Le symbolisme de l'ombre et de la lumière dans Lorenzaccio de Musset sous l'influence de Shakespeare( Télécharger le fichier original )par Marie Havard Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de l'Humanité - Master 1 Lettres Modernes 2005 |
CHAPITRE 2LORENZO, ESSENCE DE CETTE DIALECTIQUEDans leurs pièces, Musset et Shakespeare s'intéressent tous deux à la description de l'individu. Les personnages qu'ils créent sont détaillés et complexes, plus crédibles. Lorenzo est l'exemple type du jeune personnage romantique à la conscience torturée. Ce personnage éponyme est donc la source d'où la pièce trouve sa légitimité. Il semble être à lui seul l'icône de la polysémie du texte et de la dialectique de la pièce : il est déchiré entre deux opposés, et en même temps il cumule et mélange ces deux extrêmes. Il est à la fois sublime (lors de ses monologues ou lorsqu'il assassine le duc avec bravoure) et grotesque (quand il s'effondre à la vue d'une épée par exemple : le lecteur, jusqu'à l'acte III scène 3, ne sait pas si cela est simulé ou non). La position du lecteur-spectateur est ambiguë, et rend plus confuse l'identité de Lorenzo, puisqu'il n'apprend qu'au milieu de la pièce son véritable caractère. Le point de vue du lecteur-spectateur par rapport à la situation qui se déroule dans Lorenzaccio constitue une nouveauté dans le théâtre du XIXe siècle. C'est pour cela qu'il nous semble important d'étudier comment la construction entière de la pièce trouve son essence dans le personnage de Lorenzo, vu par les autres personnages ou par le lecteur, Lorenzo qui représente à lui seul à la fois l'ombre et la lumière.
Lorenzo est le personnage central de la pièce, dans lequel les opposés se rejoignent. Cependant, la réunion des contraires en sa personne est source de complexité et d'ambiguïté lorsqu'il s'agit de lui donner une définition précise. Lorenzo se fait alors l'héritier d'Hamlet, qui est torturé entre son désir de vengeance et son hésitation à commettre un meurtre. Sous le regard des autres, les deux personnages déclenchent les mêmes réactions contradictoires : certains personnages leur montrent de l'affection, d'autres de la méfiance. Hamlet et Lorenzo sont tous deux travaillés par des sentiments complexes et antithétiques : rêverie et raisonnement, désir d'héroisme et passage par le vice, enthousiasme et dégoût du monde. On retrouve le même thème de la déchéance chez les deux personnages ; cependant Hamlet seulement simule la folie, alors que Lorenzo sombre réellement dans la débauche. C'est bien là que le personnage de Musset se différencie de celui de Shakespeare : Hamlet reste vertueux et il commet des meurtres qui lui seront pardonnés puisqu'il rétablit la justice et l'ordre, alors que Lorenzo, lui, se corromp réellement et ne fonde pas de république. De plus, Hamlet ne fait qu'obéir à son père et venger son honneur, alors que Lorenzo était libre d'agir. La dégradation est donc plus profonde en Lorenzo qu'en Hamlet, et c'est pour cela que nous relevons plus d'évocations du personnage comme ombre chez Musset que chez Shakespeare. Ainsi, l'ombre et la lumière se côtoient en Hamlet sans jamais vraiment se mêler, alors qu'en Lorenzo elles s'entremêlent et constituent réellement sa personnalité ambiguë.
