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Le symbolisme de l'ombre et de la lumière dans Lorenzaccio de Musset sous l'influence de Shakespeare

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par Marie Havard
Université de Perpignan, UFR Sciences de l'Homme et de l'Humanité - Master 1 Lettres Modernes 2005
  

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CHAPITRE 3

LORENZACCIO : UNE HISTOIRE DE L'HUMANITE

Le symbolisme dialectique de l'ombre et de la lumière qui construit le personnage de Lorenzo, le langage, le décor et la mise en scène de la pièce influence aussi l'humanité, comme le suggère Musset. En effet, au-delà du théâtre et de son caractère fictionnel, nous devons noter que c'est le genre humain qui est décrit. Les personnages représentent des parcelles de l'humanité, avec ses côtés sombres et lumineux. Cela est un thème romantique, et Hugo écrit, dans la Préface de Cromwell : « Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe? [...] Le caractère du drame est le réel; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création96(*) ». Ainsi la pièce, comme tout théâtre romantique, semble être une tentative pour définir l'identité de l'homme, pour expliquer ses actes et ses sentiments ambigus. Musset, comme Shakespeare, cherche à représenter le vrai ; le vrai est le mélange de l'ombre et de la lumière, symbolisé par Lorenzo ou Hamlet ; dans Lorenzaccio, tous les personnages sont complexes, et ce, pour représenter la réalité humaine dans sa grandeur et dans sa diversité. Donc, Shakespeare utilise l'entremêlement de l'ombre et de la lumière pour exprimer la complexité du monde réel qu'il cherche à représenter, et Musset y parvient d'autant mieux qu'il applique cet entremêlement à tous ses personnages.

3.1. L'AMBIGUITE DES PERSONNAGES

Les personnages représentent de vrais humains ; ils symbolisent aussi plusieurs aspects et contradictions de Lorenzo, qui est l'essence de l'humanité et qui prend en charge toutes ses facettes. Les personnages sont donc des échos aux caractéristiques de Lorenzo, et ils sont eux aussi partagés entre l'ombre et la lumière. Chez Shakespeare, seul les personnages principaux sont complexes et représentent tout homme, alors que les autres représentent une part de l'humanité seulement. Les personnages de Musset sont beaucoup plus forts en humanité puisqu'ils sont travaillés pour représenter tout homme.

3.1.1. Les personnages comme échos aux caractéristiques de Lorenzo

Henri Lefèbvre écrit : « Dans Lorenzaccio, les autres personnages principaux déploient devant nous, spectateurs, les aspects du héros principal, et ses contradictions: Philippe Strozzi correspond à son humanisme, le Duc à la souillure qui l'habite et au mal qui le hante, Catherine à son idée de la pureté et de l'amour, la marquise Cibo à son amour de la patrie, Pierre Strozzi à son courage97(*) ». Nous pourrions dire que Lorenzo est une essence et que les personnages sont la dissémination de cette essence, ou bien l'inverse : que chaque personnage est une essence de l'humanité et que Lorenzo englobe toutes ces essences, pour représenter l'humanité toute entière.

Le Lorenzo du passé et Philippe ont le même amour pour l'humanité et pour ses valeurs : en III.3, ils expriment tous deux leurs sentiments ; Lorenzo déclare : « J'ai cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un martyr croit à son Dieu » et Philippe dit : « Je crois à la vertu, à la pudeur et à la liberté ». Ils utilisent les mêmes notions et nous avons vu qu'ils ont les mêmes habitudes de nuit : ils utilisent tous deux l'expression « courbé sur [d]es livres » (Lorenzo en III.3 et Philippe en II.5), ce qui accentue leurs similitudes. Philippe correspond à l'élément lumineux qui se trouve à l'intérieur de Lorenzo, puisque l'idéal républicain est porteur de connotations de lumière dans le texte98(*).

Il y a aussi un parallélisme entre le Duc et Lorenzo. Nous avons déjà démontré que Lorenzo est son ombre. Les deux personnages sont décrits d'une façon méprisante par les autres. Le Duc et Lorenzo sont des personnages d'ombre : ils sont comparés tous deux à des maladies, comme la lèpre pour Lorenzo (II.5), la peste pour le Duc (III.6). Lorenzo explique à Philippe en III.3 comment il en est arrivé à devenir le double de son cousin : « Pour plaire à mon cousin, il fallait arriver à lui, porté par les larmes des familles; pour devenir son ami, et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses orgies ». Ainsi la souillure du Duc s'est disséminée en Lorenzo, créant en lui une part de ténèbres.

En ce qui concerne l'idéal de pureté, Catherine représente une autre part lumineuse dans la dialectique qui ronge Lorenzo. Ils décrivent tous deux le monde de la même façon : « Que le ciel est beau! Que tout cela est vaste et tranquille! Comme Dieu est partout ! » s'exclame Catherine en I.6, alors que Lorenzo dit, en IV.11 : « Que la nuit est belle! Que l'air du ciel est pur! [...] Que le vent du soir est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! ô nature magnifique, ô éternel repos! [...] Ah! Dieu de bonté! Quel moment ! ». Les deux personnages prononcent les mêmes mots de « ciel », de « beau », « belle » et de « Dieu ». Ils utilisent des exclamations, ainsi que le champ lexical des éléments terrestres et célestes (« Ciel », « nuit », « air du ciel », « vent du soir », « nature », « fleurs des prairies ») associé à celui de la paix (« tranquille » et « repos »), de la beauté (« belle », « beau », « magnifique »), de l'immensité (« ciel », « vaste », « partout ») et de l'immortalité (« Dieu » et « éternel »). Ainsi, Lorenzo se serait investi de l'idéal de pureté de Catherine.

Ricciarda Cibo est un écho au patriotisme de Lorenzo : ils perdent tous deux leur vertu pour le sort de Florence. La Marquise a accepté de se laisser séduire par le Duc dans le but de l'inciter à prendre un réel pouvoir sur la ville pour la sauver ; Lorenzo a accepté de se laisser souiller par le Duc pour libérer la ville du pouvoir corrompu. La Marquise se demande si elle aime vraiment le Duc, ou si elle ne fait cela que pour Florence : « Et pourquoi est-ce que tu te mêles à tout cela, toi, Florence? Qui est-ce donc que j'aime? Est-ce toi? Est-ce lui ? » (II.3). La ville semble avoir eu autant d'importance pour Lorenzo, car Catherine révèle la culpabilité de Florence dans l'histoire de la corruption de Lorenzo en I.6 : « Ah! Cette Florence! C'est là qu'on l'a perdu ! »99(*). Les deux personnages sont donc liés à la ville par un même patriotisme.

Enfin, en ce qui concerne le courage, c'est en Pierre Strozzi que nous retrouvons les caractéristiques de Lorenzo : Pierre combat Salviati pour venger sa soeur, comme Lorenzo tue le Duc pour, entre autres, protéger Catherine. Tous deux sont prêts à se battre pour Florence : « Marchons franchement sur Florence avec notre petite armée » s'exclame Pierre en IV.6, « [...] je tuerai Alexandre » s'exclame Lorenzo en III.3. Cependant le meurtre est le seul acte que Lorenzo commet, puisqu'il perd espoir en l'utilité de l'action, alors que Pierre, lui, garde espoir. Le courage, comme le patriotisme, est un sentiment ambigu, et peut représenter la dualité de Lorenzo, partagé entre ombre et lumière.

Ainsi, il semblerait que Lorenzo se soit emparé des essences des autres personnages. Il revêt ainsi la diversité des caractéristiques de l'humanité. Philippe, le Duc, Catherine, Pierre et Ricciarda, eux, servent d'échos à Lorenzo, dont ils représentent chacun une parcelle, et ils sont déchirés, selon le même symbolisme, entre l'ombre et la lumière. C'est ainsi que le texte de théâtre représente les pensées et les actes des hommes, dans leur ambiguïté et dans leur complexité.

3.1.2. Des personnages entre ombre et lumière

Les personnages, nous l'avons vu, représentent des parts d'ombre ou de lumière de Lorenzo. Cependant, ils ne sont pas seulement cela, et ils englobent l'ambiguïté de l'homme : chaque personnage est divisé entre ombre et lumière. Au-delà du fait qu'ils symbolisent la complexité de Lorenzo en faisant écho à ses caractéristiques, les personnages ont leur propre complexité. Pierre Nordon écrit : «  Musset, comme Shakespeare, semble toujours avoir présentes à l'esprit, simultanément, deux conceptions, parfois antinomiques, des êtres et des choses.[...] Cette conscience de l'ambiguïté de l'être et de l'ambivalence des évènements engendre chez les deux dramaturges une analogue appréhension de leurs sujets100(*) ». Ainsi, c'est grâce à l'ambiguïté des personnages, que l'on retrouve plus chez Musset que chez Shakespeare, puisque Shakespeare a surtout travaillé ses personnages principaux, que la complexité humaine trouve une représentation satisfaisante.

Le premier personnage que l'on rencontre est le Duc, dont l'ambiguïté se révèle par un amalgame entre l'ombre et la lumière : à la scène 6 de l'acte III, la Marquise parle du « sombre météore de [s]a puissance ». Le météore peut être porteur de lumière lorsqu'il est enflammé, et qu'il laisse derrière sa chute une traînée lumineuse. L'expression relie « sombre » et « météore », ce qui est contradictoire, et oxymorique. De plus, la Marquise compare d'abord le Duc à un soleil (« être le rayon de soleil qui sèche les larmes des hommes »), et ensuite à un météore, ce qui fait de lui une entité qui passe de la lumière bienfaisante à la lumière menaçante, ou à l'ombre, puisqu'un météorite n'est pas forcement lumineux. L'ambiguïté du Duc se retrouve aussi en II.6, lorsque le Duc déclare : « Quand je suis en pointe de gaieté, tous mes moindres coups sont mortels ». Cette phrase antithétique définit encore le Duc comme un personnage complexe, alliant les opposés. Nous avons déjà vu que le Duc pouvait être associé aussi à la couleur sombre, par le fait qu'il engendre la corruption et la mort dans la ville de Florence101(*). Le Duc semble être à la fois porteur d'ombre et de lumière.

Philippe est associé à la couleur grise, et les relevés sont nombreux : il s'agit alors du gris des cheveux, pour évoquer la vieillesse (« Pauvre Philippe ! Il y aura une triste fin pour tes cheveux gris ! » (I.6), « [...]Ma vengeance a des cheveux gris. »( II.5), « Il peut y avoir quelque chose de bon dans cette tête grise » (III.2), « [...] deux têtes que j'ai baisées autant de fois que j'ai de cheveux gris »( III.3)). Or le gris est créé par le mélange du noir et du blanc, de l'ombre et de la lumière. Le gris associé à Philippe évoque sa capacité de penser, sa sagesse acquise au fur et à mesure des années et ses qualités : « Tu as soixante ans de vertu sur ta tête grise » ( III.3). Mais le gris pourrait aussi symboliser sa dualité et sa complexité. Philippe Strozzi est porteur de valeurs positives, et il est souvent associé à la lumière. Lorenzo, par exemple, le définit comme un « fanal éclatant » (« Pareil à un fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de l'océan des hommes, et vous avez regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière » III.3). Cependant, lorsque Philippe décide d'agir, et de se venger, avec l'aide de tous les Strozzi, il devient celui qui veut semer la mort en plantant son drapeau noir : « Nous y planterons le drapeau noir de la peste ; ils accouront à ce signal de mort » (III.7). Ainsi, même Philippe est ambigu et complexe ; il a des qualités lumineuses, mais il est attiré par l'ombre de la vengeance ; il est constitué à la fois d'ombre et de lumière.

Ombre et lumière se retrouvent donc dans les images qui décrivent les personnages du Duc et de Philippe. Ainsi, les personnages sont ambigus, instables ; ils évoluent et ont chacun leur vie propre ; ils deviennent ainsi des copies des hommes en en représentant la complexité.

Nous avons vu que Lorenzo était l'essence de la dialectique de l'ombre et de la lumière. Il est aussi l'essence des personnages, puisqu'il en englobe toutes les caractéristiques. Ainsi, les personnages, qui font écho aux ambiguïtés de Lorenzo, sont aussi symbolisés par cette dialectique, et ils sont porteurs à la fois des ambiguïtés de Lorenzo et de celles de la dialectique. La représentation cette l'ambiguïté a pour but d'évoquer la réalité humaine. C'est ainsi que les personnages représentent des hommes, et que Lorenzo représente toute l'humanité.

3.2. LA COMPLEXITE HUMAINE

La fiction représente la réalité, et le théâtre de Musset tend à représenter la vraie vie, les vrais sentiments et émotions. En ce qui concerne les sentiments des personnages, le symbolisme de l'ombre et de la lumière est important aussi : d'une part pour décrire aussi précisément que possible ce que ressentent les personnages, fondés sur de vraies personnes, d'autre part pour amplifier ces sentiments et les faire ressentir au lecteur. La diversité de lieux, de personnages et de tons est un miroir de la diversité du monde. Les personnages s'interrogent sur eux-mêmes, se posent la question de leur humanité. Le théâtre met donc en spectacle la réalité du monde. Si Lorenzo représente l'humanité, Lorenzaccio représente le monde, symbolisé par Florence.

3.2.1. Lorenzaccio comme microcosme humain

Lorenzaccio exprime les sentiments et les actions de la petite communauté de Florence. Ainsi, la pièce peut être vue comme une synecdoque : la petite ville de Florence représente le monde. N'oublions pas que Florence en 1537 se veut le double de Paris en 1830 : Musset a choisi la situation politique de Florence comme un écho à la situation politique réelle de la France au XIXe siècle : la révolution de 1830 amène un nouveau régime répressif, l'action politique est finalement un échec. Olivier Bara écrit : « Triomphe du masque et règne de la mort ; le régime de juillet est une énorme mystification, et la bourgeoisie danse sur des cadavres. La Florence de 1537, dans le drame, résonne aussi des accents du carnaval et voit la mort rôder dans ses rues et ses palais. A travers ce thème carnavalesque, Lorenzaccio aborde, toujours de biais, la question de la légitimité du pouvoir »102(*). La diversité de lieux dans la même ville de Florence permet donc de situer les enjeux politiques selon les différentes classes sociales représentées. De plus, l'accent mis sur le fait que l'action se déroule à Florence, tout en étant un moyen de déjouer les soupçons de la censure française, amène le lecteur à s'interroger sur le rôle du lieu et ainsi à retourner la question politique de Lorenzaccio sur lui-même et à la resituer à Paris. Ainsi, Lorenzaccio traite réellement des problèmes humains, des relations entre les personnages, et des relations entre un personnage et la société dans laquelle il vit. Musset veut des personnages qui copient les hommes, et non pas des stéréotypes avec des caractères prédéfinis ; le microcosme nous montre des personnages vivants103(*), complexes et instables. Nous les voyons évoluer et changer : par exemple, nous assistons petit à petit au changement qui se fait en Philippe, qui perd la foi en ses sentiments républicains, nous assistons à ses souffrances et à ses inquiétudes à propos de ses enfants, comme un vrai père ; nous voyons Pierre réagir avec l'impétuosité réelle d'un jeune homme ; nous voyons Lorenzo perdre petit à petit la foi en la vie. Ainsi les personnages se développent et se complexifient au fur et à mesure de la lecture de la pièce, de la même façon que dans la vie, où tout n'est pas simple et univoque. De plus, les décors semblent infinis et nous assistons à la vie des personnages autant de jour que de nuit, et dans une immense variété de lieux. Chez Shakespeare, les lieux sont loin d'avoir l'importance qu'ils ont dans Lorenzaccio : nous avons déjà vu que la scène élisabéthaine centrait la pièce sur l'action et sur les personnages, par manque de moyens. Le Marchand, l'Orfèvre, les étudiants, le peuple, les femmes, tous ont leur place dans la pièce, comme le veut la vraie vie, faite d'une diversité d'hommes. Lorenzaccio est l'une des pièces les plus humaines de tout le théâtre romantique, et Musset a réellement réussi à nous faire croire en l'humanité des personnages, et à nous faire ressentir de réelles émotions. Nous pourrions nous demander pourquoi. Nous devons nous rappeler que le « Théâtre dans un Fauteuil » autorise la liberté de la création, et ainsi une meilleure définition et représentation de l'homme. Le théâtre imaginaire est élargi à l'espace mental, et non pas seulement à l'espace scénique ; ainsi la représentation du monde est plus précise, puisqu'un esprit est toujours plus flexible que des acteurs. Chez Shakespeare, la place laissée à l'imagination était importante aussi, puisque la scène était pauvre en décors. Les personnages de Shakespeare sont plus complexes que la majorité des personnages de théâtre d'autres auteurs de l'époque; cependant de nombreux personnages secondaires restent à l'état d'ébauche ou ont un caractère très stéréotypé (nous pourrions citer le cas de Rosencrantz et de Guildenstern dans Hamlet, par exemple, auxquels nous ne pouvons pas nous attacher à cause de leur présence éphémère, et dont la personnalité n'est pas convaincante) : seuls les personnages principaux sont porteurs d'ambiguïté, mais ils représentent réellement l'homme, comme Hamlet104(*). Ainsi, Musset semble avoir hérité de Shakespeare l'idée de la complexité humaine à représenter sur scène, mais il l'a appliquée à tous ses personnages. Cependant, même si Lorenzaccio est sur de nombreux points réaliste, nous pouvons remarquer que cette pièce reste du théâtre, puisque le symbolisme de l'ombre et de la lumière est une construction poétique qui accentue les sentiments ressentis chez le lecteur ainsi que les contradictions des personnages, comme l'explique Jean-Marie Thomasseau : « Musset manipule subtilement ces jeux d'ombre et de lumière qui relativisent les valeurs et expriment par la bouche de Philippe les contradictions de l'univers moral »105(*). Ainsi, cette complexité créée par les affinités présentes entre l'ombre et la lumière se veut réellement humaine ; le théâtre représente le monde, et le monde est un théâtre106(*).

3.2.2. Une tentative pour résoudre l'énigme humaine

Le but du théâtre peut être de divertir ou d'instruire, mais en ce qui concerne Lorenzaccio, la pièce semble proposer au lecteur-spectateur de réfléchir à propos des personnages, ainsi qu'à propos de lui-même. L'humanité est donc complexe et ambiguë ; sa représentation sur scène est une tentative pour comprendre et trouver une solution à cette complexité.

La pièce entière de Lorenzaccio met en scène Lorenzo, qui cherche à se construire en résolvant ce qu'il appelle « l'énigme de [s]a vie »107(*). L'énigme de sa vie est cette sensation qu'il a de devoir commettre le meurtre, sans qu'il sache pourquoi. L'énigme de la vie est aussi celle de tout homme. L'humanité entière se pose des questions sur son identité, et Lorenzo, essence de l'humanité, se les pose aussi. Comment expliquer les actions et les sentiments des hommes ? Lorenzo ne trouve pas de réponse à ses questions. Puisqu'il représente l'humanité qui s'interroge sur elle-même, et que Lorenzaccio est lu par des hommes, le texte devient en quelque sorte un miroir qui renvoie au lecteur son image. Ainsi, le texte incite le lecteur à transférer sur lui-même les questions que se pose Lorenzo, et l'énigme de l'humanité est celle que le lecteur est invité à résoudre, comme cherchent à le faire les personnages. Musset est parvenu à nous donner sa définition de l'humanité, grâce au symbolisme de l'ombre et de la lumière qui en représente la complexité. Mais l'explication des actes des hommes reste inachevée et c'est au lecteur d'éclaircir cette énigme. Ainsi le sombre mystère de l'homme est au centre de la pièce, à la fois du côté de l'auteur, des personnages, et du lecteur.

Les personnages principaux de Lorenzaccio, d'Hamlet et de Macbeth se posent tous trois la question de leur identité, et de comment un acte peut changer toute une vie. Cette interrogation chez les personnages va plus loin que la simple question « Qui suis-je ?» puisqu'elle met en doute la notion d'humanité, et qu'elle devient : « Suis-je un homme ? ». Ainsi, la recherche d'une identité se double d'une recherche sur la définition de soi comme un homme ou non. Etre un homme, être moins qu'un homme, être inhumain, telles sont les possibilités laissées aux personnages. Nous avons déjà étudié le fait que Lorenzo est porteur de caractéristiques qui mettent en doute son existence, et qui font de lui un être entre la vie et la mort. De nombreuses évocations de Lorenzo en tant que « spectre » ou que « spectre hideux » en font quelqu'un d'inhumain. Philippe demande à Lorenzo en III.3 de dévoiler la part de l'homme qui est en lui, ce qui signifie que le Lorenzo débauché et perverti n'est pas humain : « Ne m'as-tu pas parlé d'un homme, qui s'appelle aussi Lorenzo, et qui se cache derrière le Lorenzo que voilà ? ». Lorenzo lui-même doute s'il est humain ou non : « Sont-ce bien les battements d'un coeur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine ? Ah ! Pourquoi cette idée me vient-elle si souvent depuis quelque temps ?» (IV.3). Donc, Lorenzo, qui nous l'avons vu, ne trouve pas sa place entre l'ombre et la lumière, ne trouve pas sa place non plus entre l'humanité et l'inhumanité. En effet, il a voulu agir pour l'humanité mais il la méprise, à part sa mère, Philippe, et Catherine. Philippe, lors de son discours aux Quarante Strozzi, pose la question : « Sommes-nous des hommes ? » (III.7) pour réveiller leur courage. Le sens d' « homme » n'est pas spécifié ici. Il peut être utilisé en opposition à « femmes », pour connoter la bravoure et la force, ou bien en opposition à « non humain » : c'est ce qui nous intéresse ici. Etre inhumain serait se laisser bafouer sans se révolter, avoir peur de se battre. Ainsi, n'est pas homme celui qui n'agit pas. La même idée se retrouve dans Macbeth : Lady Macbeth pousse son mari à commettre le meurtre en mettant en doute sa virilité108(*). Pendant le banquet, lorsque Macbeth aperçoit le spectre de Banquo et s'en effraie, Lady Macbeth demande : « Are you a man ? » (III.4, v.59 : Etes-vous un homme ?), et plus loin, elle s'exclame : « What, quite unmanned in folly ? » ( III.4, v.75 : Quoi ! la folie n'a rien laissé de l'homme ?). Ainsi, la virilité et l'humanité de Macbeth sont mises en doute, et il en résulte qu'après le meurtre, qui devait pourtant lui permettre d'affirmer sa masculinité, Macbeth sombre dans l'inhumanité de la folie (avec les visons) et du massacre. Macbeth voulait devenir plus qu'un homme, mais finalement il devient le contraire d'un homme. L'action alors déconstruit l'homme plutôt que de lui donner une identité. Dans Hamlet, ce n'est pas seulement l'action qui fait l'homme, c'est aussi la pensée109(*). L'humanité d'un être est mise en doute lorsqu'il agit sans réfléchir. Nous voyons ainsi que les personnages s'interrogent sur ce qu'est l'homme, et parfois retournent la question sur eux-mêmes. La pièce met en scène des personnages qui représentent des hommes, et qui désirent résoudre l'énigme de l'humanité.

Ainsi, l'ambiguïté de ces personnages se redouble d'une ambiguïté de la condition humaine. Ils se demandent s'ils sont des hommes ou non, alors que le lecteur se demande, lui, comment peut être défini l'homme. Mais si les personnages sont faits d'ombre et de lumière, et qu'ils représentent ainsi l'homme, alors toute définition de l'humanité reste ambiguë et contradictoire. Nous avons vu que l'extrême complexité du personnage de Lorenzo nous amenait à penser qu'il se construisait en opposition à toute possibilité de sens ou de résolution d'ambiguité. D'ailleurs, David Sices émet l'idée d'un non-sens de l'expérience humaine, à propos de Lorenzaccio : « It is rather a drama expressing the meaninglessness of history, of the sum of individual and collective human experience110(*) ».

Donc nous avons vu à quel point l'ombre et la lumière sont interdépendantes voire même consubstantielles. Lorenzo, personnage clé de la pièce Lorenzaccio, repose entièrement sur ce mélange de l'ombre et de la lumière, et diffuse cette ambiguïté dans les autres personnages. Si Musset a choisi de mêler ces deux extrêmes, c'est pour donner sa vision de l'humanité qu'il cherche à représenter, ambiguë et complexe au point même de parfois ne laisser aucune place à un sens possible. Les personnages se posent eux-aussi cette question de la définition de l'humanité, mais ils échouent, puisque la complexité créée par l'ombre et la lumière mêlées ne permet pas de réponse claire. Ainsi, l'homme reste une énigme, même pour l'homme. Musset se différencie quelque peu de Shakespeare puisque Lorenzaccio est plus complexe : la pièce diffuse une extrême finesse aussi bien dans les caractères de tous les personnages que dans tous les décors. Chez Shakespeare, c'est seulement dans les personnages principaux que se mêlent l'ombre et la lumière. Lorenzaccio semble donc bien plus vivant, plus « vrai », et donc plus impressionnant. Hugo déclare qu'  « Il y a deux manières de passionner la foule au théâtre : par le grand et par le vrai. Le grand prend les masses, le vrai saisit l'individu »111(*). La représentation de la réalité et l'expression d'émotions serait donc le but du théâtre. Musset surpasserait-il alors Shakespeare sur ce point, Shakespeare que Hugo loue comme étant le « génie » qui « attein[d] tout à la fois le grand et le vrai, le grand dans le vrai, le vrai dans le grand »112(*) ?

La symbolique de l'ombre et de la lumière se trouve donc à la base d'une tentative de définition de l'homme. L'ombre et la lumière permettent des jeux de vu et de non-vu, et nécessitent un regard pour les déchiffrer. C'est ainsi que le lecteur trouve sa place dans cette symbolique, regard qui fait tomber les masques et qui s'infiltre par les fenêtres...

* 96 Victor Hugo, Préface de Cromwell, Nouveaux Classiques Larousse, Evreux, 1972, « La théorie du drame », p 60. Selon Hugo, «  Elle [la muse moderne] se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l'ombre à la lumière, le grotesque au sublime[...] » (p41) et il associe le « drame » à « la vie », « la vérité », « [l]es hommes », « le réel », et « Shakespeare » (p54).

* 97 Henri Lefèbvre, Les grands dramaturges: Musset, L'Arche Editeur, 1955, p.244.

* 98 L, III.3: « Prends-y garde, c'est un démon plus beau que Gabriel. La liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d'une lyre ; c'est le bruit des écailles d'argent de ses ailes flamboyantes ». Les termes «argent » et  « flamboyantes » renvoient à la notion de lumière.

* 99 Il semble intéressant de noter que la ville de Florence est personnifiée dans Lorenzaccio, et que son rôle est aussi important que ceux des autres personnages : elle déclenche amour, combats, et corruption.

* 100 Pierre Nordon, article « Musset et L'Angleterre », Les Lettres romanes, part 1 du tome XXI, Université Catholique de Louvain, 1967, p.126.

* 101 Voir partie I, 1.2.1.

* 102 Alfred de Musset, Lorenzaccio, dossier par Olivier Bara, collection folio plus classiques, éditions Gallimard, Paris, 2003, p.179.

* 103 Bernard Masson, Musset et le théâtre intérieur, Armand Colin, Paris, 1974, p 192: « Fait d'une multitude d'interrogations, [...] le personnage cesse peu à peu d'être un cas moral ou un type historique pour devenir un être vivant, qui n'est pas plus clair à son créateur que nous ne sommes entièrement clairs à nous-mêmes, ou transparents au regard d'autrui ».

* 104 Victor Hugo écrit dans la préface de Marie Tudor, collection Nelson, p 10: « Hamlet, par exemple, est aussi vrai qu'aucun de nous, et plus grand. Hamlet est colossal, et pourtant réel. C'est que Hamlet, ce n'est pas vous, ce n'est pas moi, c'est nous tous. Hamlet, ce n'est pas un homme, c'est l'homme ».

* 105 Jean-Marie Thomasseau, Alfred de Musset, Lorenzaccio, Etudes littéraires, Puf, Paris, 1986, p53-54.

* 106 La célèbre citation de Macbeth peut illustrer ce propos: V.5, v24-26: «Life's but a walking shadow, a poor player/ that struts and frets his hour upon the stage/ and then is heard no more» (« La vie n'est qu'un fantôme errant, un pauvre acteur qui se pavane et s'agite durant son heure sur la scène, et qu'ensuite on n'entend plus »).

* 107 L, III.3: « [...] et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie? ».

* 108 M, I.7, v. 47-49: «What beast was't then / that made you break this enterprise to me? / When you durst do it, then you were a man» (« Quelle est donc la bête qui vous a poussé à me révéler cette affaire? Quand vous l'avez osé, vous étiez un homme »).

* 109 H, IV.4. v. 33-35: «What is a man / if his chief good and market of his time/ be but to sleep and feed? A beast, no more. » (« Qu'est-ce qu'un homme, si le bien suprême, si l'emploi de son temps est uniquement de dormir et de manger? ... Une bête, rien de plus »).

* 110 David Sices, Theater of Solitude, the drama of Alfred de Musset, University Press of New England, New Hampshire, Hanover, 1974, p.124.

* 111 Victor Hugo, préface de Marie Tudor, édition Nelson, Paris, p.9.

* 112 Ibid.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon