Ethique déontologie et régulation de la presse écrite au Sénégal( Télécharger le fichier original )par Moussa MBOW Université Bordeaux 3 - Sciences de l'Information et de la Communication 2004 |
II Le public seul jugeDans les pays en voie de développement, le problème majeur que rencontrent les journaux indépendants est leur affranchissement par rapport à toutes formes de pouvoirs. Souvent, certains journalistes (les plus récalcitrants) sont contraints à l'exil ou à aller calmer leurs ardeurs en prison. Heureusement, ce constat n'est pas applicable au Sénégal où, malgré les revendications des journalistes, peu d'entre eux ont été emprisonnés à des peines fermes. Ils jouissent d'une liberté les permettant d'enquêter sur toute sorte de sujets pouvant intéresser le lectorat à qui, ils doivent forcément rendre des comptes en cas de dérapages. Avec une autocensure manifeste dans le traitement de l'information, il n'est pas étonnant que Le Soleil soit la première victime du boycott du public. Comme nous l'avons montré dans cette étude, sa reconnaissance comme organe du parti-Etat s'est accompagnée de la création de journaux à visée idéologique dans les années 60. Ces derniers ont d'abord évolué dans un contexte de clandestinité avant d'être officiellement acceptés par le pouvoir. Dans les années 1980, avec « l'ouverture démocratique » et la libéralisation médiatique qui s'en est suivie, les journaux indépendants ont servi de réceptacles aux tensions populaires en donnant une vision plurielle des sensibilités. Ainsi les organes de propagande des partis politiques ont pratiquement disparu tandis que le lectorat du quotidien gouvernemental ne cesse de s'émietter. Il est d'ailleurs important de voir comment le public du Soleil s'est évaporé quelques années après la libéralisation. Tableau n°1 : Evolution du lectorat du Soleil de 1987 à 1992 en %
Source : André-Jean TUDESQ : Feuilles d'Afrique (1995) , p.246190(*) -L'enquête de 1987 porte sur Dakar et Pikine (848 pers), tranche d'âge de 15 ans à plus. -L'enquête de 1990 porte sur Dakar et Pikine (880 pers), tranche d'âge 15 ans à plus. -L'enquête de 1992 porte sur Dakar, Pikine, Rufisque (1100 pers), même tranche d'âge. Tableau n°2 : lecteurs des quotidiens à Dakar en 1995 en %
Source : Sofres Dialogue. Echantillon de 962 personnes, 15 ans à plus. Tableau n°3 : lecteurs des quotidiens à Dakar en 1999 en %
Source BDA Dakar 1999, échantillon de 1000 pers, Dakar, Pikine, Rufisque et Bargny. Le tableau n°1 montre que, malgré une relative constance du nombre total de lecteurs du quotidien Le Soleil, le nombre de « lecteurs d'hier » note une régression considérable entre 1987 et 1990 (26,4 en 1987; 21,6% en 1990). C'est incontestablement en 1992 avec la confirmation des journaux indépendants sur la scène médiatique (Sud Magazine, Cafard Libéré, Walfadjri...) que l'écart se creuse. Ainsi, si on fait le calcul, on se rend compte qu'entre 1987 et 1992, Le Soleil perd 18,3% du nombre total de ses lecteurs, 9,6% de ses lecteurs de « tous les jours » et 15,1% de ses lecteurs « réguliers ». Jusqu'en 1995, malgré une constante diminution de ses lecteurs, Le Soleil garde quand même la première place dans le classement des quotidiens les plus lus avec 57,9% (Cf. tableau n°2). Mais la concurrence entre les journaux indépendants devient rude. L'écart qui le sépare de Sud n'est que de 9,4% et 12% pour le quotidien Walfadjri. Fin des années 1990 (cf. tableau n°3), les concurrents deviennent de plus en plus nombreux, Le Soleil semble ne plus briller et perd son hégémonie. Avec 52,2% des lecteurs réguliers, Sud Quotidien ravit la place à l'astre national (45,7%). D'après un sondage commandité en 2001 par le groupe Walfadjri que nous avons choisi de ne pas citer, Le Soleil occuperait actuellement la troisième place derrière les deux quotidiens indépendants. Il n'y a pas l'ombre d'un doute, au fil des années, les lecteurs ont tourné le dos au Soleil. La possibilité de choisir un autre organe de presse est sans doute un élément déterminant dans ce processus. Mais la désaffection et le boycott du public sont principalement dus au manque de crédibilité des journalistes-griots des hommes au pouvoir eux-mêmes désavoués. Dans la première partie de cette étude, nous citions A.