2.1.1. Une identité ambiguë La meilleure preuve que Lorenzo est bien l'essence de la pièce se trouve dans le fait que presque tous les personnages parlent de lui. Ils tentent de donner une identité claire à ce personnage mystérieux. Mais les essais de caractérisation entrepris par les personnages et par Lorenzo lui-même sont multiples et différents ; finalement, il en découle que la définition donnée reste ambiguë et contradictoire. Si nous nous intéressons de plus près aux notions que les autres utilisent pour parler de Lorenzo ou pour s'adresser à lui, nous remarquons une contradiction quant au sexe83(*) et à l'âge84(*) de Lorenzo. Ce n'est pas la seule contradiction. Lorenzo semble flotter entre la vie et la mort. Bien qu'il s'entraîne vigoureusement avec Scoronconcolo et qu'il soit plein d'énergie au moment de tuer le Duc, de nombreuses scènes le montrent dans une position de passivité ou de faiblesse : il s'évanouit à la vue d'une épée (I.4) et pendant qu'il fait des armes (III.1). Chez sa mère, il est « assis » (II.4), chez les Strozzi, il est « couché sur un sofa » (II.5), et lors de sa promenade de nuit en IV.9, il « tombe de lassitude » et « s'assoit sur un banc ». Le duc dit de lui qu'il est « énervé » (I.4), c'est-à-dire sans nerfs, sans énergie. Son apparence lugubre (son physique penche du côté de l'ombre, comme nous le verrons par la suite) fait de lui un personnage côtoie la mort, faible et malade. Selon Pierre Strozzi, il est une « lèpre » (II.5) et une « peste » (III.2) : ces maladies peuvent être rapprochées de l'ombre en ce qu'elles sont associées à la mort (en plus, la peste peut être noire). Lorenzo n'a donc pas simplement le physique d'un malade, il est aussi une maladie, porteuse de mort. Ainsi, il pourrait être comparé à la mort elle-même. Son corps n'est plus qu'un « squelette » (III.3), ce qui fait de lui un être qui n'est plus vivant85(*). Lorenzo se compare à la mort dans des expressions comme « Je me sens sérieux comme la mort au milieu de ma gaieté » (III.3) et « Aussi sérieusement que la mort elle-même » (IV.1) ; Philippe dit de lui : « Tu deviens pâle comme un mort . Qu'as-tu donc ? » (V.2). Dans le langage des personnages, Lorenzo se trouve donc souvent associé à la mort. Nous pourrions aussi émettre l'idée que Lorenzo représente l'ombre de la mort qui plane sur le Duc, puisqu'il le suit partout jusqu'au meurtre. Cependant Catherine garde espoir : « Je me dis malgré moi que tout n'est pas mort en lui » déclare-t-elle à Marie en I.6, et le destinataire espère de même. La scène 3 de l'acte III révèle l'ambiguïté des désirs et des sentiments de Lorenzo, qui essaie de définir qui il est et ce qui lui est arrivé pour aider son ami Philippe. L'attitude du personnage vis-à-vis de son identité est contradictoire, dans le sens où il souhaite retrouver sa pureté passée, tout en étant fasciné par la débauche qui a anéanti cette pureté. Lorenzo veut tuer le Duc (ce qui est un acte impur, puisque ce meurtre n'est plus motivé par un idéal républicain, mais par des raisons personnelles) pour se purifier et purifier le monde. Il associe ce meurtre avec sa pureté : « Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu ? », ce qui est contradictoire étant donné que le meurtre ne peut pas ramener la vertu puisque c'est un péché. Les pensées de Lorenzo sont aussi ambiguës dans le sens où elles cumulent les notions de vie et de mort : « Ma vie entière est au bout de ma dague... ». La scène 3 de l'acte III était une tentative de la part de Lorenzo de se définir, mais il ne peut pas s'extraire de l'ambiguïté et de la complexité. Il admet à Philippe qu'il ne peut plus différencier le masque de sa propre identité : « Il est trop tard - je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement, maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils je me sens sérieux comme la mort au milieu de ma gaieté. » Cette phrase, qui met en évidence la question du masque, évoque aussi et encore la notion de mort, qui semble être une part de Lorenzo alors que celui-ci est toujours vivant. L'identité de Lorenzo semble donc être ambivalente, et le personnage se trouve déchiré entre l'ombre de la mort et la lumière de la vie... Parmi toutes les contradictions qui font de lui l'exemple type du personnage romantique, celle qui ne permet pas d'identifier Lorenzo comme un personnage véritablement vivant semble la plus frappante. C'est pourtant ainsi que peut se définir un personnage déclassé, qui ne trouve sa place nulle part : en plus de ne pas être accepté par la société, il n'est pas accepté par la vie, qui est vécue comme une mort. L'ombre et la lumière sont inextricables dans le texte, mais aussi dans le personnage principal, grâce aux images de vie et de mort entremêlées qui symbolisent la complexité de Lorenzo.
