Le symbolisme de l'ombre et de la lumière dans Lorenzaccio de Musset sous l'influence de Shakespeare( Télécharger le fichier original )par Marie Havard Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de l'Humanité - Master 1 Lettres Modernes 2005 |
PARTIE IIOMBRE ET LUMIERE : DEUX NOTIONS INTERDEPENDANTES QUI TRADUISENT LA COMPLEXITE DES PIECESL'ombre et la lumière sont des contraires, mais - et cela pourrait sembler contradictoire - ces deux notions dépendent l'une de l'autre. L'ombre n'existerait pas sans la présence de la lumière comme base de comparaison, et la lumière n'aurait pas la même valeur si tout était lumière. Ces contraires s'attirent et se créent mutuellement : après la nuit, il y a toujours un jour, qui est suivi d'une autre nuit et ainsi de suite. Donc l'ombre et la lumière se succèdent et s'intriquent, métaphores de l'ambiguïté de la vie et des déchirements psychologiques des personnages, ainsi que de la complexité de la pièce. Philippe résume le caractère inextricable de l'ombre et de la lumière en une phrase adressée à Lorenzo en III.3 : « Le mal existe, mais non pas sans le bien, comme l'ombre existe, mais non sans la lumière. » L'ombre et la lumière sont interdépendantes, bien qu'elles soient associées à des opposés : Philippe relie l'ombre au mal, et la lumière au bien. Les personnages sont donc déchirés entre le bien et le mal, comme le monde est déchiré entre l'ombre de la nuit et la lumière du jour. Pour exprimer cette complexité, Shakespeare utilise des images contradictoires et crée des personnages au caractère ambigu. Musset fonde aussi Lorenzaccio sur des contradictions, comme nous allons le voir, mais il va plus loin que Shakespeare à propos des caractères des personnages, puisqu'il les affine au point qu'ils en semblent vivants et que leur complexité paraît tout à fait représentative de l'homme. Les deux auteurs cherchent ainsi à faire évoluer le théâtre vers le spectacle de la vraie vie. Nous allons ici étudier, d'un point de vue thématique, comment le symbolisme de l'ombre et de la lumière est le garant de la complexité de la temporalité et des personnages, ainsi que de l'homme. CHAPITRE 1OMBRE ET LUMIERE INEXTRICABLESDans Lorenzaccio comme dans les grandes pièces romantiques, les contraires ne s'opposent pas, mais ils s'entremêlent. Ainsi, l'ombre ne peut pas être détachée de la lumière. Si ces notions sont interdépendantes, elles ont au moins une caractéristique commune qui les rapproche. C'est cela que nous allons tenter d'examiner, et pour cela nous allons nous intéresser au coté obscur de la lumière, et au coté lumineux de l'ombre. 1.1. LES ASPECTS SOMBRES DE LA LUMIERE Comme nous l'avons vu dans la première partie, le symbolisme de l'ombre est lié avec la mort, le danger, le mystère, la corruption et la perversion dans le sexe et dans l'alcool. Les aspects sombres de la lumière seront les symboles habituellement associes à l'ombre qui seront associés à la lumière. 1.1.1. La lumière néfaste La lumière en tant que jour peut acquérir des connotations portées par la nuit. Le jour peut être aussi dangereux et néfaste que la nuit. Tebaldeo explique à Lorenzo pourquoi il porte un stylet même en plein jour : « Je sais qu'un citoyen peut être assassiné en plein jour et en pleine rue, selon le caprice de ceux qui la gouvernent; c'est pourquoi je porte ce stylet à ma ceinture » (II.3). La journée, plus que la nuit, peut être un danger pour les faibles : la nuit cache les meurtriers, mais peut aussi cacher les victimes, alors que le jour ne peut pas protéger les plus faibles. Dans Hamlet, c'est en pleine après-midi, alors qu'il dormait dans son jardin, paisiblement, que le père d'Hamlet a été assassiné. Lorenzo exprime aussi la même idée, un peu plus loin : « [...] les habitants de Pistoie, qui ont trouvé dans cette affaire l'occasion d'égorger tous leurs chanceliers en plein midi, au milieu des rues » (V.2). Ainsi, midi peut acquérir les connotations négatives de minuit, qui est le moment des meurtres : il semblerait que les deux extrêmes soient nocifs. Minuit est chargé de connotations néfastes, étant donné qu'il constitue le centre le