ambivalents les regards qui sont nécessaires à l'identification des personnages. Le lecteur doit alors ruser pour ne pas se perdre. Les ombres et les lumières qui entrent en jeu dans les regards entre les personnages ou entre les personnages et le destinataire sont donc complexes : le masque peut cacher une identité ou bien devenir identitaire, la fenêtre peut dévoiler la vérité ou bien une fausse identité. Le destinataire n'a donc aucun indice sûr pour avancer dans son déchiffrement du texte dans Lorenzaccio, alors qu'il était aidé par l'auteur et les personnages dans Hamlet et Macbeth. Le théâtre romantique est d'habitude prolixe en didascalies, mais Musset laisse au lecteur le soin de se représenter la scène grâce à son imaginaire, ce qui contribue à la création d'un monde complexe.

Nous avons cherché à démontrer que la pièce Lorenzaccio, quoiqu'inspirée en de nombreux points par Shakespeare, témoigne d'une innovation notable de la part de Musset. S'appuyant sur les mêmes idées que Shakespeare mais ayant plus de liberté de moyens, Musset est parvenu à créer une pièce fondée sur le symbolisme de l'ombre et de la lumière en tous points. Ce symbolisme permet de réaliser que dans la pièce de Lorenzaccio, l'ombre prend le pas sur la lumière. Elle investit à la fois le décor (la nuit, la ville sombre, le mauvais temps), les personnages (dont Lorenzo, au physique et au moral sombre), les valeurs (avec le développement du mal et de la corruption), et le texte (l'obscurité du non-dit). En incorporant l'ombre à plusieurs plans de la pièce, autant au plan concret (décor) qu'au plan abstrait et symbolique (images, language), Musset a réussi à décrire la dégradation de la ville de Florence et des personnages qui y vivent, ainsi que la complexité du monde et de l'âme humaine. Tous les personnages de Lorenzaccio sont torturés. Le microcosme en est d'autant plus réussi et convaincant. Le caractère de déclassé trouve en Lorenzo son expression la plus poignante. Lorenzaccio est l'histoire d'un jeune homme au passé lumineux qui, en recherchant son identité, va lentement sombrer dans la corruption, pour s'échouer dans l'ombre. Cette dégradation l'empêche de retrouver son identité, faite d'ombres et de lumières inextricables, qui font de lui un être hors du commun, un déclassé. La complexité du personnage se trouve accentuée par l'innovation de Musset dans le thème des vu et des non-vu. En effet les masques mis en scène sont beaucoup plus complexes chez Musset, puisqu'ils ne permettent pas seulement de cacher une identité, mais de la détruire. L'identité de Lorenzo est à jamais perdue derrière les multiples masques qu'il a portés, et le destinataire n'a pas de clé qui lui permette de définir réellement le personnage. La lecture doit à la fois déchiffrer le symbolisme pour en concevoir toute la valeur, se recréer mentalement la représentation, et dévoiler les identités et les finalités des personnages. La question centrale, dessinée par celle de l'ombre et de la lumière, reste cependant celle de l'identité. De la tentative de définition d'identité entreprise par les personnages entre eux à la quête d'identité qui s'empare de Lorenzo, l'ombre et la lumière s'allient pour semer le trouble. La scène théâtrale devient un lieu d'étude pour définir l'homme. En dehors des personnages, le destinataire aussi est concerné, puisque toute oeuvre est le fruit d'une communication entre un auteur et un lecteur. C'est ainsi que l'énigme de l'homme est à double sens : à la question « Qui est Lorenzo ? » s'ajoute « Et moi, qui suis-je ? ». Le lecteur a tenté de dévoiler le texte, mais le texte peut aussi interroger le destinataire sur son propre dévoilement. Le lecteur de cette pièce du « théâtre dans un fauteuil » voit Lorenzo se dégrader, se transformer, finalement disparaître, dans sa quête d'identité. Le temps du spectacle, pour que les émotions soient ressenties, il s'identifie à lui. Le temps du spectacle, le destinataire se demande qui il est, et il tente de se déchiffrer comme Lorenzo l'a tenté. Il peut ainsi comprendre à quel point il est dur d'essayer de se connaître. Le regard se retourne sur son géniteur, pour finalement le laisser dans l'aveuglement. En effet, même en étudiant une copie de l'homme, on ne peut pas définir la nature humaine, et le destinataire ne peut que tenter de déchiffrer son visage derrière ses masques sans y trouver la réponse qu'il attendait. C'est ainsi que Lorenzo, qui a perdu tout espoir de réponse possible, définit la déception poignante qui s'est emparée de lui, en III.3 : « Je suis rongé d'une tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre est une lumière éblouissante ». Autant la nuit profonde que la lumière qui éblouit empêchent le regard de voir, et c'est finalement ce qui fait de la question de l'identité humaine la plus belle énigme, puisqu'on ne peut vraiment pas la résoudre.