-J. TUDESQ qui disait que « les médias gouvernementaux identifient les stratégies de développement avec la politique gouvernementale et le recours à des formules incantatoires comme `développement endogène', identité culturelle, authenticité ne suffit pas à résoudre les problèmes alors que la réalité les contredit »191(*). Sophie SENGHOR abonde dans le même sens, elle parle des médias d'Etat comme des organes de propagande aujourd'hui rejetée : « à l'instar de l'Etat...les médias d'Etat ont été restreints dans leur capacité de redistribution, d'où leur contestation par la société désormais branchée sur une autre presse »192(*). Ces remarques semblent toujours d'actualité comme l'a montré l'élection présidentielle de 2000 avec la défaite du régime socialiste. L'embarras, c'est de voir cette autre presse elle aussi tomber dans le discrédit à force de vouloir toujours chercher « la petite bête » dans le rang des hommes de pouvoir. Pour le moment, la courbe ascendante de ses ventes en pleine croissance semble confirmer l'adhésion du public. La vague de solidarité (avec une mobilisation du forum civil et de simples citoyens) qui a suivi l'incarcération de M. DIAGNE montre un appui d'une grande partie de la société. Mais, quelques « éléments » de cette même société ne manquent pas de rappeler aux journalistes de la presse indépendante à l'ordre. Les événements qui se sont produits à Vélingara (Sud du pays) sont là pour nous le rappeler. Les correspondants des quotidiens Walfadjri et Sud Quotidien y ont été agressés par des jeunes qu'ils disent appartenir au PDS (Parti démocratique sénégalais, au pouvoir.) Il était reproché aux deux journalistes de s'acharner sur le parti et de ne parler que des dissensions qui y existent. Ces actes, certes condamnables dans leur forme, témoignent de la frustration d'une autre partie de la société qu'il conviendrait aussi de prendre en considération. Nous souscrivons au constat selon lequel le journaliste n'est pas celui qui doit faire plaisir à tout le monde. En revanche, il n'est pas non plus un justicier, redresseur de torts, prêt à sévir partout où il y a un problème, y compris là où il n'y en a pas. Ne nous éloignons pas trop de notre propos, supposons seulement que la moralisation de la profession passe par la résolution de ce que nous avons évoqué comme dérives mais aussi par une prise en compte de toutes les catégories sociales. Concernant la presse people, il est pour le moment assez tôt pour établir un bilan. S'il fallait quand même en faire un, rien de mieux que cette expression « d'attraction répulsion » que nous empruntons à Boubacar KANTE193(*) pour montrer la réaction du public. Il est évident que cette presse est décriée par une majeure partie de la population, mais paradoxalement ce rejet ne se manifeste pas au niveau des ventes. Selon un sondage effectué en décembre 2001 par le BDA que nous citions dans la première partie, on a montré comment les quatre mousquetaires (Moeurs, Tract, Le Pop, Scoop) ont ravi la place aux journaux dits « sérieux » en quelques années d'existence. Ces journaux vendent jusqu'à quarante mille exemplaires alors que les autres atteignent rarement la barre des vingt mille. L'expression « attraction répulsion » résume l'indignation que cette presse suscite parce que s'occupant de sujets bas, obscènes, jugés non-conformes aux valeurs traditionnelles et l'intérêt que la majeure partie des lecteurs lui porte. Selon M. DIOP «du côté des lecteurs, on apprécie tout en faisant grise mine quand les « Bulles », les « Off », « à l'index », « xossi »... écorchent un peu plus que raison »194(*). Les lecteurs de cette presse sont friands d'histoires dont la plupart n'aimerait jamais être au coeur de l'action. Ils lisent passionnément les mondanités de la jet-set dakaroise en même temps « ils sont écartelés entre le désir de « paraître » dans la presse et la crainte des conséquences de voir leur vie privée étalée au grand jour. »195(*) Dominique MENDY, formateur au CESTI parle d'effet de mode : « le public sait que sous le soleil, il n'y a rien de nouveau »196(*) pense-t-il, avant d'ajouter que cette presse ne fera pas long feu. A l'instar de Dakar Soir qui n'aura connu que trois années d'existence avant de disparaître « faute de moyens, d'appui et d'annonceurs ». A noter que six titres de cette presse (La Nouvelle, L'Evénement du Soir, Le Volcan, La Pointe, Terminal, Tract) ont disparu du paysage médiatique sénégalais en l'espace d'un an197(*), mais on peut penser comme Khoudia DIOP que de toute façon : « cette situation concerne aussi bien la presse populaire que les autres types de journaux »198(*). Toujours est-il qu'en mars 2004, Moeurs leur emboîtait le pas. Sur proposition du ministre de l'Information, Mamadou DIOP "Decroix", le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales a interdit (par arrêté) « la parution, la distribution et la vente » de cet hebdomadaire sur l'ensemble du territoire national. La principale raison invoquée par les autorités est que Moeurs « participe à la perversion de la jeunesse du pays », car son contenu ne reflète pas « les valeurs de la société sénégalaise »199(*) Quant aux associations religieuses, très enclines au respect des normes sociales et à la préservation des moeurs, elles se sont toujours faites entendre lorsqu'elles en ont senti la nécessité. Suite à une photo parue dans Le Tract du vendredi 12 octobre 2000, l'Union des Maîtres et Elèves Coraniques du Sénégal (UMECS), qui revendique