Il est essentiel de replacer l'enjeu que représente la
croissance démographique dans les contextes respectifs de chaque
époque. En quarante ans, la diminution de la fécondité et
l'augmentation de l'espérance de vie ont entraîné une
baisse du taux de croissance ainsi que des changements dans la structure
d'âge de la population. La France, comme la plupart des pays
industrialisés, est ainsi passée du baby-boom au papy-boom.
Dans Avant que nature ne meure, le biologiste Jean
Dorst estime que «le problème de la surpopulation est le plus
angoissant de tous ceux auxquels nous avons à faire face dans les temps
modernes ». (1964: 169) Ces préoccupations malthusiennes se
retrouvent au niveau international, notamment dans La bombe P de
l'entomologiste américain Paul R. Ehrlich (1968), et dans Halte
à la croissance ? du Club de Rome (1972). Les prévisions
alarmistes ne s'étant pas confirmées, les grandes organisations
internationales s'accordent de nos jours pour nuancer les effets sur
l'environnement de la croissance démographique et à souligner
ceux de la consommation.
Au niveau gouvernemental, le rapport Pour une politique
de l'environnement de 1970 pronostique également une
évolution démographique qui dépasse largement le constat
actuel (59 millions de Français en l'an 2000, en comparaison à la
prévision de 65 à 75 millions). Le rapport souligne les
répercussions de l'entassement (terme plus
aménagiste) sur l'augmentation des impacts provenant des
loisirs et du tourisme. (Cousin et Garnier 1970: 11-12) Le dernier rapport de
l'Ifen sur l'Environnement en France aborde également
conjointement les thèmes de la démographie et du tourisme mais
sous un autre angle, à savoir celui du vieillissement de la population
et «le double tropisme du rivage et du soleil » qui en
résulte. (2006 : 28-29)
De nouveau, précisons le contexte en regard des
émissions de CO2, lié à la particularité de la
situation énergétique française. Suite essentiellement au
développement massif de l'énergie nucléaire dans les
années 80 (graphique 3), la France est parvenue à stabiliser ses
émissions de C02 au niveau de 1985 (annexe n° 6 a).
Si Dorst aborde la question du changement
climatique35, il ne la place pas parmi «les grands dangers qui
menacent l'homme et la nature dans le monde moderne ». Notons au passage
qu'il aborde également la question de la destruction de la couche
d'ozone. Nous restituons un passage qui, sans le nommer, invoque le principe de
précaution: «Nous n'avons aucune certitude scientifique à
leur [les perturbations de l'atmosphère] sujet; mais nous n'avons pas le
droit de courir ce risque avant d'avoir procédé à de
méticuleuses vérifications précédent la mise en
oeuvre de processus aussi potentiellement destructeurs.» (Dorst 1964: 352)
Notons que le principe de précaution, de même que les autres
grands principes (action préventive, pollueur-payeur, participation) ne
sont réglementés qu'en 1995, au travers de la loi Barnier.
Le rapport Pour une politique de l'environnement
n'évoque pas le changement climatique, mais nous avons par contre
trouvé mention du sujet dans l'Evaluation de l'environnement;
rapport provisoire du Groupe interministériel d'évaluation de
l'environnement (GIEE) de 1973. Il en ressort principalement des
interrogations, notamment concernant les risques liés au greenhouse
effect - le fait qu'effet de serre soit écrit en anglais
dans le texte en dit long. A l'inverse de Dorst, le GIEE voit dans
l'incertitude scientifique un laissez-passer à la poursuite du
développement énergétique. De plus, on avance
déjà l'argument de la substitution des combustibles fossiles par
le nucléaire. En résulterait «une moindre croissance, voire
une diminution absolue [(sic !)] des rejets de SOx, NOx,
poussières, hydrocarbones...» Quant aux préoccupations face
à la pollution radioactive, le GIEE avance les
35 Notons que la première théorisation sur le
changement climatique date de 1896 ! Le chimiste suédois Svante A.
Arrhenius publie l'article De l'influence de l'acide carbonique dans l'air
... Sur la température de la terre, dans lequel il estime qu'un
doublement du taux de CO2 causerait un réchauffement d'environ 5°
C. (Wikipédia)
progrès escomptés de la technologie
nucléaire. (GIEE 1973: 250-25 1) On sent là les travers de la
gestion interministérielle, quoique le soutien majoritaire de la
population au nucléaire (armement et énergie) disculpe
partiellement le GIEE.
Graphique 3
400,0
200,0
600,0
500,0
300,0
100,0
0,0
1976 1981 1986 1991 1996 2001 2006 (p)
Evolution de la production d'électricité,
France
production hydraulique (1) production thermique classique
production thermique nucléaire
(1) Y
compris le pompage. Par convention, les productions
éolienne et photovoltaïque sont ajoutées à la
production hydraulique.
