Une première tentative d'assemblage des connaissances
hétérogènes en matière de pollution démarre
en 1964 sous la direction de Jean-Antoine Ternisien. Commandé par la
Direction Générale de la Recherche Scientifique et Technique
(DGRST), Les pollutions et nuisances d'origine industrielle et urbaine
(deux tomes: 1966 et 1967) ne se penche que sur quatre compartiments au
niveau local: l'air, l'eau, l'hygiène alimentaire et le bruit. Le
rapport de Ternisien reflète une approche anthropocentrique - il
qualifie les compartiments de «milieux inhalés,
ingérés et acoustiques» - et «une philosophie
industrialiste du progrès ». «Politiquement, l'option
industrialiste va rapidement être concurrencée par une
dénonciation du technocratisme par certains milieux naturalistes puis
écologistes ». (Charvolin 2003)
C'est véritablement au tournant des années '70
que la notion d'environnement émerge et se stabilise: «Globalement,
une homogénéité de contenu se dégage des ouvrages
de synthèse de cette période. On dispose des mêmes
thèmes dans 2000 que dans les ouvrages d'Edouard Bonnefous, de
Jean Dorst ou de Philippe Saint-Marc. » Mais si les thèmes
nature et environnement disposent à peu près
des mêmes compartiments, «des systèmes s'affrontent sur des
positions morales différentes dont témoignent les engagements
politiques d'une partie des auteurs des ouvrages cités. »
(Charvolin 2003) Aujourd'hui, le terme écologie, plus
usité que celui d'environnement en France, sert de trait
d'union entre ces affrontements idéologiques.
Si la notion globale d'environnement n'a pas fondamentalement
changé depuis sa stabilisation au tournant des années 70,
certaines de ses composantes se sont effacées et d'autres ont
gagné du terrain. De manière schématique,
différencions comme Serge Antoine la dimension philosophique de
l'environnement et le cadre de la gestion de l'environnement. (Antoine 1992:
26) L'évolution des compétences du ME nous apprend que le cadre
de la gestion, largement marqué par la politique, demeure instable (voir
supra). Nous tenterons ci-dessous de présenter l'évolution de la
dimension philosophique de l'environnement, telle que se l'est
appropriée le domaine politico-administratif. Pour ce faire, nous
proposons d'analyser le rapport Pour une politique de l'environnement,
réalisé en préparation d'un Livre Blanc sur
l'environnement et publié dans 2000, la revue de
l'aménagement du territoire. (Cousin et Garnier 1970: 10-26)
Précisons que notre démarche n'est pas exhaustive mais
globalisante.
La première impression que laisse la lecture du
rapport Pour une politique de l'environnement est celle de la
lucidité des auteurs, à la fois au niveau des problèmes
soulevés, de l'exercice de prospective sur 20 ou 30 ans (pronostiques
démographiques mis à part) et des solutions avancées. Nous
rapportons l'exemple le plus frappant, où l'on retrouve les trois bases
du développement durable: «Mettre en oeuvre une politique de
l'environnement, c'est faire en sorte que le progrès économique
continue d'engendrer le progrès social et que la croissance
économique ne soit pas un leurre.» (Cousin et Garnier 1970: 26)
Cette conscience reflète l'effervescence intellectuelle autour de la
question de l'environnement, qui caractérise le tournant des
années 70.
La seconde impression est celle d'une dimension
environnementale bien plus large qu'aujourd'hui, si l'on exclut les enjeux
mondiaux émergeant vers la fin des années 80 (voir infra). On
retrouve les compartiments de base (sols, eaux, air, espèces et
habitats, déchets, bruit) et les secteurs classiques (tourisme,
transports ou « encombrements », santé ou « effets
pathogènes », mais aussi agriculture au travers de la pollution par
les engrais et les pesticides ainsi que de la nécessité de
planter des haies !). Au-delà, on est surpris de constater l'inclusion
du « paysage urbain », notamment au travers de la matière
architecturale des « formes et couleurs », du thème
aujourd'hui éminemment social de la « reconquête des
banlieues » et du concept philosophique de « milieu psychique ».
Sur ce point, nous rapportons une citation extraordinaire qui semblerait mieux
s'insérer dans Le meilleur des mondes de Aldous Huxley que dans
un rapport administratif:
« Monde de l'asphalte et du béton, la ville est
à l'homme, qui s'en échappe de plus en plus difficilement, une
prison. Enfermé dans les murs, celui-ci ne perçoit plus le rythme
des saisons, à peine l'alternance du jour et de la nuit. L'espace
dévolu à chacun, dans les habitations, les lieux de travail et
les transports, ne suffit plus à cette liberté de mouvement et
d'allure au travers de laquelle s'expriment physiquement l'autonomie et la
personnalité. » (Cousin et Garnier 1970: 14)
La largesse de la perception de la dimension environnementale
peut être connectée à l'influence des fonctionnaires de la
DATAR sur l'émergence du concept en France (voir supra). Le rapport
prétend clairement que « l'aménagement du territoire est
inséparable, pour l'Etat, d'une politique de l'environnement ».
Cette influence se ressent au niveau des solutions préconisées:
la planification au travers de « l'étude des vocations
» des espaces, des « densités » de population, la
« maîtrise des techniques » (notamment: les techniques de
pêche pour éviter de détruire les fonds marins !), mais
aussi les instruments réglementaires et incitatifs (« nouvelle
affectation de certaines subventions », « octroi de conditions
d'emprunt préférentielles »).
Si administrer l'ensemble de ces facteurs sociétaux
exigerait, soit une gestion interministérielle optimale (solution
envisagée en 1970), soit un ME encore plus étendu que celui
créé en 2007 (voir supra), la réalité politique
conduit à une nette réduction des ambitions affichées par
ce rapport. L'analyse par Charvolin de la construction du Programme des
cent mesures pour l'environnement - introduit en mai 1970, à
quelques jours d'intervalle du rapport prospectif, et approuvé en juin -
met en lumière l'invention du domaine institutionnel de l'environnement
au travers du « recyclage » des politiques publiques et des jeux de
pouvoirs institutionnels (voir annexe n° 5). En ce sens, l'outil pratique
que représente le programme domine l'outil intellectuel que
représente la prospective. Mais de manière plus étendue au
cours des années 70 et début 80, le domaine de l'environnement
subit une refonte de son contenu au travers de l'évolution des
compétences administratives du ME (voir supra). En définitive, la
conceptualisation façonnée par l'Etat s'opère à
différents rythmes et selon différents modes
d'institutionnalisation.
« Cette façon, toute administrative, de sommer
des composantes dans une totalité, est également au principe
même de l'acception actuelle de sens commun de l'environnement.
L'environnement se définit comme un domaine abstrait, à la
manière dont la puissance publique met en forme ses champs
d'intervention, ce qui tend à confirmer l'hypothèse selon
laquelle il désigne essentiellement la Nature saisie par l'État.
» (Charvolin 2005)