l'adhésion de plus de 400 « daaras » (écoles coraniques), avait décidé de traduire en justice ce quotidien pour « diffusion de photos pornographiques » et « incitation à la débauche et offense à l'image de l'Islam »200(*). Selon les membres de l'UMECS, la photo « blasphématoire » démontrerait les positions humiliantes du journal vis-à-vis de certains symboles de l'Islam et est considérée comme une offense à cette religion. L'UMECS avait sommé le journal « de ne pas récidiver tout en invitant les autorités à assumer pleinement leurs responsabilités face à cette dérive notoire». Néanmoins, si la religion n'est pas nommément attaquée, les réactions de la plupart des associations religieuses concernent plus les auteurs des forfaits que les rapporteurs. Elles considèrent le foisonnement de la presse people comme une conséquence du débridement des moeurs des Sénégalais, les journalistes ne seraient pour eux que des témoins d'une « société en décadence ». Ainsi en 2000, lorsque l'hebdomadaire Le Témoin rapporte dans une de ses livraisons la tenue de soirées très spéciales à Mboro (à 50 Km de Dakar) où des concours du « sexe le mieux entretenu » était organisés par une boîte de nuit, une ONG islamique (Jamra) avait porté l'affaire devant les tribunaux. L'action en justice n'était pas intentée contre le journal, mais contre l'organisateur et propriétaire de la boîte de nuit. L'adhésion ou la désaffection du public se fait eu égard à ses attentes combinées au contenu du média. Au fil des années, Le Soleil dont le contenu ne reflétait plus les intérêts de la majeure partie de la population a vu le nombre de ses lecteurs baissé considérablement. Quant aux journaux indépendants, ils n'ont pas encore été atteints par ce syndrome. La presse people dont l'existence ne date que de quelques années est à la fois décriée mais consommée par le public. Dans cette deuxième partie, nous avons montré que les dérives n'ont pas manqué au cours de ces dernières années. Malgré l'avènement de l'alternance politique, Le Soleil reste encore un média gouvernemental chapeauté par l'Etat qui influe sur sa ligne éditoriale. Ce parti pris manifeste serait l'une des causes des dérives notées au sein des journaux indépendants qui tombent dans le travers en voulant jouer les équilibristes. La presse people qui se veut révolutionnaire jette en pâture la vie privée des célébrités à un public qui rechigne mais consomme sans modération. Ce qui lui vaut le record en terme de procès. Parallèlement à l'existence d'un média d'Etat comme cause, nous avons noté que le manque de personnel qualifié et surtout l'instabilité financière de certains organes de presse ne sont pas étrangers à ces dérapages. Toutefois les journalistes se disent victimes d'un « dédale juridique » qui les empêcherait de faire convenablement leur travail. Par contre, ils n'hésitent par à condamner « les personnages inattendus » qui tentent de se défendre comme ils peuvent. Pour le moment, leur audace et leur impertinence n'ont pas été sanctionnées par le public. C'est également le cas pour les journaux indépendants dits sérieux tandis que le quotidien gouvernemental semble actuellement payer les frais de sa partialité. Mais, en plus du public comme moyen pour conserver une presse de qualité, d'autres éléments telles que la loi et la déontologie professionnelle interviennent comme procédé d'encadrement de la liberté du journaliste. Il convient donc de voir comment ces mécanismes de régulation accompagnent la pratique du métier.
* 190 Les enquêtes de 1987 (juillet) et 1990 (février, mars) ont été effectuées par Sedicop International. L'enquête de 1992 a été faite par Médias Sénégal pour ASA. * 191 André-Jean TUDESQ, Feuilles d'Afrique : étude de la presse de l'Afrique subsaharienne, MSHA, Talence 1995, p. 81 * 192 Sophie SENGHOR, thèse de doctorat, 1993, p.6 * 193 Boubacar KANTE : « Off, Bulles, à l'index : ces potins aimés et redoutés des Sénégalais », site Internet APS, www.aps.sn * 194 Les mots mis entre guillemets désignent les rubriques consacrées aux faits divers et affaires de société dans les journaux populaires (Bulles pour Le Témoin, Off pour le Pop, à l'index pour L'Observateur, Xossi pour L'Actuel...) * 195 B. KANTE, idem * 196 Ibidem * 197 Période allant de septembre 2001 à août 2002, cf. Khoudia DIOP, La presse populaire : son contenu et ses lecteurs in Entre tradition orale et nouvelles technologies : où vont les mass média au Sénégal ? Presses de la Sénégalaise de l'imprimerie, Dakar 2004, p. 59 * 198 Idem, p. 70 * 199 Walfadjri du 18 mars 2004, « Macky SALL l'a annoncé Moeurs et le `sexe d'Allah' interdits de diffusion » www.walf.sn * 200 Le Soleil du 24 octobre 2001, « Diffusion de fausses photos pornographiques : des maîtres et des élèves coraniques exigent des excuses de Tract », www.lesoleil.sn |
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