Ainsi la lecture de Shakespeare permet de mieux comprendre Lorenzaccio. Musset a repris certains thèmes qui correspondent au questionnement de son époque. En effet, la question politique de la tyrannie est traitée par les deux auteurs : l'histoire racontée renvoie à la sombre histoire contemporaine (dynastie des Tudor pour Shakespeare, échec de la République et Monarchie de Louis Philippe pour Musset). Les deux auteurs soulèvent aussi une question politique et morale, celle de l'utilité de l'action ou de la place de l'homme dans le monde, par exemple. Hamlet et Lorenzo sont torturés entre leur volonté d'agir et leur impuissance à accomplir leur idéal. Ce thème correspond à la crise politique de l'époque de Musset. En 1830 en effet, un certain désenchantement s'empare de la jeunesse, qui a le sentiment d'être exclue de la scène sociale, puisqu'on ne lui accorde pas la possibilité de renouveler les exploits de ses prédécesseurs qui ont fait la révolution de 1789 ou qui se sont battus pour l'Empire. Cette génération n'a aucun moyen de justifier son existence par une grande action. La problèmatique de l'utilité de l'action que Musset reprend à Shakespeare correspond parfaitement à l'actualité politique et sociale des années 1830. La parole des personnages empêche leur action, qui est repoussée à un moment ultérieur : les personnages sont donc torturés entre leur réflexion sur l'action et l'action même. Musset retranscrit ce mal du siècle dans le drame historique et romantique Lorenzzaccio. On assiste donc à une même recherche chez Shakespeare et chez Musset d'une vérité du monde à retransmettre dans l'oeuvre théâtrale. Cependant, Shakespeare achève ses pièces par l'arrivée d'un nouveau pouvoir qui permet de régénérer la société qui a été dégradée (règne de Malcom dans Macbeth, arrivée de Fortinbras dans Hamlet, et dans Jules César règne d'Antoine et d'Octave) alors que Musset, d'un pessimisme plus profond, ne permet aucune évolution positive à la fin de Lorenzaccio : Côme est sacré nouveau duc de Florence, mais il est dirigé par le Cardinal Cibo.

Du point de vue du style, les deux auteurs ont entamé une même recherche de liberté de construction pour mieux représenter le monde, ce qui les amène à la multiplication de lieux et personnages. Ce foisonnement de vie sert ainsi à exprimer la diversité et la complexité du monde. Musset utilise, comme Shakespeare, le symbolisme de l'ombre et de la lumière, mais ses personnages ne son pas seulement torturés entre ces opposés, ils sont constitués des deux. Ainsi, Musset s'inspire de Shakespeare, et va plus loin dans cette quête de liberté, d'émotions, et de naturel. Il bannit le vers en théâtre, alors que Shakespeare le maintient. Il aboutit à la création d'un « Théâtre dans un Fauteuil » : tout est permis à l'imagination. C'est ainsi que les personnages peuvent être plus détaillés psychologiquement, que les décors peuvent apparaître en grand nombre et avoir une importance capitale (comme Florence, par exemple), que les dialogues sont travaillés, ainsi que l'atmosphère, au détriment de l'action. Musset apprend donc de Shakespeare la liberté stylistique. En effet, à côté des règles strictes du classicisme français, le théâtre de Shakespeare semble être libéré de toutes les contraintes, et il est pris pour modèle, dans cette période qui cherche à libérer la littérature après avoir vu l'étendard de la liberté de la révolution française. Musset crée un nouveau théâtre romantique libéré, différent de celui de Hugo. Il reprend donc de Shakespeare ce qui peut correspondre à son siècle (liberté de style, mal-être des personnages), et pour cela il n'hésite pas à laisser de côté certains éléments tragiques, comme la noblesse de caractère de femmes comme Lady Macbeth, Ophélie, ou Portia. Le théâtre de Musset est dramatique : il représente un homme torturé mentalement, débauché, et mal aimé, et ses rapports avec son milieu, dans un théâtre nouveau et libéré qui cherche la vérité.