(p) Données provisoires.
Source des données : Insee, Tableaux de
l'Économie Française - Édition 2007.
En effet, «le nucléaire est mis en avant depuis
de nombreuses années, notamment pour accroître
l'indépendance énergétique du pays, pourtant
dépourvu de ressources d'énergies fossiles. Ainsi, le taux
d'indépendance énergétique de la France est passé
de 26% en 1973 à 50% aujourd'hui, et sans le nucléaire, cette
indépendance serait de 7%. » (EurActiv 07/02/08) Alors que vers la
fin des années 70, le mouvement écologiste se rassemble autour de
la lutte antinucléaire, c'est véritablement après
l'accident de Tchernobyl (1986) et l'occultation par les pouvoirs publics
français des risques encourus au niveau national que l'opinion publique
se crispe face à l'enjeu du nucléaire - au-delà de
contestations localisées de type NIMBY (centrales et déchets).
EDF change alors de stratégie et entame une communication plus
transparente qui apaise les esprits et réamorce un soutien majoritaire
pour le nucléaire au début des années 90. (Bess 2003:
107-109) Les pouvoirs publics mettent alors à profit les
négociations autour de la CCNUCC pour positiver l'image de
l'énergie nucléaire. D'un mal nécessaire, le
nucléaire devient un allié de la lutte contre le changement
climatique36, voir même de la croissance. «Non seulement
le nucléaire est déclaré propre mais il permet
d'économiser, voire de revendre des droits à polluer. L'enjeu, au
travers de ce verdissement, est de faire du nucléaire un
élément banalisé de la politique
énergétique. Peut-être même un peu plus: le
nucléaire étant déclaré non polluant au regard des
GES, il a toute sa place dans le cadre du développement durable.»
(Rymarski 2003) Le nucléaire devient également un alibi pour
maintenir la part d'énergie nucléaire produite et accessoirement
réduire les dépenses en matière d'énergie
renouvelable. Ainsi, dans le cadre de la présidence de l'UE de juillet
à décembre 2008, le gouvernement français se mobilise pour
que les objectifs assignés à chaque Etat membre en matière
d'énergie renouvelable intègrent le bilan non
carboné. Or le bilan de la France est particulièrement bon
en raison de l'origine de la production d'énergie nucléaire.
(Représentation Permanente de la France auprès de l'UE, 05/02/08)
Par contre, en matière de politique environnementale nationale, le
Grenelle néglige magistralement le thème du nucléaire, sur
lequel Sarkozy n'a aucune intention de négocier.
36 «De plus, les projets de
surgénérateurs se sont développés sur la base de
leur capacité supposée à réutiliser le plutonium,
sous-produit des centrales classiques. (...) L'impasse est faite tant sur les
activités plus discrètes, mais continues, du nucléaire
militaire que sur les risques qui demeurent non maîtrisés [la
sécurité et les déchets]. » (Lascoumes 1994 : 304)
Le lien entre transports et émissions de CO2 est en
revanche moins volontiers souligné. Il ne l'est pas dans le rapport du
GIEE de 1973, et il ne l'est toujours pas dans l'Etat de l'environnement
de 1990. Ainsi, le tableau sur les «effets des principaux modes de
transports sur l'environnement» ne mentionne nullement les
émissions des CO2 ou le changement climatique. Si deux pages sont
pourtant consacrées au réchauffement de
l'atmosphère, les réponses nécessaires au niveau
sectoriel ne sont pas incorporées. (ME 1991 : 47, 162-163)
Au niveau des émissions de CO2, cette différence
de politique sectorielle conduit à une multiplication par 5 de la part
de responsabilité des transports routiers entre 1960 et 2005, tandis que
la part du secteur de la transformation d'énergie diminue de 22 à
13 % (voir annexe n° 6 b).
De manière générale, Knoepfel note la
quasi-absence de politique publique pour réduire les sources mobiles
d'émissions dans l'air, à contrario des sources fixes. (1998:
167) Dix ans plus tard, le Grenelle prétend verdir les transports (voir
infra) pour répondre au défi climatique qui est placé au
premier plan des préoccupations environnementales. Nous verrons que
cette évolution fait également partie d'une mutation globale de
la perception des pressions et des réponses.
En conclusion à l'évolution de la
thématique du changement climatique, nous rapportons la remarque de
Lascoumes: «Ce qui apparaissait comme l'utopie catastrophiste de quelques
écologistes à la fin des années 1960 s'est ainsi
transformée dans un temps record (moins de trente ans) en une menace de
mieux en mieux objectivisée et qui suscite une mobilisation
internationale sans précédent. » (2007 : 48)