Nous remarquons que Lorenzo est aussi ambivalent par le fait que son passé et son présent s'opposent. L'identité du Lorenzo du passé est différente de celle du Lorenzo du présent. Le passé de Lorenzo est fait de lumière, d'études studieuses, et de moments harmonieux dans la nature, avec le soleil, l'herbe, et les jeunes filles. Juste avant le meurtre, Lorenzo prend le temps de faire un retour sur lui-même et de se remémorer des souvenirs de son enfance (IV.9). Nous avons déjà vu précédemment que l'évocation de ce passé est associé à la couleur blanche, qui reflète la lumière (blancheur des chèvres et du linge étendu par la fille du concierge). La lumière-blancheur est ainsi reliée à la pureté et au caractère originel et harmonieux de la nature : l'homme (Lorenzo, le concierge, sa fille), vit aux côtés de l'animal (chèvres) et du végétal (gazon). Cet environnement harmonieux peut symboliser la pureté de Lorenzo, jeune et immaculé à l'origine, avant d'être souillé par la société de Florence. Catherine utilise un champ lexical de la lumière différent lorsqu'elle décrit le passé de Lorenzo (I.6) : « briller » et « feu » évoquent une lumière brillante et puissante à la fois, mais non pas spécialement blanche. Cela indique que le passé de Lorenzo était prometteur. Marie utilise aussi le verbe briller à propos du Lorenzo du passé. Lorenzo utilise lui aussi des termes évoquant la lumière flamboyante : il parle à Philippe de « foudre [...] amoncelée dans [s]a poitrine » et il se définit comme une « étincelle du tonnerre « (III.3) et plus loin, alors qu'il est seul, comme un « tison »86(*). Lorenzo peut donc être assimilé au feu : mais le feu est ambigu, et c'est ainsi que le feu de sa jeunesse, qui était une lumière prometteuse et puissante, est devenu le feu du Lorenzo du présent, feu qui n'éclaire plus mais qui brûle et détruit. Le présent de Lorenzo est fait d'obscurité. Nous pourrions évoquer l'idée que son passé le prédestinait à son identité présente : la lueur de la lampe qui lui permet de lire et d'étudier pendant la nuit (faible lumière entourée d'ombre) pourrait figurer la dialectique du personnage. Le Lorenzo du passé serait cette lampe lumineuse, entourée de nuit, et qui se laisse finalement happer par elle, pour devenir le Lorenzo du présent. Lorenzo vit beaucoup de nuit ; c'est aussi de nuit qu'il commet les actes les plus impurs : il participe à l'enlèvement de Gabrielle (I.1), il est saoul au bal des Nasi (I.2), il commet le meurtre du Duc (IV.11). Symboliquement, le présent de Lorenzo est du côté obscur, à cause de la débauche, dans le meurtre et l'alcool, qui souillent son âme. Si la pureté de Lorenzo était associée à Cafffaggiuolo87(*), nous remarquons que la débauche de Lorenzo, est, elle, associée à Florence88(*). Florence et Lorenzo sont tous deux du côté de l'ombre ; ils s'influencent l'un l'autre : Lorenzo a été souillé par Florence, mais c'est lui qui, à présent, entretient la débauche de la ville89(*). Donc la dégradation de Lorenzo vient faire écho à la dégradation de la société Florence. Les associations de Lorenzo avec l'ombre et le noir sont nombreuses, et nous les étudierons dans la partie qui suit. Lorenzo était pur et lumineux, ; il est à présent souillé et ténébreux. L'alchimie s'est donc inversée. Dans la même idée, nous pouvons noter une intéressante opposition entre le passé défini comme or et le présent défini comme fer. Nous pouvons associer l'or, brillant, à la lumière et le fer, terne, à l'ombre. Nous trouvons la métaphore de l'or dans la bouche de Marie, qui évoque le feu et le soleil, tous deux de couleur or : « N'ai-je pas vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d'une noble ambition? Sa jeunesse n'a-t-elle pas été l'aurore d'un soleil levant? » (I.6), et Lorenzo dit lui-même : « Ma jeunesse a été pure comme l'or » (III.3). Ainsi, l'or est associé à la jeunesse de Lorenzo, et il semble en symboliser la pureté, la force et le caractère noble. On retrouve chez Shakespeare la même idée du personnage couleur or comme symbolisation de sa noblesse d'esprit et de ses vertus: ainsi, Hamlet est fait d'or malgré son apparence de métal impur (IV.1, v.25-27: « O'er whom his very madness, like some ore/among a mineral of metals base,/shows itself pure» ( Dans sa folie même, comme l'or dans un gisement de vils métaux, son âme reste pure)), Macbeth hésite de commettre le meurtre, maintenant que sa réputation est d'or (I.7, v.82-83: « [...] I have bought/ golden opinions from all sorts of people » (J'ai acquis chez toutes les classes du peuple une réputation dorée) et Cassius, dans Julius Caesar, déclare avoir un coeur plus riche que l'or, et l'offre à la dague de Brutus comme preuve de sa dévotion pour lui: IV.3, v.101: « Within, a heart dearer than Pluto's mine, richer than gold » (A l'intérieur se trouve un coeur plus précieux que les mines de Pluton, plus riche que l'or). Peut-être Musset, amateur de Shakespeare, a-t-il trouvé là son inspiration pour cette métaphore. Marie avait espoir en Lorenzo, comme en celui qui gouvernerait un royaume juste et bon ; l'image de la couronne d'or qu'elle emploie en I.6 relie Lorenzo, qui offre la couronne, à l'or : « Sa naissance ne l'appelait-elle pas au trône ? N'aurait-il pas pu y faire monter un jour avec lui la science d'un docteur, la plus belle jeunesse du monde, et couronner d'un diadème d'or tous mes songes chéris ? ». La métaphore du métal pour définir l'homme est aussi utilisé pour parler du Lorenzo du présent, mais il s'agit alors d'un métal impur : le fer. Philippe utilise cette métaphore lors de leur longue conversation en III.3 : « Quelle tête de fer as-tu, ami ! quelle tête de fer ! ». Cette métaphore du métal dur qu'est le fer exprime le fait que Lorenzo est borné, mais cela peut aussi signifier que Lorenzo n'est plus fait d'un matériau pur. Plus loin, Lorenzo utilise aussi l'image du fer, mais d'une façon plus dégradante : « Je me sens plus vide et plus creux qu'une statue de fer blanc » (V.7). Le fer blanc est souple et beaucoup moins solide que le fer. L'homme de fer est maintenant un homme de fer blanc, ce qui est significatif : le meurtre est commis, et toute la force vitale de Lorenzo s'en est allée avec la vie du Duc. Maintenant, il est faible et toujours impur (puisque le meurtre ne lui a pas rendu son ego d'or), et il reste vide, puisque tout ce pour quoi il vivait est accompli. L'opposition entre le présent et le passé de Lorenzo est donc une marque de plus de son ambivalence. Le passé et le présent du personnage sont faits de lumière et d'ombre, et Lorenzo hésite entre la volonté de retrouver cette lumière et l'attirance pour l'ombre. L'image de l'or devenu fer semble tout à fait être une représentation de l'ambivalence de Lorenzo, qui a voulu être un « bâton d'or couvert d'écorce » (III.3), mais qui finalement n'a conservé que l'écorce. Lorenzo semble donc bien être porteur de l'ambiguité de la pièce, puisqu'il est constitué des deux notions qui en sont les fondatrices : l'ombre et la lumière.