La majorité des romantiques utilise Shakespeare comme modèle de liberté et de renouveau de la littérature. L'histoire récente de la société française voue un culte au courage et à l'acquisition de droits et de liberté pour l'homme. Déjà, Rousseau a apporté des idées de tolérance, d'égalité, de liberté et de solidarité. En 1789, la grande Révolution et en 1793 la Terreur prouvent que le pouvoir n'est pas toujours aux mêmes, et que tout peut changer. Les hommes s'unissent pour se révolter et ils obtiennent ce qu'ils désirent. Par la suite, l'Empire forge des héros. Cela est un bouleversement pour l'Histoire de France. La scène politique est bouleversée, on cherche alors à transformer les arts pour lui correspondre mieux. Mais le règne de Charles X en 1815 puis celui de Louis Philippe en 1830 viennent détruire les rêves de la nouvelle génération, qui est prise d'une crise identitaire. La révolte de juillet 1830 n'a pas été efficace. C'est ainsi que l'esprit romantique est né, et que Shakespeare est admiré, lui qui fait preuve d'une grande liberté stylistique. Shakespeare semble avoir compris des années plus tôt les problèmes de l'homme : les lecteurs se reconnaissent dans ses personnages et plus particulèrement dans Hamlet, ambivalent et troublé, personnage démesuré et imparfait. La génération française de 1830 va trouver en Hamlet l'expression de sa mélancolie, de son incapacité à agir et du mal du siècle, Hamlet qui est pourtant avant tout troublé par ses pensées philosophiques. Shakespeare redonne une nouvelle force aux romantiques, qui ont espoir d'amener la liberté en littérature, à défaut de pouvoir la ramener en politique. Delacroix peint en 1831 La liberté guidant le peuple. Mais le désarroi de la jeune génération privée d'avenir glorieux et sa nostalgie de la liberté restent bien présents. C'est dans cette atmosphère désenchantée que Musset écrit Lorenzaccio. L'ambiguïté du personnage principal et la force d'expression de la torture intérieure qu'il subit est un écho à la torture des hommes de l'époque contemporaine, déchirés entre volonté et impuissance.

