Le symbolisme de l'ombre et de la lumière dans Lorenzaccio de Musset sous l'influence de Shakespeare( Télécharger le fichier original )par Marie Havard Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de l'Humanité - Master 1 Lettres Modernes 2005 |
CHAPITRE 2La representation imaginaire DES PERSONNAGES ET DE LEUR ENVIRONNEMENTLorsque Musset écrit des pièces de théâtre à lire dans un fauteuil, il modifie l'utilisation simple que le lecteur avait des mots. Avec ce nouveau théâtre, les mots ne se donnent pas simplement à lire, mais ils se donnent aussi à voir, beaucoup plus que dans n'importe quel autre texte. Le théâtre de Shakespeare est lui aussi expressif: le manque de moyens de la scène élisabéthaine doit se combler par des actions et un symbolismes riches. L'utilisation de spectres, par exemple, apporte beaucoup du point de vue des émotions et des impressions créées chez le spectateur. Musset reprend cette méthode (à moindre échelle puisque dans Lorenzaccio les spectres n'apparaissent que dans le langage), et il associe au symbolisme de l'ombre et de la lumière des personnages, des lieux, des atmosphères, ou encore des astres, mais tout cela dans des images abstraites, et non pas sur scène. Ces images donnent plus de force à la pièce.
Nous avons vu que pour nous plonger dans l'atmosphère de cette société en décomposition Musset n'hésitait pas à fonder tout son texte sur un réseau puissant de symboles liés à la dialectique de l'ombre et de la lumière, symboles qu'il a pu découvrir chez Shakespeare. Nous pouvons retrouver cette même symbolique dans le développement des personnages, ainsi que dans l'environnement à lequel ils sont liés. Même si les personnages ne sont pas stéréotypés dans Lorenzaccio, il reste cependant quelques figures qui se situent ou bien du côté de l'ombre ou bien de celui de la lumière.
Nous avons vu précédemment que l'ombre pouvait se définir par la débauche, par le vice, par le meurtre, puisque à ces thèmes se trouve toujours associée une couleur sombre. L'ombre connote donc le négatif, comme nous l'avons vu ; de même, les personnages porteurs de valeurs négatives à cause de leur débauche ou de leurs vices peuvent être associés à l'ombre. Tout un éventail d'adjectifs ou de métaphores est lié à ces thèmes. Le premier personnage à être associé à la thématique de l'ombre est le Duc Alexandre de Médicis. En effet, il corrompt la ville entière de ses moeurs impures, de ses vices, de sa perversion. La Marquise lui apprend que « Florence [l']appelle sa peste nouvelle» (III.6). Nous pouvons penser à la peste noire, qui par sa couleur connote l'ombre, et nous pouvons aussi associer toutes les maladies avec l'ombre, puisqu'elles sont porteuses de mort. Le duc est aussi qualifié de « figure sinistre » (I.5). De même, nous pouvons dire que Lorenzaccio se trouve plutôt être du côté de l'ombre dans les paroles des autres personnages. En effet, Philippe parle de lui comme de quelqu'un qui porte en lui la souillure : « Quand les pierres criaient à ton passage, quand chacun de tes pas faisait jaillir des mares de sang humain, je t'ai appelé du nom sacré d'ami [...] ; j'ai laissé l'ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur, et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur ma main la trace hideuse du contact de la tienne » (III.3). La souillure apporte une ombre sur ce qui était pur. Lorenzo agit dans l'ombre du Duc ; il est son second, entremetteur de ses affaires ; il est souillé par son cousin. De plus, il peut être qualifié d'ombre aussi dans le sens où son caractère ne peut pas être clairement défini. Il reste un personnage mystérieux, dont on ne comprend pas clairement les motivations. Macbeth, lui, est maudit51(*) : il est le jouet des sorcières qui font de la magie noire. Il est donc un personnage d'ombre puisque les prédictions des sorcières l'ont perverti, qu'il est le meurtrier de son cousin, hôte et roi Duncan, et de son ami Banquo. Lorenzo est maudit lui aussi, par les paroles de Pierre Strozzi : « Maudit soit ce Lorenzaccio, qui s'avise de devenir quelque chose ! » (V.4). La culpabilité est liée à la couleur noire, et ainsi à l'ombre, dont la couleur est noire : le roi, dans Hamlet, prie à la scène 3 de l'acte III, mais il est torturé par sa conscience coupable et il s'exclame : « O bosom black as death ! » (« O conscience noire comme la mort ! »). Cette exclamation lie aussi la couleur noire à la mort. Beaucoup de personnages sont les ombres des autres, et il peut ainsi se dégager une thématique de doubles. L'un des deux personnages est porteur de lumière, alors que le second est l'ombre créée par cette lumière. Ainsi, le Cardinal se fait l'ombre de l'Empereur Charles Quint, comme le remarque la Marquise : « César a vendu son ombre au diable ; cette ombre impériale se promène, affublée d'une robe rouge, sous le nom de Cibo » et comme l'admet le Cardinal : « [...] l'ombre de César [...] est assez grande pour intercepter le soleil de Florence » (IV.4). Le Cardinal (ombre) est ici le double de Charles Quint (qui est associé à un soleil) ; tous deux sont porteurs de caractéristiques négatives, en tant que personnages néfastes et diaboliques. Philippe et Lorenzo seraient une paire, eux aussi. Lors de leur conversation en III.3, Philippe s'exprime : « [...] j'ai laissé l'ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur [...] ». Lorenzaccio serait l'ombre qui souille l'honneur de Philippe. Cette ombre est aussi la preuve que Lorenzo se dédouble, puisque l'ombre de sa mauvaise réputation sous-entend qu'il y a une part de lui qui reste lumineuse pour générer cette ombre. Le dernier couple serait le Duc et Lorenzo : Alexandre est associé à un soleil en tant que duc de Florence52(*), et sa luminosité crée une ombre, qui est Lorenzo. Scoronconcolo analyse en III.1 : « Est-ce que sur deux hommes au soleil il n'y en a pas toujours un dont l'ombre gêne l'autre ? ». Il a remarqué que Lorenzo avait un ennemi, et nous savons que cet ennemi est le duc. Les paires semblent donc avoir besoin parfois de se séparer, puisque selon cette phrase, l'ombre de l'un gêne l'autre. Ainsi, Lorenzo est dans l'ombre du Duc, il le suit comme son double ; mais s'il veut se réaliser et retrouver sa propre identité, il lui faut supprimer Alexandre pour profiter de la lumière, et si possible devenir à son tour la lumière. Cependant, l'ombre d'un homme est à différencier d'une ombre d'homme, d'où résulte non pas un double mais un affaiblissement de l'être. C'est le cas de Lorenzo, qui a un double, mais dont le double est une image affaiblie de lui-même ; l'ombre reste alors la seule trace valide de son existence : « Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil qui rattache aujourd'hui mon coeur à quelques fibres de mon coeur d'autrefois ? » (III.3). Cette image permet au lecteur de mieux se représenter la dégradation de Lorenzo et sa chute dans l'ombre. Le lecteur a ainsi une autre preuve de la conscience torturée de Lorenzo, ce qui le rend plus émouvant puisqu'il est plus proche de la réalité humaine. Lorsque le Cardinal parle d' « ombres d'hommes gonflés d'une ombre de puissance » (II.3), il s'agit là aussi d'hommes qui ne sont qu'une image dégradée de la virilité, et qui ainsi, seront une proie facile dans la machination diabolique du cardinal. Ils serviront aisément d'ennemis au Duc pour que Cibo puisse avoir le pouvoir sur lui en toute facilité. Ombre alors est à prendre dans le sens d'illusion, d'apparence, voire même d'absence : l'ombre d'un homme ou l'ombre d'un Lorenzo reste la marque de l'absence d'un homme véritable ou d'un vrai Lorenzo. Enfin les spectres (qui sont représentés physiquement par une ombre qui marche) et tous les morts peuvent être liés à l'ombre. Les spectres apparaissent lorsqu'ils ont l'âme en peine. Le spectre du père d'Hamlet apparaît pour réclamer vengeance, parce qu'il a été assassiné et qu'il ne peut pas trouver le repos. Le spectre de Duncan n'apparaît pas dans Macbeth, ce qui peut paraître curieux. Par contre, le spectre de Banquo surgit lors du banquet pour s'asseoir à sa place à table, sans parler, mais dont la présence tourmente Macbeth, car il est la preuve de sa culpabilité53(*). Le spectre de César vient annoncer Brutus sa mort prochaine. Le spectre de Lorenzo est différent, étant donné qu'il est le spectre de quelqu'un qui n'est pas mort. Il désigne alors l'autre Lorenzo, la part insaisissable de lui-même, celle du passé. Il est le « spectre de [s]a jeunesse » (IV.5). Il accompagne Lorenzo pendant qu'il découvre la réalité des hommes54(*). Lorenzo parle aussi du spectre de son père en IV.3, et Philippe de la « foret de spectres » que constituent les Huit. (III.3). Les évocations de spectres sont nombreuses dans Lorenzaccio, à la fois au sens propre et au sens figuré : Marie compare Lorenzo à un « spectre hideux » (I.6), et la même dénomination revient à Florence dans la bouche des bannis en I.6 ; le portier en deuil au palais des Strozzi a « l'air d'un spectre qui sort d'un tombeau » (IV.2) selon Pierre. C'est cependant à Lorenzo que la notion de spectre revient le plus souvent55(*). Les morts nombreuses qui surviennent dans Lorenzaccio peuvent aussi etres associées à l'ombre. Elles ne sont pas des morts heureuses, mais au contraire inutiles et atroces56(*) : Marie meurt de chagrin, Louise est empoisonnée, le Duc est tué par le fer, les étudiants assassinés pour rien, Lorenzo se fait attaquer de dos en pleine rue, et de nombreux meurtres sont commis, lors d'émeutes57(*), d'agressions faites par l'armée allemande58(*), ou encore dans l'entourage du Duc59(*), qui est aussi accusé d'avoir empoisonné sa mère60(*) et son cousin Hyppolite de Médicis61(*).
Les personnages qui se trouvent associés à des termes représentant la lumière sont beaucoup moins nombreux dans Lorenzaccio, puisque la pièce décrit la dégradation de la ville. Cependant, nous pouvons trouver deux types de personnages qui ont un rôle « lumineux » . Tout d'abord, il s'agit de la royauté, même si, comme nous le verrons dans la seconde partie, la mauvaise royauté ou la tyrannie peut glisser vers l'ombre. Les puissants sont souvent qualifiés de « soleil ». Lorenzo s'exclame « [...] je vous répète que d'ici à quelques jours, il n'y aura pas plus d'Alexandre de Médicis à Florence, qu'il n'y a de soleil à minuit » (III.3). Cette phrase, fondée sur une opposition entre l'ombre et la lumière, associe Florence à minuit, ce qui renforce le caractère néfaste de la ville, et le Duc à un soleil. Ce parallélisme indique donc que le pouvoir, dans de bonnes mains, serait un moyen de faire régner la lumière, la paix et l'ordre dans une ville qui sans cela, serait réduite au chaos de la nuit. La Marquise et le Cardinal Cibo utilisent aussi cette notion de soleil pour parler du Duc62(*). Philippe croit aussi à la possibilité d'un caractère positif du pouvoir : «C'est ainsi que la lumière d'une seule épée peut illuminer tout un siècle » (V.2) Lorenzo est un idéaliste, et il croit à la possibilité d'un bon régime pour les citoyens. Les chefs d'Etat pourraient avoir un rôle positif. Ainsi, idéalement, le pouvoir politique à Florence pourrait être du côté de la lumière, le Duc pourrait s'il le voulait être un bon chef. Mais Lorenzo est vite désabusé et il perd la foi en la possibilité d'un régime idéal, car toutes les sortes de pouvoir par lesquelles il est entouré sont marquées de négativité : même le pouvoir religieux est corrompu. A partir de là, les évocations du pouvoir sont liées à celle de l'ombre (d'où la comparaison du sceptre du pouvoir à une hache). Le pouvoir peut être ambivalent, comme nous le verrons dans la deuxième partie. Les femmes pures sont le second type de personnage qui est associé à des notions de lumière. Mais nous verrons dans la deuxième partie que les femmes peuvent être corrompues et alors elles sont associées à l'ombre. La pureté peut être rapprochée de la lumière en ce qu'elle porte en elle des valeurs positives, comme la lumière. La vertu s'oppose à la corruption, et la pureté à la souillure ; nous avons vu plus haut que la corruption et la souillure étaient associées à l'ombre, donc, par opposition, la vertu et la pureté peuvent être associées à la lumière et au blanc. De plus, la lumière « montre », « dévoile », contrairement à la nuit qui « cache » et crée le mystère et l'ambiguïté. Marie, Louise et Catherine sont toutes trois dans Lorenzaccio des exemples de femmes pures et vertueuses. La mère de Lorenzo est en divers point semblable à la femme de Brutus, Portia, qui meurt de chagrin et d'amour en apprenant les desseins de son mari, comme Marie meurt de chagrin en apprenant ceux de son fils. Catherine est qualifiée par des termes évoquant la blancheur et la pureté, comme la colombe (IV.5 : « Catherine n'est-elle pas vertueuse, irréprochable ? Combien faudrait-il pourtant de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux poils roux ? »), et le lait (IV.5 : «[...] une goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri d'honnêtes enfants »). Le « sein » de Catherine peut nous faire penser au sein d'Ophélie, qu'Hamlet évoque dans le poème qu'il lui écrit : « In her excellent white bosom, these, &c. » (« Dans la blancheur délicieuse de ton sein... ») (II.2, v.113). Louise est associée au soleil, à la jeunesse et à la vie, et aux fleurs, comme l'est aussi Ophélie63(*). Louise et Catherine sont aussi pures, belles et vertueuses que l'est Ophélie, « fair and unpolluted flesh » (V.1, v.220) ( « à la belle chair immaculée »). Ces femmes représentent la spontanéité, l'innocence et la sincérité. Le problème, c'est que ces figures sont menacées de corruption ou de mort, et que dans la plupart des cas, elles disparaissent, vaincues par la société. Ainsi, par petites touches, Musset nous offre la peinture du caractère des personnages. Le texte nous permet ainsi de nous représenter en quelque sorte les couleurs majeures symboliques des personnages. 2.2. UN ENVIRONNEMENT SYMBOLIQUE Les jours et les nuits se succèdent, comme marqueurs du temps et de l'espace, mais nous avons vu que la nuit est plus propice à l'action, que les ténèbres expriment en quelque sorte un désordre cosmique. Les couleurs du monde physique ont ainsi une influence sur l'âme des personnages : la nuit les incite à commettre des actions impures. Il semblerait donc que les périodes du temps et l'espace soient asservis au symbolisme de l'ombre et de la lumière, en plus d'avoir une fonction proprement dramaturgique. 2.2.1. Lieux et atmosphères : la ville contre la campagne L'opposition la plus perceptible est celle entre le monde urbain et la nature. Le monde urbain est associé à la nuit et à la mort, aux fêtes fatigantes, aux vices et à la débauche. Nous avons vu que les scènes majeures de Lorenzaccio se déroulent de nuit : c'est de nuit qu'il nous est donné de voir le plus de facettes malsaines de la ville de Florence. Nous avons vu aussi que la ville est le lieu de corruption par excellence, que ses rues sont dangereuses, que ses palais renferment du vin et des femmes, que ses citoyens s'entretuent. A l'opposé se trouve la nature, évoquée dans sa beauté simple, dans sa sincérité, dans sa pureté, car elle n'a pas été transformée par l'homme. La nature est le lieu du repos et de la douceur. Ainsi, l'opposition entre la ville et la campagne constitue deux types d'atmosphères, une atmosphère liée au sombre, au négatif, à l'anxiété et une autre liée au lumineux et au positif, au calme. Dans Lorenzaccio, la ville, par son caractère clos, représente l'univers étouffant et mortifère du pouvoir, d'où personne ne ressort indemne. La ville est impure, maudite par les bannis64(*). Florence actuelle, spectre de l'antique Florence, est associée à des termes sombres comme « peste » (qui fait référence à la peste noire), « spectre », « fange crapuleuse» et « fange sans nom » (sol assombri par la souillure), et « malédiction » (comme Macbeth, elle est maudite, donc elle est associée à l'enfer, au côté obscur). Le terme « bâtarde » indique aussi une origine impure ou mystérieuse. Les rues de Florence sont « sombres » (II.5). Maffio se plaint que « [l]a ville est une forêt pleine de bandits, pleine d'empoisonneurs et de filles déshonorées » (I.1). Cette phrase fait de la ville le double dégradé de la nature, puisque la forêt urbaine, pour reprendre la métaphore de Maffio, est corrompue. La nature, au contraire, est une porte ouverte sur l'espoir et sur le passé (du moins pour le personnage de Lorenzo). Avant de commettre le meurtre, des images de son passé pur lui reviennent à l'esprit, pour lui donner du courage, pour lui montrer qu'il y a, quelque part, une humanité à sauver, et cette humanité se trouve dans la nature : « Ah ! quelle tranquillité ! quel horizon à Cafaggiulo ! Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon ! la chèvre blanche revenait toujours, avec ses grandes pattes menues » (IV.9). Les chèvres, le linge qui sèche et la belle et jeune Jeannette, évoquent la luminosité, la blancheur (d'autant plus que les chèvres servent à donner du lait, lui aussi de couleur blanche) et la pureté (avec le linge propre). Après le meurtre, Lorenzo ouvre la fenêtre pour mieux imaginer ce qu'il a sauvé de la souillure : « Que le vent du soir est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! Ô nature magnifique, ô éternel repos ! » (IV.11). Lorenzo a le sentiment que maintenant que le Duc est mort, la vie retrouve sa pureté, et que la nature reste intacte, offrant le repos et le bien-être. En quelques touches évocatrices, en quelques menus détails, Musset nous fait imaginer ce paysage de lumière contre celui de l'ombre. 2.2.2. Les variations climatiques La vie de l'homme est liée au cycle des saisons, de jours et de nuits qui se succèdent. Macbeth sent que sa fin est proche et il utilise la métaphore de l'automne pour parler de sa vie : « My way of life / is fall'n into the sear, the yellow leaf [...] » (V.3, v.22-23 : «Le chemin de ma vie tombe dans le temps de la feuille jaune [...] »). Mais si la vie de l'homme est liée au cycle des saisons, ses sentiments semblent liés aux variations climatiques, à moins que ce ne soit l'inverse, et que les actes des hommes ne changent le climat. Les meurtres que les hommes perpétuent sont contre nature, et ils peuvent déchaîner la colère des éléments qui protègent et vénèrent la vie65(*). Dans Lorenzaccio, l'ombre est rattachée à l'évocation de l'hiver et de la mort. La Marquise attend le printemps pour quitter Florence et pour aller à Massa (I.3); en attendant, c'est l'hiver et elle se laisse corrompre par le Duc. Le printemps, à l'opposé, symbolise la renaissance (les fleurs renaissent, I.2), l'amour et la paix. Le bonheur fait référence à un temps ensoleillé, comme nous pouvons le remarquer avec les souvenirs de Lorenzo ou avec les pensées de la Marquise. Dans Hamlet, le deuil du Roi et le remariage de la Reine ont lieu en hiver, par un temps très froid. Il en est de même pour le deuil de Philippe, dans Lorenzaccio. Cet hiver-là est humide : un convive dit à Philippe, comme celui-ci veut sortir juste après l'empoisonnement de sa fille : « Il fait un orage épouvantable ; reste ici cette nuit » (III.7). La pluie peut symboliser une tristesse mélancolique, mais l'orage, plus violent, symbolise un profond désespoir. L'orage survient toujours au moment où la tension est la plus haute. Il est synonyme de mort. Dans Le Roi s'amuse, Triboulet s'exclame : « Quel temps ! nuit de mystère ! / Une tempête au ciel ! Un meurtre sur la terre ! »66(*). Ce thème présent dans la littérature romantique des sentiments du personnage qui sont en parallèle avec l'état de la nature est déjà présent chez Shakespeare : les personnages peuvent troubler le climat, mais les variations climatiques annoncent aussi un évènement néfaste. La nuit se trouve souvent associée aux orages, aux éclairs, au tonnerre. Ces orages sont liés à l'idée de la mort. Dans Macbeth, les trois sorcières n'apparaissent que par temps d'orage, quand le tonnerre éclate,67(*) ce qui symbolise leur caractère néfaste. Dans Julius Caesar aussi, le tonnerre et l'orage créent une atmosphère de danger, un danger pour César, lorsque les conspirateurs se rencontrent68(*). Ces évènements climatiques servent aussi de mauvais présage à ceux qui croient au caractère divin des éléments. Lorenzo, lui, se compare au tonnerre : « Pendant vingt ans de silence, la foudre s'est amoncelée dans ma poitrine ; et il faut que je sois vraiment une étincelle du tonnerre, car tout à coup, une certaine nuit que j'étais assis dans les ruines du Colisée antique, je ne sais pourquoi je me levai ; je tendis vers le ciel mes bras trempés de rosée, et je jurai qu'un des tyrans de ma patrie mourrait de ma main » (III.3). Il est l'un des quatre éléments ; il est le feu, tout puissant lors de l'orage. Le tonnerre qui vit en lui est symbolique de son besoin de commettre un meurtre. Les éléments climatiques se font donc l'écho des sentiments des personnages, de leur désir de nuire, et créent une atmosphère inquiétante. Ainsi, la nuit et le mauvais temps, comme le temps d'orage par exemple, préfigurent symboliquement par leur caractère sombre (puisque c'est l'absence de la lumière directe du soleil qui crée le mauvais temps) une action néfaste. A l'opposé, un ciel lumineux et dégagé, qui laisse passer la lumière du soleil sans ombrage, préfigure une atmosphère calme.
2.2.3. La lune et le soleil La lune et le soleil sont eux-aussi associés à la symbolique de l'ombre et de la lumière. Ils peuvent aussi, comme l'environnement, symboliser les deux pôles entre lesquels les personnages sont déchirés. La lune et le soleil s'opposent donc, dans une lutte entre l'ombre et la lumière. C'est lorsque le soleil disparaît que la lune paraît. Le soleil est associé à la lumière, puisqu'il donne naissance au jour, alors que la lune est associée à l'ombre, puisqu'elle apparaît de nuit. Tout d'abord, c'est donc le jour et la nuit qui s'opposent : le soleil est le luminaire du jour (le « premier rayon du soleil » de « l'aurore » représente pour Philippe à la fois le réveil de sa fille et le début d'une nouvelle journée annoncée par la « clarté du jour », en III.2) alors que la lune n'est présente que de nuit (IV.9 : les didascalies définissent le lieu et le moment comme «une place ; il est nuit », et plus loin, elles annoncent : « la lune paraît »). La lune et le soleil s'opposent aussi dans le sens où le soleil représente la vie, la fertilité, et l'espoir, alors que la lune représente la mort et les mauvais présages. En effet, si la chute du soleil marque la fin de la vie69(*), la présence du soleil est au contraire signe de vie, et par extension, de l'existence terrestre: dans les expressions « les joyaux les plus précieux qu'il y ait sous le soleil »(III.3) et « [...] Catherine passe pour très vertueuse. -Pauvre fille ! qui l'est sous le soleil, si elle ne l'est pas ? » (IV.9), le soleil représente le monde en général. Le soleil peut aussi être créateur de vie : lorsque Pierre propose à Philippe d'agir pour la république, il utilise la métaphore de la naissance associée à la marche sous le soleil : « [...] Venez voir marcher au soleil les rêves de votre vie. La liberté est mûre ; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir de terre la plante que vous aimez. » (III.2). Cette phrase associe aussi le soleil à la fertilité, idée que nous retrouvons ailleurs, en II.2 : « Bientôt, ces fruits mûrissaient à un soleil bienfaisant [...] ». Enfin, le soleil est signe d'espoir, espoir que Lorenzo accomplisse de grandes actions pour Marie70(*), espoirs multiples et aisément réalisés pour le jeune Lorenzo71(*), espoir d'une vie meilleure grâce à l'action, dans l'invocation de Philippe à l'astre solaire72(*). Au contraire, la lune, elle, est associée à la mort. Elle fait apparaître les fantômes : dans Hamlet, c'est lorsque la lune paraît que le spectre du père d'Hamlet arrive73(*). Elle est liée au macabre et aux mauvais présages : dans Lorenzaccio, elle annonce de sa présence en I.1, l'enlèvement de Gabrielle, et en IV.9, le meurtre du Duc. Dans Macbeth, elle annonce en II.1 le meurtre du roi Duncan. Elle est associée aux ténèbres et à la sorcellerie dans Macbeth, qui évoque et met en scène Hécate, la déesse de la lune (III.5 et IV.1), et dans Hamlet, où elle donne des pouvoirs maléfiques aux plantes cueillies de nuit74(*). Lorenzo s'adresse à la lune en la nommant « face livide » (IV.9) ; nous pourrions voir dans cette évocation le fait que la lune tente les êtres à commettre des actes néfastes, puisque le terme « livide » renvoie à un champ lexical de la mort. La lune serait donc complice des meurtres auxquels elle incite. La lune est aussi liée au froid, alors que le soleil est lié au chaud75(*). Cependant, si la lune et le soleil s'opposent sur de nombreux points, ils n'en restent pas moins tous deux des luminaires. Ainsi, les deux contraires se réconcilient. Le soleil est porteur de lumière, mais la lune aussi : on parle de rayons du soleil autant que de rayons de la lune76(*), et la lune éclaire pendant la nuit77(*). La lune et le soleil semblent donc aussi inclus dans la symbolique de l'ombre et de la lumière. Ces deux luminaires luttent l'un contre l'autre, et font écho à la lutte qui se déroule dans le coeur de l'homme, et de Lorenzo, d'Hamlet, de Macbeth, et de Brutus, entre l'ombre et la lumière. Ainsi, nous avons vu que les personnages et le paysage sont eux aussi intégrés au réseau de symboles sur lequel est fondée toute la mise en scène. Les personnages, le paysage, et l'atmosphère ne sont pas vides : en plus d'être importants pour le déroulement de l'intrigue, ils connotent des sens symboliques qui nous permettent de mieux situer les enjeux de la pièce. Nous avons vu que le Duc et Lorenzo pouvaient se ranger dans les personnages de l'ombre, ainsi que les paires, ou que les spectres. A l'opposé, dans les personnages de la lumière, nous pouvons dans l'idéal trouver les puissants, mais nous pouvons aussi trouver les figures pures des femmes. Les personnages et le climat s'influencent mutuellement, donc comme le symbolisme de l'ombre et de la lumière touche les personnages, nous avons vu qu'il touchait aussi le paysage. La lumière du beau temps symbolise une âme apaisée, sereine et douce. Elle crée une atmosphère de quiétude, d'amour et de paix. Elle s'oppose au sombre de la nuit orageuse, qui symbolise l'esprit tourmenté du personnage, le surgissement du néfaste, et une atmosphère inquiétante. La lune et le soleil aussi s'opposent dans cette même thématique, pour amplifier la lutte entre l'ombre et la lumière qui a lieu dans chaque conscience humaine. Ainsi, Musset rejoint Shakespeare car il utilise les mêmes symboles de l'ombre et de la lumière, les mêmes images abstraites et impressionnantes, qui donnent cette force à la pièce de théâtre, et qui font de la vie un spectacle. Nous pouvons cependant noter que Musset fait passer ce symbolisme par le biais de la parole des personnages; presque aucune référence à l'ombre ou à la lumière n'est faite dans les didascalies: c'est bien là que Musset se démarque du dramaturge anglais, par le style du théâtre dans un fauteuil, dans lequel Musset s'efface presque pour laisser vivre ses personnages. La lune semble être le symbole d'une réconciliation possible entre ces contraires. Elle lie l'ombre et la lumière, puisqu'elle paraît de nuit mais qu'elle éclaire. Nous remarquons alors que dans de nombreux cas, l'ombre et la lumière peuvent avoir une relation particulière au-delà de leur opposition, qui les réconcilie. Le lever du jour ne se fait pas par un passage abrupt de la nuit au jour, d'un opposé à l'autre. Le moment où la nuit bascule vers le jour semble être un terrain d'entente et de réconciliation entre l'ombre et la lumière. Nous pouvons alors trouver dans la lumière des caractéristiques de l'ombre, et inversement. Il nous semble donc intéressant d'étudier ce qui semble être le point de réconciliation de la lumière et de son contraire, l'ombre. * 51 M, IV.1, v. 44-46 : «Second witch : «By the pricking of my thumbs, / Something wicked this way comes : / Open, locks, / Whoever knocks!» /Enter Macbeth» (« Deuxième sorcière : au picotement de mes pouces, je sens qu'un maudit vient par ici. Ouvrez, serrures, à quiconque frappe! Entre Macbeth »). * 52 Voir suite: partie I, 2.1.2. * 53 M, III.4, v. 107-108 : «Hence, horrible shadow! / Unreal mock'ry, hence! [exit Ghost]» (« Hors d'ici, ombre horrible ! Le spectre disparaît. Moqueuse illusion, hors d'ici ! »). * 54 L, III.3 : « Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés[...] ». * 55 I.6, II.4, III.3, IV.3. * 56 Voir Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p.211. * 57 L, I.5, Premier bourgeois : « Il y a eu une émeute à Florence? » Deuxième bourgeois : « Presque rien. - Quelques pauvres jeunes gens ont été tués sur le Vieux-Marché ». * 58 L, I.2 : [Le soldat le frappe de sa pique.] Le marchand, se retirant : « Voilà comme on suit la capitulation! Ces gredins-là maltraitent les citoyens ». * 59 L, I.4 : Le duc : « Ah! Parbleu, Alexandre Farnèse est un plaisant garçon! Si la débauche l'effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment l'évêque de Fano?» , II.6 : « Le duc : « Dis-moi, Hongrois, que t'avait donc fait ce garçon que je t'ai vu bâtonner tantôt d'une si joyeuse manière ? » Giomo : « Ma foi, je ne saurais le dire, et lui non plus » Le duc : « Pourquoi ? Est-ce qu'il est mort ? » Giomo : « C'est un gamin d'une maison voisine ; tout à l'heure, en passant, il m'a semblé qu'on l'enterrait » ». * 60 Voir note 4 de la page 16 de l'édition Folio plus classiques. * 61 Voir note 2 de la page 23 de l'édition folio plus classiques. * 62 L, III.6, La marquise: « Etre un roi, sais-tu ce que c'est? [...] Etre le rayon de soleil qui sèche les larmes des hommes![...] »; IV.6: Le Cardinal: « Puisque vous m'appelez l'ombre de César, vous auriez vu qu'elle est assez grande pour intercepter le soleil de Florence », alors qu'il discute avec la Marquise du pouvoir qu'elle pourrait avoir sur le Duc. * 63 L, IV.6: « Ses yeux mélancoliques étaient ainsi fermés à demi, mais ils se rouvraient au premier rayon du soleil, comme deux fleurs d'azur [...]. Sa figure céleste rendait délicieux un moment bien triste[...] Mais alors j'apercevais ma fille, la vie m'apparaissait sous la forme de sa beauté, et la clarté du jour était la bienvenue ». * 64 L, I.6 : « Le premier : Adieu, Florence, peste de l'Italie; adieu, mère stérile, qui n'as plus de lait pour tes enfants. Le second : Adieu, Florence, la bâtarde, spectre hideux de l'antique Florence; adieu, fange sans nom. Tous les bannis : Adieu, Florence! maudites soient les mamelles de tes femmes! maudits soient tes sanglots! Maudites les prières de tes églises, le pain de tes blés, l'air de tes rues! Malédiction sur la dernière goutte de ton sang corrompu! » * 65 M, II.4, v.4-6: «Ha good father, / Thou seest the heavens, as troubled with man's act, / threatens his bloody stage» (« Ah! Bon père, tu le vois, les cieux, troublés par l'acte de l'homme, en menacent le sanglant théâtre »). * 66 Victor Hugo, Le roi s'amuse, V.1, édition Nelson, Paris, p.163. * 67 M, I., v.1-21: «Thunder and lightening. Enter Three Witches. First Witch :»When shall we three meet again? / In thunder, lighting, or in rain?»» (« Tonnerre et éclairs. Les trois sorcières entrent. Première sorcière : Quand nous réunirons-nous toutes les trois, en coup de tonnerre, en éclair ou en pluie? »); I.3, «Thunder. Enter the three Witches» (« Tonnerre. Entrent les trois sorcières »), IV.1, «Thunder. Enter the Three Witches» ( « Tonnerre. Entrent les trois sorcières »). * 68 JC,I.3, « Thunder and lightning. Enter Casca and Cicero» (« Tonnerre et éclairs. Entrent Casca et Cicéron »). * 69 «Si je ne suis pas tel que vous le désirez, que le soleil me tombe sur la tête ! » s'exclame Lorenzo, à la scène 3 de l'acte III : certaines croyances religieuses imaginaient que la fin du monde arriverait par la chute du soleil. * 70 L, I.6: « Sa jeunesse n'a-t-elle pas été l'aurore d'un soleil levant? ». * 71 L, III.3: « [...] mon nom m'appelait au trône, et je n'avais qu'à laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi toutes les espérances humaines ». * 72 L, III.3: « Un Salviati jetant à la plus noble famille de Florence son gant taché de vin et de sang, et, lorsqu'on le châtie, tirant pour se défendre le coupe-tête du bourreau ! Lumière du soleil ! j'ai parlé, il n'y a pas un quart d'heure, contre les idées de révolte, et voilà le pain qu'on me donne à manger, avec mes paroles de paix sur les lèvres ! Allons, mes bras, remuez ! et toi, vieux corps courbé par l'âge et l'étude, redresse-toi pour l'action ! ». * 73 H, I.4, v.51-53: « What may this mean,/ that thou, dead corse, [..]/ revisit'st thus the glimpses of the moon,/ making night hideous [...]» (« Que signifie ceci ? Pourquoi toi, corps mort, [...] viens-tu revoir ainsi les reflets de la lune et rendre effrayante la nuit ? » ). * 74 H, IV.7, v 141-144: « I bought an unction [...]so mortal, [...]where it draws no cataplasm so rare,/ collected from all simples that have virtue/ under the moon [...]» (« J'ai acheté une drogue si meurtrière [...] dont le cataplasme le plus rare, composé de tous les simples qui ont quelque vertu sous la lune, [...] » ). * 75 L, I.1 relie le « clair de lune » au « froid de tous les diables », et L, III.6 relie le soleil à une chaleur étouffante : « [...], c'est ce soleil étouffant qui nous pèse» dans Lorenzaccio. * 76 L, I.1 : « C'est le fantôme de ma soeur. Il tient une lanterne sourde, et un collier brillant étincelle sur sa poitrine aux rayons de la lune ». * 77 L, I.1: le « clair de lune » et H, I.4 : « glimpses of the moon » (reflets de la lune) indiquent que la lune émet une lumière et éclaire. |
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