plus noir de la nuit ; de même, midi est le moment où le soleil est au plus haut, où la luminosité est la plus forte : il devrait porter des connotations extrêmes mais dans le positif, or il est associé ici au meurtre, ce qui rend le meurtre plus inacceptable. La lumière de la vie n'est donc pas bien différente de la noirceur de la mort, et Macbeth semble vouloir dire que vivre, c'est déjà commencer à mourir: « Life's but a walking shadow, a poor player/ that struts and frets his hour upon the stage/ and then is heard no more » (V.5, v.24-26 : « La vie est une ombre qui marche, un pauvre acteur qui se pavane et se trémousse une heure en scène, puis qu'on cesse d'entendre»). Le soleil peut être ainsi créateur de corruption et de mort78(*). Le jour peut être aussi associé avec la débauche dans l'alcool, caractéristique de la nuit comme nous avons vu dans la première partie. Les abus d'alcool pendant le jour peuvent être considérés comme étant pires que ceux accomplis pendant la nuit : la nuit est le moment du relâchement des moeurs et de la libération des pulsions, alors que le jour est lié aux obligations de la bonne conduite. Tôt le matin, Salviati est saoul (I.2 : « Tu es gris, Salviati. Le diable m'emporte, tu vas de travers »), ce qui montre à quel point la débauche est ancrée en lui. Lorenzo brise une bouteille de vin sur le provéditeur, qui dit de Lorenzo : « Peste soit de l'ivrogne et de ses farces silencieuses ! » : donc nous pourrions en déduire que Lorenzo est saoul lui aussi. Mais ici, le jour n'est pas le moment où on commet les actes néfastes, il en est juste le continuum : le bal dure depuis la veille au soir, et il se termine le matin. D'ailleurs nous pouvons noter que la scène se passe « Au point du jour », moment d'équilibre entre débauche et pureté, ce qui signifie que la différence entre le jour et la nuit est difficile à cerner, ou encore qu'il n'y a pas de nette rupture entre les deux. Donc le jour peut revêtir le caractère néfaste qui sied habituellement à la nuit. Le jour semble alors être en quelque sorte le complice de la nuit, puisqu'il dévoile la débauche de la cour. Ces aspects sombres de la lumière nous incitent à penser qu'à cause de la corruption des sociétés des pièces que nous étudions, le jour aussi devient corrompu, et sa dégradation se révèle par son alliance avec la débauche ou la mort.
Le jour peut aussi jouer le rôle de témoin ou de complice des crimes de la nuit précédente. En ce sens, le jour est dans la continuité de la nuit, et c'est pour cela que la lumière peut avoir les mêmes caractéristiques que l'ombre. Lorsque Philippe se plaint devant la fenêtre en s'adressant à Florence, il s'exprime en ces termes: «Plus d'une fois, ce sang, que tu bois peut-être à cette heure avec indifférence (« cette heure » est tard dans la nuit), séchera au soleil de tes places » (II.5). Le soleil, symbole de la lumière, pourrait être personnalisé comme le complice de la nuit, parce que sécher le sang des victimes de la nuit revient à dévoiler les actes néfastes de la nuit et à faire disparaître les preuves. Quand Lorenzo s'entraîne avec Scoronconcolo (III.1), il s'adresse au jour et aussi au soleil, et le soleil est une fois de plus associé au sang : « O jour de sang, jour de mes noces79(*)! O soleil! Soleil! Il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb; tu te meurs de soif, soleil! Son sang t'enivrera ». Ici, le jour et le soleil sont liés à l'idée de mort : le soleil ne commet pas le meurtre, mais le meurtre est commis en sa faveur, et puisqu'il en bénéficie, il est complice. Cette complicité avec le meurtre peut être vue comme passive, puisque le soleil n'encourage pas en soi à ces actes. Le soleil peut être aussi comparé à une commère puisqu'il révèle les actes qui ont été réalisés en secret, ou du moins dans la discrétion, pendant la nuit : « Dépêche-toi, soleil, si tu es curieux des nouvelles que cette nuit te dira demain» dit Lorenzo, seul, en IV.1. La nuit semble être le moment où les actes, ou les meurtres, sont perpétrés, et le jour est le moment de la révélation de ces actes. Les « nouvelles » et le commérage passent par un dialogue entre les deux entités, et cet échange linguistique est la preuve d'une relation particulière entre les deux. Nous pouvons voir aussi comme complice de la nuit la lumière des torches, qui nous l'avons vu, aident les personnages dans leurs sombres actes. La lune, qui joue le rôle de luminaire lors de la nuit, prend alors tout son sens et toute son ambiguïté: son faible éclat permet aux personnages de se repérer dans l'espace sombre de la nuit, mais elle permet au mal d'agir sous la lumière. Nous avons vu que la lune était porteuse de connotations précises (voir I.II.3). Nous pouvons dire qu'elle est complice de la nuit dans le sens où elle a une mauvaise influence sur les personnages. Les croyances en la nuit de pleine lune comme nuit de meurtres particulièrement horribles fait partie du symbolisme universel. Lorsque Lorenzo se prépare pour le meurtre du Duc sur une place en pleine nuit (IV.9), la lune se montre. Lorenzo, seul dans la nuit qui symbolise sa solitude face à cet acte qu'il s'est donné à faire, s'adresse à elle : « Te voilà, toi, face livide ! ». La lune lui donne à voir ce que sera l'acte à venir, ce que la mort apporte aux visages des victimes. La lune se montre, inquiétante, comme pour rappeler à Lorenzo qu'il est temps de commettre ce meurtre qu'il s'est fixé (pour ce rôle de rappel à l'acte, on pourrait mettre en parallèle la lune avec les cloches qui sonnent). L'adjectif « livide » porte en lui-même une connotation de mort, pouvant faire référence à la lune mais aussi au visage d'un mort. La lumière de la lune incite passivement au meurtre en se faisant l'écho visuel de la mort, et la complice de son acolyte : la nuit. Ainsi, la lumière du jour évoque la vie, alors que la lumière de la nuit évoque la mort. La lumière peut donc être ambivalente, et le soleil, porteur de vie, peut aussi être corrompu par le sang des meurtres commis pendant la nuit. Si la lumière est porteuse des caractéristiques négatives de l'ombre, c'est que la temporalité des pièces Hamlet, Macbeth, Jules César et Lorenzaccio est perturbée et complexe. La dégradation de la société, symbolisée par la couleur sombre qui s'insinue partout, semble avoir déréglé la temporalité, au point de faire du jour un équivalent de la nuit, et de la nuit, un équivalent du jour. 1.2. LES ASPECTS LUMINEUX DE L'OMBRE Le symbolisme de la lumière peut être associé à des notions positives comme la vie, le bonheur, la sérénité, la vertu et la pureté. L'ombre ici sera utilisée dans le sens de nuit et d'ombre. Nous allons étudier les caractères de la lumière qui sont associés à l'ombre. 1.2.1. La nuit comme jour Dans Lorenzaccio, beaucoup de valeurs sont renversées : la vertu et la pureté sont corrompues, les familles sont détruites, le pouvoir est abusif... Les notions de nuit et de jour semblent, elles aussi, être renversées : le bourgeois dit que « Faire du jour la nuit et de la nuit le jour, c'est un moyen commode de ne pas voir les honnêtes gens » (I.2). Ainsi, à Florence, les aristocrates transforment la nuit en jour et le jour en nuit ; ils vivent de nuit, et dorment le jour. La nuit devrait se charger alors des valeurs du jour et le jour de celles de la nuit, selon cette inversion. En fait, les valeurs positives de la nuit sont difficiles à trouver, puisque que ce soit de nuit ou de jour, la ville entière est corrompue. Pour les « honnêtes gens », la nuit est associée au repos, au sommeil, à l'inactivité. Pour l'aristocratie florentine, la nuit est le moment de la fête, de la vie sociale, et de l'activité, en un mot : du mouvement, caractéristique du jour et de la lumière. Nous avons déjà vu que les scènes majeures de Lorenzaccio se passent de nuit : la nuit semble véritablement être le mouvement de la pièce. La majorité des personnages est donc plus active la nuit que le jour. C'est la nuit que les relations entre les personnages s'affinent ou se détériorent : lors des fêtes ou des repas du soir. A ce propos, les soirées peuvent être rangées dans la catégorie de la nuit, mais elles font aussi partie du jour, puisqu'elles se situent à la fin du jour : l'ambiguïté est encore présente pour les définitions de ce qui fait partie du jour et de ce qui fait partie de la nuit. Au début d'Hamlet, Marcellus se plaint de ce que les sujets du royaume soient obligés de travailler de nuit, comme si cette nuit était le jour : « [...] why this same strict and most observant watch/ so nightly toils the subject of the land [...] » (« Pourquoi ces gardes si strictes et si rigoureuses fatiguent ainsi toutes les nuits les sujets de ce royaume ? ») et « What might be toward, that this sweaty haste/ doth make the night joint-labourer with the day ? » (« Quel peut être le but de cette activité toute haletante, qui fait de la nuit la compagne de travail du jour ? ») (I.1, v. 71-72 et v.77-78). Dans Macbeth, la journée qui suit le meurtre du roi ne peut pas être distinguée de la nuit : « By th' clock 'tis day,/ and yet dark night strangles the travelling lamp:/ is't night predominance, or the day's shame,/ that darkness does the face of earth entomb,/ when living light should kiss it ? » (« D'après l'horloge, il est jour, et pourtant une nuit noire étouffe le flambeau voyageur. Est-ce le triomphe de la nuit ou la honte du jour qui fait que les ténèbres ensevelissent la terre, quand la lumière vivante devrait la baiser au front ? ») (II.4.v. 6-10). Ainsi, la nuit et le jour peuvent être faits d'une même matière. Ils ne sont plus alors différentiables. Nous pourrions en conclure que la transformation de la nuit en jour, ou l'utilisation de la nuit pour faire les mêmes activités que pendant le jour est une autre marque de la dégradation80(*) du monde dans lequel Lorenzo, Hamlet, ou Macbeth vivent. Les personnages ne peuvent pas être définis entre des personnages de lumière ou des personnages de l'ombre ; ils sont réellement ambigus et faits des deux. De même, l'environnement de ces personnages est fait du mélange de nuit et de jour. Il n'y a plus de nuit, il n'y a plus de jour, ce qui reste du monde en dégradation de Florence, d'Elseneur, ou d'Inverness est une temporalité troublée par les actes sombres des personnages qui y vivent. Nous ne voyons pas d'autre explication quant à redéfinition du jour et de la nuit en tant que nouveaux jours et nouvelles nuits, et comme dit Polonius à la scène 2 de l'acte II d'Hamlet: « My liege, and madam,- to expostulate/ [...] why day is day, night night, and time time,/ were nothing but to waste night, day, and time » ( Mon suzerain et madame, discuter [...] pourquoi le jour est le jour , la nuit est la nuit, et le temps le temps, ce serait gaspiller la nuit, le jour, et le temps) (v.85-89). La nuit se transforme donc en jour pour les plus corrompus des personnages de Lorenzaccio. Mais la nuit peut être utilisée comme jour par des personnages positifs : c'est le cas de Philippe et du Lorenzo du passé, qui étudiaient de nuit, alors que l'étude normale a lieu de jour. La nuit embrasse donc une autre activité liée au jour, et de plus, cette activité est positive. Les études permettent à l'homme d'agrandir ses connaissances et son savoir, pour pouvoir distinguer ce qui est bien de ce qui est mal. Le Lorenzo d'autrefois et Philippe espèrent trouver ce qui est bien pour l'humanité dans leurs études. Le penseur studieux se plonge dans une méditation solitaire qui s'étend au-delà de la journée et qui le prive du repos du sommeil. L'étude de nuit a plus de valeur que celle de jour ; elle a d'autant plus de valeur qu'elle s'oppose à la débauche de nuit. Marie oppose les nuits studieuses de Lorenzo d'autrefois aux nuits corrompues du Lorenzaccio du présent : « Il ne rentrera qu'au jour, lui qui passait autrefois les nuits à travailler» (II.4). Par inquiétude pour son fils, elle en arrive même à voir le spectre de son passé : « [...] Un homme vêtu de noir venait à moi, un livre sous le bras - c'était toi, Renzo : « Comme tu reviens de bonne heure ! » me suis-je écriée. Mais le spectre s'est assis auprès de la lampe sans me répondre ; il a ouvert son livre, et j'ai reconnu mon Lorenzino d'autrefois » (II.4). La nuit se charge donc de valeurs du jour : elle engendre le travail, la recherche et elle peut être créatrice. Lorenzo étudiait pour le bien de l'humanité, pensant trouver la vérité dans les livres anciens. Philippe aussi passe des nuits studieuses : grâce à ses lectures d'auteurs antiques, il pense avoir trouvé le bon régime politique. (« Je me suis courbé sur des livres, et j'ai rêvé pour ma patrie ce que j'admirais dans l'antiquité », II.5). Il médite son idéal républicain toute la nuit, et le lendemain matin, ses fenêtres sont « éclairées des flambeaux de la veille » (III.2). Philippe, comme autrefois Lorenzo, utilise donc la nuit en tant que jour : au lieu de se reposer, il est actif et studieux. De même, Brutus dans Julius Caesar passe ses nuits à lire pour occuper ses insomnies81(*). Une fois de plus, nous remarquons que l'utilisation que font les personnages de la temporalité est inversée, ce qui montre la complexité de leur caractère par rapport à d'autres personnages. 1.2.2. La nuit et l'ombre positives Bien qu'il soit rare de rencontrer dans le texte des nuits ou des instants de nuit marqués de positivité, il en excite cependant. Avant d'étudier la nuit à proprement parler, nous pouvons évoquer l'ombre. En effet, l'ombre créée par le soleil n'est habituellement pas négative, à moins que, comme nous pouvons le voir à propos des ombres allemandes82(*), elle fasse référence métonymiquement à un élément négatif. L'ombre créée par le soleil est - et cela peut encore paraître contradictoire - dissociée du soleil ; elle offre un endroit frais et tranquille à l'abri de la menace du soleil. La Marquise pense à son mari qui est dans leur maison de campagne, et elle imagine que les « garçons de ferme dînent à l'ombre » (III.6). Dans Macbeth, l'ombre est le seul endroit où les hommes peuvent se désoler sur leur sort83(*). L'ombre propose alors une échappatoire aux rayons du soleil trop puissants. La nuit peut être positive en ce qu'elle peut apporter l'espoir. La nuit du meurtre du Duc est une nuit très importante pour Philippe, qui, bien que doutant que Lorenzo commette le meurtre, garde en secret l'espoir que le Duc soit réellement remplacé, et qu'un régime républicain bon pour les citoyens de Florence se mette en place. Ainsi, la nuit est le moment de l'attente des révélations du lendemain dans l'espoir d'un changement positif. Pour Lorenzo, cette nuit est importante aussi, bien qu'il reste désabusé à propos des hommes, et qu'il regarde avec scepticisme le futur. Nous pourrions cependant dire que cette nuit-là est la dernière chance qu'a Lorenzo de pouvoir retrouver une vie normale, de pouvoir raccorder son passé et son présent, de pouvoir retrouver sa pureté perdue. L'action est malgré tout porteuse d'espoir : elle amènera un changement qui améliorera la situation ou l'empirera. Certains moments dans la nuit ou dans la soirée peuvent apporter l'harmonie et le bonheur. Ces moments-là sont brefs dans la pièce. Nous pourrions d'abord évoquer la promenade de Marie et de Catherine au bord de l'Arno (I.6) : « Le soleil commence à baisser. De larges bandes de pourpre traversent le feuillage, et la grenouille fait sonner sous les roseaux sa petite cloche de cristal. C'est une chose bien singulière que toutes les harmonies du soir avec le bruit lointain de cette ville.[...] Que le ciel est beau ! que tout cela est vaste et tranquille ! comme Dieu est partout ! ». Pour Catherine, la nature est paisible et belle, contrairement à la ville dangereuse qui fait du « bruit ». Ici, les animaux (la grenouille) et les végétaux (les roseaux), les couleurs (le pourpre et le vert) et les sons ne sont qu'harmonie. Catherine est une croyante, pure et vertueuse, et cela modifie sa vision du monde par rapport à d'autres personnages. Elle a la foi, et elle voit la création divine comme un bienfait. Cette nuit de félicité est donc ainsi positive. Marie est soucieuse à cause de Lorenzo, et pour elle, cette nuit n'a pas le même charme. Un autre moment de nuit harmonieuse se trouve juste après le meurtre du Duc, quand Lorenzo ouvre la fenêtre et regarde au dehors : « Que la nuit est belle ! Que l'air du ciel est pur ! Respire, respire, coeur navré de joie ! [...] Que le vent est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! O nature magnifique, o éternel repos ! [...] Ah ! Dieu de bonté ! Quel moment !» (IV.11). Ici aussi la beauté de la nuit est associée à la nature. Cependant Lorenzo décrit la nature et les fleurs alors qu'il est dans la ville de Florence : ce qu'il voit n'existe pas mais n'est qu'une hallucination. Nous pouvons remarquer que Lorenzo évoque Dieu, de même que Catherine, et que la beauté de la nuit semble être liée à la beauté de la création divine. Lorenzo croit avoir excusé ses fautes après avoir tué le Duc. Il a la sensation d'avoir ramené la pureté et l'harmonie dans le monde. Les fleurs s'ouvrent sous un nouveau monde où le mal a disparu. Pour la première fois, Lorenzo décrit ce qu'il voit par des termes positifs, comme « magnifique », « doux et embaumé», « belle », « pur », « joie ». Le moment présent est directement relié aux moments passés de son enfance lorsqu'il vivait à Caffagiuolo. Le moment d'harmonie que Lorenzo vit alors nous montre que son accès au bonheur ne lui est pas impossible: la nuit du meurtre, il se sent accepté dans la temporalité normale des honnêtes gens (ce qui peut paraître contradictoire, puisqu'il assassine le duc), pour qui la nuit est apaisement et bien-être dans la sécurité de leur maison. En effet, la nuit lui semble belle alors, et porteuse d'apaisement ( « repos »). Pour un soir, Lorenzo a réellement retrouvé sa pureté, et l'on croit avec lui que le monde est sauvé de la corruption. Mais cela ne dure qu'un instant, et Lorenzo reprend contact avec la sombre réalité citadine peu après. Finalement, l'ombre et la lumière, bien qu'étant des contraires, peuvent se mélanger et échanger leurs caractéristiques. Lorenzo résume cette ambiguïté de la lumière, qui est aussi nuit : « Je suis rongé d'une tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre est une lumière éblouissante » (III.3). Dans cette expression, la lumière est attribut de la nuit, et le verbe « être » lie ces deux notions pour les situer sur le même plan. Si ces deux extrêmes contraires ne sont finalement chez Musset et chez Shakespeare que la modification d'une même substance, c'est, à ce qu'il semble, pour mieux développer la complexité du monde représenté. Ainsi, le lecteur comprend mieux les incertitudes des personnages, qui se veulent véritablement humaines, par leur ambiguïté. Les contradictions utilisées par Musset autant que par Shakespeare démontrent la complexité et la diversité du monde: la temporalité renversée est une conséquence de l'incohérence des actions des personnages et de l'incohérence du monde. * 78 H, II.2, «For if the sun breed maggots in a dead dog, being a good kissing carrion...» (v 182-183: « Car le soleil, tout dieu qu'il est, engendre des vers dans un chien crevé comme un dieu baiseur de charogne ») : Bien que le soleil soit pur, il peut engendrer la corruption. * 79 La même idée de la lumière des noces associée au sang peut se retrouver à l'acte IV.11 : « Regarde, il m'a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant. » La luminosité du diamant est liée à celle du sang. * 80 Cf Hamlet, I.4, v.90:«Something is rotten in the state of Denmark» (« Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark »). Cette phrase pourrait aussi être valable pour Florence et Inverness. * 81 Lorsque Lucius s'endort parce qu'il est tard, alors qu'il jouait de la harpe, Brutus decide de reprendre sa lecture là où il l'avait laissée: «Let me see, let me see; is not the leaf turn'd down/ where I left reading? Here it is, I think»( H, IV.3, v. 272-273) (« Mais voyons, n'ai-je pas plié le feuillet, en quittant ma lecture? C'est ici, je crois »). * 82 L, I.3: « Cela vous est égal, à vous, frère de mon Laurent, que notre soleil, à nous, promène sur la citadelle des ombres allemandes? ». L'armée allemande est l'ennemie de la ville de Florence. Si le soleil crée des ombres ennemies, alors ces ombres sont néfastes. * 83. M, IV.3, Malcom: « Let us seek out some desolate shade, and there/weep our sad bosoms empty.»v. 1-2 (« Allons chercher quelque ombre désolée et, là, pleurons toutes les larmes de nos tristes coeurs »). |
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