La France se distingue des pays voisins par un basculement
plus tardif de la société rurale à la
société urbaine et industrielle. Nous décelons ici une
cause du poids des intérêts agricoles, mais aussi de la
structuration très forte de l'Etat d'après-guerre autour de
l'idéal «modernisateur et reconstructeur» (Barraqué et
Theys 1998 : 2 1-22) et, par évolution, de la centralisation
institutionnelle.
En transition depuis la fin des années 50,
l'agriculture accélère son évolution au tournant des
années 70, notamment avec l'instauration d'une Politique agricole
commune (PAC) en Europe. Nous résumons ci-dessous les principales
tendances des quarante dernières années, réparties selon
trois niveaux:
· Au niveau socio-économique:
o la diminution de la part des emplois agricoles : de 22% en
1960 à 5,2 en 2001 (Insee); o la diminution de la part du PIB provenant
de l'agriculture: de 7 % en 1980 à 3,5 % aujourd'hui (Ministère
de l'agriculture et de la pêche);
o la formation d'un lobby soudé et influant,
la Fédération Nationale des Exploitants Agricoles (FNSEA), par
ailleurs secondé par un lobby aux intérêts croisés,
l'Union des Industries de la Protection des Plantes (UIPP) [via l'utilisation
de pesticides].
· Au niveau du système de production:
o la mécanisation et l'intensification, suivie d'une
augmentation du rendement; ainsi,
« si l'on estime qu'un agriculteur français
nourrissait 7 personnes en 1960 et 44 en 1985, il en nourrit 90 aujourd'hui
» ! (Science & Vie 2000: 60)
o la diminution de la surface agricole utilisée (SAU), de
65 000 ha par an depuis 1970 (Ifen 2006: 64);
o la concentration des exploitations: leur nombre diminue tandis
que leur surface augmente (Ifen 2006: 64);
o l'augmentation de l'irrigation, qui se poursuit encore
aujourd'hui (Science & Vie 2000:63);
o l'augmentation de l'utilisation des intrants durant les
années 70 et 80, liée au faible coût relatif des
fertilisants et produits phytosanitaires par rapport au gain de récolte
correspondant (Ifen 2006: 66);
o la diminution de l'utilisation des fertilisants azotés
(-9 %) et surtout des pesticides
(-24 %) à partir du début des années 90
(OCDE 2005: 116), liée à la baisse des prix des denrées
alimentaires, au renforcement de la réglementation environnementale et
à la conditionnalité de la deuxième PAC (Ifen 2006 :
20).
· Au niveau de la perception:
o une mutation de l'image de l'agriculteur: de celle de
héros de l'autosuffisance alimentaire d'après-guerre à
celle, vers la fin des années 90, de coupable des dommages causés
à l'environnement et des crises alimentaires;
o un changement de rapport entre les acteurs : la crise de
confiance de la société conduit à une crise
d'identité du monde agricole, qui se traduit par un renfermement du
groupe mais aussi, à un niveau certes minoritaire, par un début
de modification des pratiques.
Ajoutons deux remarques à ces grandes tendances:
Tout d'abord, il est intéressant de percevoir que
l'avènement de la modernité signifie la disparition d'un
équilibre essentiel du monde agricole traditionnel: l'épandage du
lisier pour fertiliser les champs. Une situation aberrante en découle,
par laquelle les agriculteurs achètent des engrais
synthétisés à partir de pétrole - une ressource
onéreuse, non-renouvelable et sous dépendance extérieure -
tandis que
de leur côté, les éleveurs ne savent que
faire du lisier de leurs élevages. Or la pollution agricole des eaux
provient précisément de ces deux niveaux: diffusion (culture) et
problèmes d'assainissement (élevage). Mais le modèle
dominant - concentration des exploitations, éloignement des cultures et
des élevages - créé des obstacles organisationnels -
stockage, transport - à la revalorisation d'une ressource qui,
rappelons-le, sert jusqu'à construire les murs des maisons dans les pays
défavorisés!
Deuxièmement, il ressort un paradoxe entre la
diminution de la position socio-économique (emploi et PIB)
occupée par les agriculteurs et l'influence de leur lobby. Un
élément de réponse est certes identifié au travers
du développement tardif de la France. Mais au-delà de cet aspect
culturel, l'importance des moyens accordés au pays par la PAC - un
cinquième des subventions - constitue certainement un enjeu de taille.
La France a d'ailleurs placé la réforme de la PAC après
2013 (troisième PAC) comme une des priorités de la
Présidence de l'UE, de juillet à décembre 2008. Et sous le
signe de l'environnement, SVP ! En façade du moins... car de
manière plus discrète, le Président Sarkozy assure
à la FNSEA qu'il croit en une «agriculture de production ». Le
terme productivisme n'est pas employé, mais sa signification
est sous-entendue. (Représentation permanente de la France auprès
de l'UE, 02/04/08)