Nous savons que la corruption de Florence est symbolisée par la propagation de tout ce qui se rattache à la couleur sombre dans la pièce. Le symbolisme de l'ombre se trouve ainsi asservi à la description de la dégradation de la ville, mais aussi à la description de la dégradation du personnage de Lorenzo. Ainsi, Lorenzo, comme Florence, est une ombre, tout d'abord en tant que reflet inconsistant, et ensuite comme spectre. Le Duc décrit Lorenzo à la scène 4 de l'acte I. Cette description, au lieu de nous permettre de construire le personnage principal, nous donne une image négative, puisqu'il s'agit de persuader le Cardinal de son caractère inoffensif : « Renzo, un homme à craindre ! le plus fieffé poltron ! une femmelette, l'ombre d'un ruffian énervé ! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d'en apercevoir l'ombre à son côté ! d'ailleurs un philosophe, un gratteur de papier, un méchant poète qui ne sait seulement pas faire un sonnet ! Non, non, je n'ai pas encore peur des ombres ! ». Cette définition fait de Lorenzo une ombre, terme qui est répété à deux reprises par le Duc. Il s'agit ici de l'ombre comme reflet inconsistant d'un corps opposé à la lumière. Lorenzo est donc « l'ombre d'un ruffian », ce qui le décrit comme n'étant pas vraiment un ruffian, mais moins que cela. D'autres termes révèlent son inconsistance : « Rêveur » fait de lui un personnage qui n'a pas d'idées concrètes et « philosophe » implique le fait que Lorenzo pense plus qu'il n'agit concrètement. Ainsi, Lorenzo est déconstruit : il n'est qu'une ombre, puisqu'il n'a ni de consistance physique, ni d'idées consistantes. De plus, il est effrayé par le fait d' « apercevoir » une «ombre », ce qui renforce son caractère futile et inconsistant, puisque apercevoir n'est pas vraiment voir et qu'une ombre n'est pas vraiment quelque chose. Lorenzo est une ombre dans le sens où il n'est qu'apparence : il a l'apparence d'un ruffian mais n'en est pas un, l'apparence d'un homme mais n'en est pas un. Nous avons déjà vu90(*) que Lorenzo se dédouble : il est l'ombre du Duc, mais il est aussi l'ombre de lui-même, ce qui montre qu'il n'est plus ni lui-même, ni un homme, mais une image inconsistante. Ombre signifie aussi fantôme, et ce que les paroles de Marie signifient lors qu'elle compare Lorenzo à un « spectre hideux » (I.6). La notion de spectre, nous l'avons vu, est récurrente à propos de Lorenzo. Une fois de plus Lorenzo n'est pas vu comme un homme mais comme ce qui reste de l'homme après sa mort. Il semble ne plus rien avoir qui le rapproche de l'être humain. Malgré tout, il vit, et marche dans les rues de Florence. Où se trouve la véritable identité de Lorenzo et son véritable être, parmi toutes ces ombres ? Il n'est défini qu'à travers des termes qui lui ôtent toute définition et toute consistance; il ne semble être qu'une partie et non pas un tout. C'est ainsi que se révèle le personnage romantique : contradictoire, ambigu, et indéfinissable. S'il n'est qu'une ombre parmi les hommes, c'est pour montrer à quel point il est exclu, à quel point il lui est difficile voire impossible de se créer une identité. Ceci est une nouveauté dans le psychologisme des personnages : les personnages de Shakespeare étaient ambigus mais construits, or ceux de Musset sont à tel point complexes qu'ils en semblent déconstruits, inachevés, voire même inexistants. Ces personnages sont difficilement compréhensibles et paraissent accumuler en eux plusieurs identités, et ainsi n'avoir aucune existence propre.
Le trajet de Lorenzo tout au long de la pièce semble être un chemin tracé de la lumière à l'ombre, alors que son idéal se voulait être de prendre « dans un but sublime, une route hideuse » (III.3). Son histoire est celle d'une corruption. Le Lorenzo que nous rencontrons dans la pièce n'est plus le jeune homme au passé lumineux, il est le sombre Lorenzaccio. Les habits que portent Lorenzo sont sombres. Le déguisement de nonne qu'il choisit de porter, lors du bal, chez les Nasi, est noire (I.2 : « C'est Lorenzo, avec sa robe de nonne »). Lorsque son spectre apparaît à sa mère, il est revêtu de couleurs sombres aussi : « Un homme vêtu de noir venait à moi- c'était toi, Renzo » explique Marie en II.4. Ainsi Lorenzo porte la couleur noire. Les nonnes portent des robes noires en raison de l'abandon de leur vie passée; le noir qu'il porte serait-il la marque d'un deuil ? Nous pourrions suggérer que Lorenzo fait le deuil de sa pureté perdue. Son visage porte, lui aussi, la couleur sombre, comme si la couleur de l'habit venait se refléter sur le visage. La mère de Lorenzo ne le décrit pas autrement : « [...] Il n'est même plus beau; comme une fumée malfaisante, la souillure de son coeur lui est montée au visage. Le sourire [...] s'est enfui de ses joues couleur de soufre pour y laisser grommeler une ironie ignoble et le mépris de tout »( I.6). Les termes « fumée malfaisante », « souillure », « soufre » et « ignoble » appartiennent tous au champ lexical du sombre, et définissent Lorenzo comme quelqu'un d'impur, de sale et de sombre. Les impuretés de son visage reflètent les impuretés de son âme, et ne peuvent pas être nettoyées91(*). La fatigue rend son visage lugubre et triste, à tel point que le Duc le décrit comme quelqu'un de malade : « Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail, ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n'a pas la force de rire » (I.4). Cette description fait de Lorenzo un homme qui côtoie la mort, presque un vieillard, usé par la vie. D'autres caractérisations l'associent à la boue, ou à la lèpre (III.3), qui sont sombres et impures. Hamlet aussi se définit comme « pétri de boue » (II.2, v. 541 : « a dull and muddy-mettled rascal ») ce qui renforce cette image de souillure. Or Hamlet se sent souillé parce qu'il ne rend pas justice à son père, alors que Lorenzo est réellement souillé par sa débauche. Il porte des vêtements de couleur sombre92(*), comme Lorenzo, mais il est réellement en deuil de son père. Enfin, Hamlet aussi porte la marque de l'ombre sur son visage, puisqu'il a « la mine abattue » (I.2, v. 81 : « The dejected `haviour of the visage »), qui rappelle le « visage morne » de Lorenzo. Là encore, Hamlet a une raison particulière d'être affligé, puisqu'il s'agit encore du deuil de son père. Nous avons déjà émis l'hypothèse d'un Lorenzo en deuil de sa pureté perdue, ou bien faisant le deuil de l'humanité qui l'a déçu, mais rien n'est clairement évoqué dans le texte. Les deux personnages peuvent donc avoir les mêmes caractéristiques, mais ils doivent être différenciés : c'est la conscience d'Hamlet qui est sombre seulement, alors que Lorenzo montre une dégradation à la fois morale et physique, ce qui fait de lui un personnage beaucoup plus complexe et beaucoup plus torturé. A la fin de sa vie, Lorenzo semble passer symboliquement de l'ombre à la lumière : il était inconnu et méprisé, mais le début de l'acte V nous le montre célèbre et ayant réalisé son rêve : devenir un Brutus, faire de soi un mythe, en tuant Alexandre. Il s'est accompli et est devenu quelqu'un, comme le dit Pierre Strozzi « maudit soit ce Lorenzaccio, qui s'avise de devenir quelque chose » (V.4). Apres avoir assassiné le Duc, il n'en est plus l'ombre ; il a directement accès au soleil et reçoit la lumière de la société en plein visage. Mais cette lumière que Lorenzo atteint n'est pas celle que le lecteur ou Lorenzo espèrent. Cette lumière est aussi ambiguë que sa personnalité : elle est liée à la mort. Ainsi, Lorenzo meurt sous trop de lumière : la lumière de la célébrité (tout le monde sait qu'il est celui qui a commis l'acte ostentatoire de tuer le duc, et cette célébrité fait de lui une proie plus facile lorsque sa tête est mise à prix), et la lumière du jour, qui ne peut pas le protéger comme l'ombre de la nuit le faisait. Ainsi, Lorenzo devenu vulnérable disparaît le temps d'une ombre, si nous pouvons nous permettre ce jeu de mots, et la promenade qu'il annonce dans « Je vais faire un tour au Rialto » (V.7) est en fait une marche vers une mort soudaine : « Monseigneur, Lorenzo est mort ». Donc, nous pouvons assimiler le personnage de Lorenzo à une ombre. L'ombre qui passe sur son visage est le reflet de l'ombre de son âme. Ce symbolisme de l'ombre accentue la chute du personnage dans la débauche et dans une perte d'identité qui le conduira à la mort93(*). L'ombre construit le personnage central : le héros n'est donc pas construit comme tel, mais en tant qu'antihéros. Tout ce qui forge l'identité de Lorenzo le rend finalement indéfinissable. Si Shakespeare recherche à exprimer l'ambiguité et les contradictions qui font l'homme, Musset va plus loin puisqu'il semble vouloir en démontrer l'évolution vers le non-sens, en renversant la psychologie habituelle des personnages. Le héros dans Lorenzaccio est un être fait d'ombres, et qui disparaît. Lorenzo est donc l'essence de la dialectique de l'ombre et de la lumière qui est diffusée dans le texte, puisqu'il porte à la fois les caractéristiques de l'ombre et celles de la lumière. Bernard Masson explique : « [...] Lorenzo [...] est tout entier dans le destin qu'il s'est choisi : être porteur de lumière dans le monde de l'ombre et de la nuit, porteur de liberté au sein de la servitude [...]. Mais pour réussir, il faudra ruser, épouser l'ombre et la nuit, devenir par devoir le zélateur de la corruption et de la servitude pour mieux assurer, le moment venu, le triomphe de leurs contraires : la lumière, la vertu, la liberté »94(*). Les contraires trouvent leur source en Lorenzo et se relient en lui. Lorenzo est l'essence de la dégradation de Florence, que la ville lui a insufflé, mais il porte aussi en lui l'espoir de sa régénération, qui finalement n'aboutit pas. Dans ce monde désabusé et où le malheur et la mort se partagent les hommes, le héros romantique tente de se construire en marge des autres, mais sa complexité ne lui permet pas de se forger une identité concrète. La complexité extrême du personnage aboutit à un non-sens et à la disparition de Lorenzo. Musset se différencie ainsi de Shakespeare, puisqu'il complexifie ses personnages au point qu'ils en deviennent indéfinissables. Le héros Shakespearien devient un antihéros chez Musset, personnage qui se déconstruit en voulant se donner trop d'identités, personnage qui disparaît en voulant rester dans les mémoires95(*), et qui reste une ombre en voulant atteindre la lumière. * 83 Le prénom « Lorenzo » est bien signe de masculinité mais le Duc le traite de « femmelette » et le surnomme « Lorenzetta » en I.4. * 84 Catherine et Philippe utilisent le terme « enfant » (I.2 et III.6) alors que Lorenzo dit de lui même: « Je suis plus vieux que le bisaieul de Saturne » en V.7. * 85 Nous pourrions ajouter que la mort est souvent representée comme un squelette portant une faux, ce qui vient renforcer l'apparence funèbre de Lorenzo. * 86 L, IV.5: « Si tous les hommes sont des parcelles d'un foyer immense, assurément l'être inconnu qui m'a pétri a laissé tomber un tison au lieu d'une étincelle, dans ce corps faible et chancelant ». * 87 Acte IV, scène 9. * 88 L, I.6: « Ah! Cette Florence! C'est là qu'on l'a perdu! ». * 89 Sire Maurice nomme Lorenzo le « modèle titré de la débauche Florentine » ( I.4). * 90 Voir partie I, 2.1.1. * 91 L'idée de la tache que l'on ne peut pas nettoyer se retrouve autant chez Musset que chez Shakespeare, à propos de la conscience noire à cause des péchés commis, ou bien à propos des mains rouges de sang : se laver les mains n'efface pas la marque de la culpabilité: voir Macbeth, acte II, scène 2, v.58-62, Hamlet acte III, scène 3, v43-46 et Lorenzaccio, IV, scène 5. * 92 H, I.2, v. 68: «nighted colour» (« couleurs nocturnes »), v.77: «inky cloak» (« ce manteau noir comme l'encre »), v.78: «solemn black»(« deuil solennel »). * 93 Bernard Masson écrit, dans Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p211 : « Telle est la sombre histoire du héros de Musset qui passe de la condition de masque à l'état d'ombre sans avoir jamais connu l'adhésion heureuse de soi à soi-même ». * 94 Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p.191. * 95 L, III.3 : « Qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus ou Erostrate, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient ». |
|