La poésie de Musset fait le culte de la souffrance, de la douleur, et de la tristesse amoureuse. Un pessimisme profond et une recherche de modernité stylistique sont caractéristiques de l'écriture de Musset, mais pas seulement de lui. De nombreux auteurs après lui expriment leur dégoût du monde tout en essayant de libérer l'écriture. L'histoire de la France d'après 1830 ne rend pas possible une vision plus optimiste. En effet, les émeutes de 1848 et la Commune de 1871 amènent une certaine inquiétude quant au devenir de l'homme. Le romantisme militant devient en 1848 un romantisme désabusé, nostalgique, angoissé. Musset est rejeté par les post-romantiques, qui le trouvent trop lyrique dans son expression de la mélancolie. La postérité romantique aspire à une écriture plus moderne, voire même plus violente et plus choquante. Le romantisme modifie en profondeur le genre romanesque, poétique, et théâtral. Il bouleverse le roman, qui devient réaliste, décrivant les problèmes sociaux, avec Stendhal, Balzac ou Flaubert, ou naturaliste, offrant une vision de la réalité qui se veut objective, notamment avec Zola, Huysmans ou Maupassant. Le mal de vivre et la mélancolie continuent à être exprimés. Trouvant ses racines dans le « vague des passions » de Chateaubriand147(*), le mal de vivre devient le « mal du siècle » chez Lamartine148(*), chez Sainte Beuve149(*), et même chez Flaubert150(*), ainsi que chez Musset bien sûr. Vigny appelle ce mal de vivre « Spleen » dans Stello151(*), et Baudelaire reprend le terme dans Les Fleurs du Mal (1857) et Petits poèmes en Prose ou le Spleen de Paris (1869). C'est donc la poésie qui prime, vers la moitié du XIXe siècle, lorsqu'il s'agit de décrire le mal de vivre, le désenchantement. Baudelaire semble faire en poésie ce que les romantiques font au théâtre : il s'émancipe des règles classiques de prosodie et renouvelle le statut du langage, donnant un nouveau pouvoir au mot. Le titre Les Fleurs du Mal associe deux éléments contraires, ce qui annonce un renversement des valeurs : les fleurs de la rhétorique n'expriment plus le beau et le bien, mais le mal. La section « Spleen et Idéal » est consacrée à l'évocation des contradictions de l'homme. Dans Mon coeur mis à nu, Baudelaire écrit : «Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre ».152(*) Ainsi, le Bien et le Mal ne font qu'un. Baudelaire associe de même le Beau et le Laid : le beau surgit de la laideur et la poésie doit évoquer des éléménts considérés jusqu'alors comme non-poétiques, comme dans « Une Charogne » par exemple. Le poète qui est l'énonciateur de ces poèmes est rejeté, mis à l'écart des autres hommes (« L'Albatros »). Le trajet de cet énonciateur ressemble à celui de Lorenzo de Musset : l'opposition entre les rêves et la réalité et le passé et le présent, la déception, font souffrir le « je », ce qui l'amène au spleen, et au désir de la mort, en passant par la tentative de réconfort cherché auprès de la ville ou auprès des perversions du vin ou du sexe. La mort offre, pour finir, une échappatoire au mal de vivre. Baudelaire exprime un pessimisme plus sombre que celui de Musset. Pour bien le sentir, prenons l'exemple de l'évocation de la Muse : chez Musset, dans Les Nuits des Poésies nouvelles, elle discute avec le poète, le réconforte toujours et exorcise sa douleur153(*), et elle est décrite comme un être de beauté et de douceur154(*), alors que chez Baudelaire, dans « La Muse Malade » des Fleurs du Mal par exemple, elle devient inquiétante155(*) et elle n'offre plus aucune consolation, ni aide, ni inspiration. La poésie de Baudelaire décrit l'angoisse et les dégoûts de l'homme déçu par le monde et torturé par ses pensées. Le mal devient une question centrale : il permet, tout d'abord, au poète d'exprimer la beauté avec une écriture nouvelle, et il fait aussi partie de la réalité de l'existence de chacun. L'évocation de la débauche est liée à celle de la destruction : des perversités macabres de la nécrophilie (« Une Martyre »156(*)) à la débauche qui équivaut à la mort (« Les deux bonnes soeurs »157(*)), l'évocation du plaisir et de la douleur, de la vie et de la mort, passe par des images dérangeantes parfois et oxymoriques. Le quotidien est décevant, le monde angoissant, l'art inaccessible, l'urbanité liée à la solitude et au malheur mélancolique. Le thème du masque se retrouve chez Baudelaire, avec un sens plus négatif : il est l'envers de la beauté, marque de la douleur de vivre158(*) . Ainsi le masque ici ne cache plus comme dans Lorenzaccio un visage pour le protéger, ou pour lui donner une autre vie, mais il cache la grimace du visage qui souffre à cause de la vie. La personne qui dévoile le masque est alors prise d'angoisse et de déception sur le genre humain, comme la jeune femme du poème « Confession » : « Que rien ici-bas n'est certain,/ Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,/ Se trahit l'égoïsme humain [...] ». Les contradictions du personnage de Lorenzo trouvent un écho dans le poème LXXVII « Spleen » : « Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,/ Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,/ Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,/ S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes ». Cet ennui profond qui prend le poète énonciateur des Fleurs du Mal comme il a pris Lorenzo est dû à la solitude et au dégoût du monde, que l'on trouvait déjà dans Lorenzaccio et que l'on rencontre à nouveau en lisant les poèmes en prose du Spleen de Paris : « Enfin ! seul ! [...] la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même. Enfin ! il m'est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres ! [...] Horrible vie ! Horrible vie ! [...] Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m'enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde [...] ».159(*) Il est intéressant de noter que ces propos conviendraient très bien à Lorenzo. Ainsi, comme les romantiques, Baudelaire exprime le mal du siècle, et sa poésie est ouverte à ses angoisses. Mais il rejette Musset ; il est l'héritier du romantisme tout en s'en détachant : il utilise le lyrisme romantique et l'expression du Beau, il reprend les mêmes thèmes (le mal du siècle, la mort, la nuit, la solitude, la débauche, la ville), mais il les exprime sans aucune complaisance et il travaille sur la forme, réduisant l'expression du spleen à des sonnets et concentrant les sensations en synesthésies. C'est ainsi que l'évocation du mal de vivre du poète trouve une expression plus moderne. L'inadéquation des mots aux idéaux et aux véritables sensations fait du poète un maudit. Le thème de la malédiction de la nature et de l'homme, du « poète maudit », est évoqué par plusieurs auteurs après Baudelaire, comme Verlaine, Mallarmé, ou Rimbaud, qui vont plus loin dans cette recherche de modernité stylistique.

Il faut attendre le XX ème siècle pour assister à la réprésentation des angoisses de l'homme au théâtre. Avec la première guerre mondiale est arrivée la prise de conscience de l'absurdité des guerres, des enjeux politiques, et du grotesque et du non-sens de la vie humaine. Les romans contemporains peignent la nouvelle vision de l'homme. Sartre écrit La Nausée en 1938, qui met en scène un écrivain à qui les êtres et les choses du monde donnent la nausée à cause de leur absurdité. Céline, avec son Voyage au bout de la nuit (1932), est un des premiers à décrire l'absurdité du monde moderne. La vie apparaît comme un long voyage de souffrance, qui n'a pour seul but que de trouver, enfin, la mort, seule nuit qui peut permettre l'apaisement, tout au bout de la nuit de la vie. Le nouveau théâtre a pris des leçons de liberté, et il détruit le théâtre traditionnel, il refuse toute règle, il mélange les tons. Il fait référence à l'époque contemporaine, et cherche une nouvelle expression du pessimisme qui le dépasserait. Ainsi naît le théâtre de l'Absurde. Ce théâtre veut montrer l'absurdité de la condition humaine, et cela va donc plus loin que le spleen ou la mélancolie. L'homme et son destin sont absurdes, et c'est cette absurdité qui crée l'angoisse, le désespoir ou la révolte de l'homme. Les valeurs humanistes sont renversées : l'homme est repoussant et insignifiant. Au théâtre, Ionesco écrit La cantatrice chauve en 1950. Cette pièce, totalement absurde puisqu'elle n'a pas d'intrigue et que l'on ne rencontre pas de cantatrice chauve, met en place des dialogues qui n'ont aucun sens. La pièce évoque l'absurdité de l'existence et de la parole. Enfin, dans le même ordre d'idées, Samuel Beckett, dans En attendant Godot (1953), figure l'anxiété des hommes face à l'absurdité désespérante de leur vie. Ainsi la littérature semble être le lieu où l'auteur s'épanche sur le malheur des hommes et sur son propre malheur, pour se libérer de son angoisse. Il ne peut que décrire, sans trouver de remède définitif à cette angoisse, la succession absurde de l'espoir et du désespoir, de la vie et de la mort, de la lumière et de l'ombre. Ecoutons ce que dit Pozzo :

« Ah oui, la nuit. (Lève la tête). Mais soyez donc un peu plus attentifs, sinon nous n'arriverons jamais à rien. (Regarde le ciel). Regardez. (Tous regardent le ciel, sauf Lucky qui s'est remis à somnoler. Pozzo, s'en apercevant, tire sur la corde). Veux-tu regarder le ciel, porc ! (Lucky renverse la tête). Bon, ça suffit. (Ils baissent la tête). Qu'est-ce qu'il a de si extraordinaire ? En tant que ciel ? Il est pâle et lumineux, comme n'importe quel ciel à cette heure de la journée. (Un temps). Dans ces latitudes. (Un temps). Quand il fait beau. ( Sa voix se fait chantante). Il y a une heure (il regarde sa montre, ton prosaïque) environ (ton à nouveau lyrique) après nous avoir versé depuis (il hésite, le ton baisse) mettons dix heures du matin (le ton s'élève) sans faiblir des torrents de lumière rouge et blanche, il s'est mis à perdre de son éclat, à pâlir (geste des deux mains qui descendent par paliers), à pâlir, toujours un peu plus, jusqu'à ce que (pause dramatique, large geste horizontal des deux mains qui s'écartent) vlan ! fini ! il ne bouge plus ! (Silence). Mais (il lève une main admonitrice) - mais, derrière ce voile de douceur et de calme (il lève les yeux au ciel, les autres l'imitent, sauf Lucky) la nuit galope (la voix se fait plus vibrante) et viendra se jeter sur nous (il fait claquer ses doigts) pfft ! comme ça - (l'inspiration le quitte) au moment où nous nous y attendrons le moins. (Silence. Voix morne). C'est comme ça que ça se passe sur cette putain de terre »160(*).

* 147 Dans René (1802), Le Génie du Christianisme (1802).

* 148 Dans Méditations poétiques (1820).

* 149 Dans Volupté (1834).

* 150 Dans Mémoires d'un fou (1838), Novembre (1842), Smarh (1839), Madame Bovary (1856) et L'Education Sentimentale (1869).

* 151 Vigny, Stello (1832), édition Nelson, Paris, p.12 : Stello décrit ses symptômes au Docteur-Noir : « Or, il faut le dire hautement, depuis ce matin j'ai le spleen, et un tel spleen, que tout ce que je vois, depuis qu'on m'a laissé seul, m'est en dégoût profond ».

* 152 Baudelaire, Mon Coeur mis à nu, éditions Arcadia, Paris, 1996, p. 15.

* 153 « La nuit d'octobre » : « La Muse : Avant de me dire ta peine,/ O poète, en es-tu guéri ?[...]/ S'il te souvient que j'ai reçu/ Le doux nom de consolatrice,/ Ne fais pas de moi la complice/ Des passions qui t'ont perdu.

Le poète : Je suis si bien guéri de cette maladie,/ Que j'en doute parfois lorsque je veux y songer[...]/ Muse, sois-donc sans crainte ; au souffle qui t'inspire/ Nous pouvons sans péril tous deux nous confier ». (Poésies Nouvelles, Garnier Flammarion, Paris, 2000, p. 96-97).

* 154 « La nuit de Mai » : « O ma fleur ! O mon immortelle !/ Seul être pudique et fidèle/ Où vive encor l'amour de moi !/ Oui, te voilà, c'est toi, ma blonde,/ C'est toi, ma maîtresse et ma soeur !/ Et je sens, dans la nuit profonde,/ De ta robe d'or qui m'inonde/ Les rayons glisser dans mon coeur ».(ibid. p.80).

* 155 « La Muse Malade » : « Ma pauvre Muse, hélas ! qu'as-tu donc ce matin ?/ Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,/ Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint/ La folie et l'horreur, froides et taciturnes [...]».(Les Fleurs du Mal, éditions Pocket, Paris, 1989, p. 37).

* 156 « L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,/ Malgré tant d'amour, assouvir,/ Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante/ L'immensité de son désir ? ».( ibid. p.141).

* 157 « Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes/ Nous offrent tout à tour, comme deux bonnes soeurs,/ De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs./ Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes ?/ O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,/ Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès ? ». (ibid.p. 143).

* 158 « -Mais non ! ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,/ Ce visage éclairé d'une exquise grimace,/ Et, regarde, voici, crispée atrocement,/ La véritable tête, et la sincère face/ Renversée à l'abri de la face qui ment./ Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve / De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux ;/ [...] C'est que demain, hélas ! il faudra vivre encore !/ Demain, après-demain et toujours ! -comme nous ! » (« Le Masque », ibid. p.47).

* 159 Poème en prose X, « A une heure du matin », Le spleen de Paris, Edition Pocket, Paris, 1989, p. 183-184.

* 160 Samuel Beckett, En attendant Godot, Les éditions de Minuit, Paris, 1952, p. 51-52.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand