IV - Etude thématique: l'eau
Une première lecture des évaluations d'experts sur
les politiques de l'eau durant ces quarante dernières années fait
grossièrement ressortir trois paradoxes:
· Dans un Etat traditionnellement centralisé, ce
sont principalement les acteurs décentralisés qui
contrôlent l'eau. Au niveau de la gestion publique, le ME joue ainsi un
rôle modeste tandis que les Agences de l'eau, établis par bassin
hydrographique, jouent un rôle prépondérant. Au niveau de
la gestion technique, c'est le secteur privé qui assure une mainmise
dominante.
· Toujours au niveau national, de nombreux experts
dénoncent le décalage entre les moyens mis en oeuvre et les
résultats constatés au regard de l'état des eaux.
· Au niveau supranational, la popularité du
modèle français de gestion de l'eau présente un contraste
surprenant par rapport aux multiples manquements face au droit
européen.
Nous tenterons de présenter les rapports de force
entre les trois protagonistes en charge de la gestion de l'eau en France, et de
clarifier le paradoxe apparent de leur coexistence, dans les points 1 et 2. Au
travers de deux techniques d'analyse particulières, le modèle
Pressions - Etat - Réponses (PER) et l'évaluation des politiques,
les points 3 et 4 nous donneront l'occasion de préciser les deux
dernières contradictions.
Nous commencerons cette étude en confrontant le
thème de l'eau aux deux premiers chapitres de notre recherche. Les
tableaux synthétiques 1 (p. 11) et 2 (p. 30) nous serviront de fils
conducteurs pour présenter les grandes lignes des contextes de
l'institutionnalisation de l'eau en France et des mutations de la
problématique.
L'application du modèle PER78 à
l'évolution de la problématique de l'eau en France
délimitera les pressions et les réponses en fonction des
principaux acteurs/secteurs de l'eau - industrie, collectivités locales
et agriculture.
Notre évaluation finale des politiques de l'eau nous
permettra enfin d'aborder les questions posées à l'introduction
de notre recherche, concernant les objectifs, leur mise en oeuvre et
l'efficacité de la réponse publique.
Nous basons notre étude générale sur des
analyses spécifiques d'experts, tels que Barraqué ou Meublat,
ainsi que sur des rapports d'information du Sénat ou des revues
spécialisées, comme un Sciences & Vie sur le Bilan de
l'eau en France. L'analyse PER est construite à partir de
données provenant des rapports sur l'état de l'environnement en
France.
1. Contextes d'institutionnalisation
Nous tenterons de définir l'évolution des
rapports entre les thématiques de l'eau et de l'environnement au sein
des contextes globaux de l'institutionnalisation de l'environnement. Nous
définirons par après les principales phases de
l'institutionnalisation de l'eau.
1.1. L'eau construit l'environnement
Comme la plupart des politiques que l'environnement a
regroupées, la politique française de l'eau existe bien avant la
création du ME et constitue une activité majeure des
administrations publiques:
78 Le modèle PER de l'OCDE présente
l'avantage d'être plus succinct que le modèle DPSIR (Driving
Force, Pressure, State, Impact, Response) développé par
l'AEE.
«Qu'il s'agisse des grands travaux hydrauliques ou
hydroélectriques, des adductions, de l'alimentation en eau et de
l'assainissement des villes, des canaux, des barrages, etc., elles s'y
consacraient avec méthode et disposaient de moyens nécessaires.
En revanche, elles ne s'intéressaient guère aux ressources en
eau, c'est-à-dire aux rivières et aux nappes souterraines, sinon
pour les employer. Des réseaux d'observation éparses et
disparates pour les débits, les niveaux et la qualité, pas de
plan de gestion collectif, pas d'objectifs à long terme dans les bassins
hydrographiques, une police des eaux, c'est-à-dire un dispositif
d'ensemble d'autorisations de prises et de rejets, incohérente et
complexe, faite de règlements et de droits anciens (divers dataient de
Charles V), superposés avec le temps et au demeurant, peu
respectés. Les résultats étaient déplorables...
» (Saglio 2007 : 34)
La DATAR, l'administration qui organisera
l'élaboration du premier programme pour l'environnement en 1969 (voir
supra), se charge de la coordination de la politique de l'eau
(traditionnellement traitée par une demi-douzaine de ministères,
résultant à un chevauchement des compétences), notamment
au travers d'une mission interministérielle. Ainsi, si l'eau et
l'environnement ont une matrice commune (la DATAR), l'eau représente
l'un des enjeux justifiant l'invention de l'environnement.
Des problèmes, tels que des conflits entre l'amont et
l'aval (voir infra) ou le coût de la dépollution des eaux,
créent le besoin d'une gestion localisée faisant intervenir les
divers acteurs. En 1964, la loi-cadre sur l'eau réorganise la
juridiction et instaure les Agences Financières de Bassin -
rebaptisées Agences de l'eau par la suite - selon la logique originale
des circonscriptions écologiques (Prieur 1991 : 252). Les
Agences se développent et sont vite considérées comme un
modèle institutionnel. D'aucuns affirment qu'il serait souhaitable
d'étendre le système aux déchets industriels et à
la pollution de l'air (Garnier-Expert 1973 : 272 ; Barraqué 1999:
116).
La compétence de l'eau représente un enjeu de
taille, comme le souligne Robert Poujade dans ses mémoires sur le
Ministère de l'impossible (1975). L'impossible se
réalise pourtant: d'une politique uniquement centrée sur la
gestion de la ressource, l'eau devient une politique environnementale.
1.2. L'environnement reconstruit l'eau
L'intégration des diverses thématiques dans la
politique environnementale en 1971 s'opère par «recyclage» des
politiques des administrations anciennes. (Lascoumes 1994: 16) Si la loi de
1964 et les Agences de l'eau sont certes maintenues, nous soutenons qu'une
nouvelle politique de l'eau advient rapidement de l'intégration à
l'environnement. Comme point de départ à notre
démonstration, citons ce court témoignage d'un ancien haut
fonctionnaire du ME: «Les rejets de rivières régressaient
à partir de 1974 »... (Saglio 2007 : 39) ...soit trois ans
après la naissance du ministère!
Au-delà de son avance naturelle de
thématique précédent l'environnement, comment la politique
de l'eau intègre-t-elle le contexte évolutif de la politique
environnementale?
Les années 1971 à 1978 sont fastes pour
l'environnement (voir supra) ainsi que pour la politique de l'eau. Pour ne
citer que deux exemples: les contrats de branche (dès 1972) et la loi
relative aux installations classées et le contrôle
intégré de la pollution (1976).
La crise de l'environnement qui fait suite aux chocs
pétroliers est également d'application dans le domaine de l'eau:
«les prix de l'eau et les redevances ont été bloqués
de 1978 à l'arrivée de Michel Rocard et de Brice Lalonde»
(Barraqué 2007: 78). De plus, «La crise économique a conduit
les forces politiques a privilegier les mesures les plus efficaces à
court terme et à différer le traitement de problèmes moins
visibles ou à long terme, comme la contamination des nappes
phréatiques. » (Theys 1998: 26) Ce dernier point influera sur
l'enchaînement des priorités d'action, allant des points noirs
ponctuels de la pollution industrielle aux émissions diffuses de la
pollution agricole.
Le lancement du PNE en 1991 inscrit des objectifs ambitieux pour
les divers domaines de l'environnement, dont l'eau (voir infra), et propulse la
loi sur l'eau de 1992 (voir infra).
Par contre, force est de constater que l'eau
représente l'un des enjeux délaissés par le Grenelle, qui
ne lui consacre pas de table ronde mais juste un petit programme. Parmi les
mesures annoncées, les trois premières concernent soit
l'application de directives européennes pour lesquelles la France a du
retard - mise aux normes totales des stations d'épuration d'ici 2009;
protection des 500 captages d'eau
potable les plus menacés d'ici 2012 -, soit
l'achèvement des plans définis par la loi sur l'eau de 1992 -
achèvement des Schémas directeurs d'aménagement et de
gestion des eaux (SAGE) en 2009. Rien de vraiment révolutionnaire.
L'annonce, sous le programme Agriculture, de réduire de moitié
les pesticides d'ici dix ans, semblerait plus engageante si elle n'avait
été édulcorée par les lobbies agricoles FNSEA et
UIPP, avec la réserve de la mise au point d'alternatives (Boy 2007: 12,
14). La thématique locale de l'eau (au niveau national) semble s'effacer
devant l'enjeu mondial que représente le changement climatique au sein
d'un processus certes national, mais affichant un leadership
international conséquent.
1.3. Principales étapes de l'institutionnalisation
de l'eau
Face aux conflits de type amont/aval, «le SPEPE
[Secrétariat permanent pour l'étude des problèmes de
l'eau], localisé à la DATAR, a répondu d'une part en
important, ou en réimportant, d'Angleterre la gestion
systématique par bassins (les River boards), et d'Allemagne le
syndicat coopératif de la Ruhr (Genossenschaft), avec les
comités d'usagers composés d'industriels et d'élus des
villes; et d'autre part en inventant la notion de travaux
d'intérêt commun... ». (Barraqué 1999: 110)
La loi-cadre de 1 964 79 sur le régime,
la répartition des eaux et la lutte contre leur pollution
crée une gestion de l'eau «par bassin, partenariale et
utilisant les instruments économiques (redevances de
prélèvement et de pollution) ». (OCDE 1997: 63) Chacun des
six grands bassins hydrographiques est géré par une Agence
Financière de Bassin - rebaptisée ultérieurement Agence de
l'eau. Le Comité de bassin, qui regroupe les représentants de
l'Etat, des collectivités locales et des usagers de l'eau,
précisent les orientations de la politique de l'eau et le niveau des
redevances.
«Avec la loi de 1992, les missions des agences
dépassent celles de simples instruments financiers, incitatifs et
redistributeurs. En effet, les agences et comités vont devoir
systématiquement établir une planification des ressources en eau
par bassin.» Les principaux documents de planification sont le
Schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) et
le Schéma d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE). «Le
rôle des comités va être considérablement
accentué puisque ce sont ces comités qui vont élaborer les
schémas. » (Brouin 1994-95 : 10 1-102)
Troisième grand texte législatif, la loi sur l'Eau
et les Milieux Aquatiques (LEMA) de 2006 reprend les objectifs de la
directive-cadre européenne sur l'eau.
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