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Ethique déontologie et régulation de la presse écrite au Sénégal

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par Moussa MBOW
Université Bordeaux 3 - Sciences de l'Information et de la Communication 2004
  

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Journalistes coupables ou victimes ?

Ce chapitre correspond à la phase « traitement des résultats et interprétation » selon L. BARDIN. Ainsi, on peut se demander si au Sénégal, le journalisme est devenu comme disait Bourdieu « une profession très puissante, composée d'individus très fragiles » ?173(*) Vu sa situation actuelle et surtout les dérives qui ont jalonné son évolution au cours de ces dernières années, cette question se justifie. A en croire les professionnels, il n'y a pas péril en la demeure. Les journalistes ne nient pas toutes les dérives, ils ne les acceptent pas toutes non plus. Selon eux, elles sont l'oeuvre de « quelques brebis galeuses » qu'ils ne manquent de rappeler à l'ordre eux-mêmes dès que l'occasion se présente. Par ailleurs, ils accusent les autorités d'avoir installé « un dédale juridique » qui a pour but de les empêcher de faire convenablement leur travail. Selon eux, les hommes au pouvoir auraient du mal à s'accommoder d'un contre-pouvoir d'où les nombreuses affaires de délits de presses portées devant les tribunaux. Nous allons en premier lieu voir à quel point les affaires de délits de presse ont secoué toute une profession dernièrement. En deuxième, nous nous intéresserons à la réaction du public, il semblerait qu'il soit le seul juge susceptible de trancher.

I Des remous au sein de la profession

L'objectif de cette partie est de donner la parole aux professionnels comme cela se fait dans certains journaux en guise de droit de réponse. Il est important de voir comment eux, ils perçoivent ces « manquements » à l'éthique et à la déontologie professionnelle. Nous nous appesantirons particulièrement sur l'affaire Madiambal DIAGNE qui s'est produite récemment et qui a le mérite de poser un débat sur une éventuelle dépénalisation des délits de presse.

A chaque fois qu'une affaire de délit de presse prend une certaine ampleur et est portée devant les tribunaux, les journalistes crient à la restriction de la liberté d'expression aux sources de laquelle se nourrit la liberté de presse. Au Sénégal, l'affaire qui a le plus marqué les esprits au cours de ces dernières années fut sans conteste le procès qui a opposé Sud Quotidien à la CSS (Compagnie Sucrière Sénégalaise). Les événements se sont produits en 1996. Dans une série d'articles, le journal accusait la CSS d'avoir fraudé à la douane du Port de Dakar en déclarant du sucre brut en provenance du Brésil, alors que la compagnie sucrière aurait importé du sucre raffiné. D'après le journal, cela ne serait ni plus ni moins que de la fraude car en déclarant importer du sucre brut, la CSS aurait bénéficié illégalement d'une réduction de taxe. Le verdict du procès fut sans appel. En plus des peines de prison d'un mois avec sursis infligées aux journalistes, Sud fut condamné à payer une amende de 500 millions de FCFA à la CSS. A cette époque, presque toute la presse privée avait dénoncé ce que ses responsables appelaient le « bâillonnement de la presse indépendante ». Selon eux, c'était une manière de mettre en garde les autres journaux indépendants, d'autant que l'Etat semblait être du côté de la CSS comme en témoigne la décoration de Jean-Claude MIMRAN174(*) (patron de la société) par DIOUF, la veille du jugement.

Depuis lors, d'autres affaires ont eu lieu opposant toujours les journalistes aux hommes de l'Etat ou aux services qui lui sont proches. Et à chaque fois, c'est toujours la même chanson ; les hommes de pouvoir se plaignent d'une liberté excessive donc nocive alors que les journalistes condamnent une restriction de leur liberté si salutaire à la démocratie. A cet effet, il nous paraît intéressant de confronter deux points de vue qui illustrent cette dichotomie. D'abord les propos de Abdoulaye Ndiaga SYLLA, ancien responsable de l'UJAO, actuel directeur de publication de Sud Quotidien qui affirme que « c'est parce qu'il s'accommode mal d'une presse jouant parfaitement son rôle de vigile que l'Etat patrimonial ne souffre pas la cohabitation avec des médias qui s'élèvent contre l'autoritarisme, le népotisme et la corruption »175(*). Ensuite ces propos laconiques mais qui en disent long de Macky SALL, actuel premier ministre, « les journalistes ne sont pas au-dessus des lois »176(*). Ce débat entretenu par les autorités et les journalistes a connu un nouveau tournant récemment. Le responsable du journal Le Quotidien, un des derniers-nés (créé en 2003) de la presse sénégalaise est à l'origine de ce séisme. Deux articles publiés respectivement le 23 juin et le 5 juillet 2004 lui ont valu un séjour à la prison centrale Rebeuss de Dakar. Le premier papier portait sur le rapport de l'inspection générale des finances ; un scandale qui avait éclaboussé des dizaines de douaniers du port de Dakar dont douze ont été placé sous mandant de dépôt. Dans le deuxième article, il rendait compte de débats du Conseil supérieur de la magistrature. L'article rapportait que le président et le Ministre de la Justice, Serigne DIOP, auraient décidé de muter des juges qui ne partageaient pas leurs points de vue, décision qui aurait provoqué la colère au sein du corps judiciaire. L'article citait comme exemple la décision d'affecter un juge « suite à un bras de fer qui l'opposait aux autorités de l'Etat ». Le 9 juillet M. DIAGNE est arrêté par la police et immédiatement incarcéré. Trois chefs d'inculpation sont retenus contre lui : « publication de correspondances et de rapport secret du ministre de l'économie et des finances » ; « diffusion de fausses nouvelles »; et « diffusion de nouvelles tendant à causer des troubles politiques graves. »

L'incarcération du journaliste souleva un grand élan de solidarité au niveau de la profession. Le lendemain de son arrestation, dans un éditorial titré « tous contre le monstre », les éditeurs de presse des principaux quotidiens s'en prennent à l'Etat, ils écrivent que : «le pouvoir a choisi la stratégie de l'intimidation et l'escalade afin d'installer la panique dans nos rangs. Cette option bien pensée, savamment planifiée et froidement exécutée, a pour objectif clair de semer une honteuse culture d'autocensure dans les rédactions»177(*). Ils accusaient le pouvoir de vouloir museler la presse, « la justice prend ainsi sur elle la lourde responsabilité d'envoyer en prison, un journaliste qui n'a ni désinformé, ni livré une information explosive à même de saper les fondements de la société.»1(*). Le 12 juillet, le mouvement se radicalisa, sur les quatorze quotidiens que comptent le pays, dix respectent l'appel à « la journée sans presse » en guise de protestation à la mise sous mandat de dépôt de M. DIAGNE. Walfadjri fut le seul quotidien privé indépendant à paraître ce jour là. Les trois autres quotidiens, à savoir Le Soleil, Scoop et Le Messager, proches du pouvoir n'ont également pas respecté le mot d'ordre lancé par les patrons de presse. Dans un article intitulé « Pourquoi Walf paraît ? » publié le même jour, le journal s'explique. Le quotidien rappelle d'abord son attachement à la liberté d'expression et à celle du journaliste. Il témoigne aussi un appui sans équivoque à Madiambal DIAGNE. « Pour autant, et justement parce que notre unique préoccupation est la libération immédiate et sans condition de Madiambal Diagne, nous ne saurions nous laisser entraîner dans d'autres considérations »2(*) rapporte le journal. Walfadjri prend ses distances par rapport à cette histoire redoutant qu'elle soit politisée et conclut avec ces termes : « nous estimons que le combat de la presse dans cette affaire n'est pas politique ». Tandis que dans les deux autres quotidiens parus c'est le « black out » total, Le Soleil titrait : « Affaire Madiambal Diagne, la presse marque sa solidarité ». Le quotidien gouvernemental donnait la parole au premier ministre Macky SALL qui rappela que « les journalistes ne sont pas au dessus des lois ». Quant à Serigne DIOP, garde des sceaux, ministre de la justice, il parlait de « la garantie de la sécurité et le respect des lois ».

Les patrons de la presse privée, les éditeurs et syndicats de journalistes ont été rejoints quelques jours plus tard par les organisations de défense des droits de l'Homme telles que le RADDHO (rassemblement africain des droits de l'homme), le C.I.I.S (Comité d'initiative des intellectuels sénégalais)... Ils se sont regroupés pour former, le collectif pour la libération de Madiambal DIAGNE et pour la liberté de la presse au Sénégal. Leur but était de faire libérer, dans un premier temps, M. DIAGNE et en deuxième lieu d'obtenir l'abrogation de l'article 80 du code pénal. En fait, l'arrestation de Madiambal DIAGNE a été pour les journalistes une occasion de rappeler de vieilles revendications. Auparavant, en octobre 2003 lors d'un atelier consacré sur« les pratiques professionnelles et les délits de presse », organisé par le SYNPICS et le bureau régional de l'UNESCO, les participants avaient demandé « une révision des dispositions sur les délits de presse pour les mettre au niveau de l'évolution démocratique du Sénégal et des normes internationales »178(*). Selon les journalistes « les incriminations qui servent de fondement aux poursuites dirigées contre les journalistes sont tellement nombreuses et souvent floues que c'est devenu un véritable exploit de publier un article sans encourir les foudres de la loi pénale, ce qui conduit à la dénaturation de la loi de la presse »179(*).

Nous ne nous appesantirons pas pour le moment sur ce point sur lequel nous reviendrons dans la troisième partie de cette étude. Notons cependant que selon les journalistes, il y aurait un manque d'harmonisation entre la loi 96-04 du 22 février 1996 et les codes pénal et de procédure pénale qui datent des années 1960-1970-1980 et demeurent inchangés. Parmi, les nombreux articles du code pénal qui constituent « les survivances des remparts contre la liberté de presse »180(*) figure l'article 80 qui incrimine toutes « manoeuvres et actes de nature à compromettre la sécurité publique ou à occasionner des troubles politiques graves ». Selon les journalistes, cet article est resté « creux », « un fourre tout », « comme sous tous les cieux de la dictature ». Autre revendication des journalistes, la protection des sources stipulée par la loi181(*) mais qu'ils considèrent souvent violer par les tribunaux. Selon Alpha SALL du SYNPICS « Le problème repose sur un paradoxe. L'article 80 du code pénal, qui date de l'époque du parti unique, considère en résumé les journalistes comme des bandits de grand chemin. En revanche, il existe une loi spécialement pour les journalistes qui leur impose de protéger leurs sources quoi qu'il advienne, même devant le procureur de la République. Par ailleurs, elle stipule que les journalistes doivent rendre toute information publique »182(*). L'incarcération de Madiambal DIAGNE a été donc une occasion de mettre sur la table des négociations toutes les revendications des journalistes. Ils continuèrent de militer certes pour la libération de leur confrère, mais en même temps profitèrent de la situation pour attirer l'attention de l'Etat et de l'opinion sur une éventuelle révision des dispositions sur les délits de presse. Acculé par toutes ces pressions183(*), l'Etat finit par céder d'où la décision de libérer Madiambal DIAGNE le 26 juillet 2004. Le directeur de publication du Quotidien en liberté, le débat sur la dépénalisation des délits de presse reste toujours d'actualité. Toutefois, le 19 octobre 2004, le président Abdoulaye WADE avait exprimé son accord suite à la requête du SYNPICS. Cependant, il avait demandé aux journalistes et aux organisations syndicales « ce qu'ils proposent de mettre en place lorsque des propos parus dans les journaux portent atteinte à une institution nationale ou étrangère ou à l'honneur d'un citoyen »184(*).

Si l'affaire M. DIAGNE a mobilisé presque tous les gens de la profession, il n'en est pas de même pour les dérives notées du côté de la presse populaire. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la floraison de ce genre de presse et les nombreux dérapages qui s'ensuivent ne sont pas du goût des animateurs de la presse dite sérieuse. Dans un article publié par le site Internet de l'agence universitaire de la francophonie (AUF), Alpha SALL, secrétaire général du SYNPICS n'hésite pas à les qualifier de « personnages inattendus ». Le syndicat a d'ailleurs saisi à plusieurs reprises le CRED (Conseil pour le Respect de l'Ethique et de la Déontologie) se plaignant des dérapages des nouveaux venus185(*). Les responsables de la presse dite sérieuse redoutent que ceux-ci jettent l'opprobre sur la corporation. Selon Elhadj KASSE directeur général du Soleil, il y a « une vérité, une règle universelle » qui est la vérification de l'information que n'observeraient pas certains journaux people. Il pense que « le caractère populaire de cette presse ne doit pas lui permettre de faire fi de certaines normes qu'elle doit respecter, elle aussi. « En donnant certaines informations, ajoute-t-il, on détruit des familles, des destins individuels. La seule différence qui doit exister entre les journaux se trouve dans le style, le ton, bref dans la façon de rendre l'information »186(*). Quant à Mamadou KOUME de l'APS (Agence Sénégalaise de Presse), il pense que la responsabilité et la précision doivent être des vertus cardinales pour le journaliste, ce qui ne semble pas être le cas pour les animateurs de la presse people. Mbaye Sidy MBAYE, le porte parole du Conseil pour le respect de l'éthique et de la déontologie (CRED) attribue les dérives de cette presse à un manque de rigueur professionnelle et de rigueur morale. Il s'indigne du fait que ce soit les professionnels eux-mêmes qui saisissent l'organe de régulation, par le biais du SYNPICS , pour des problèmes de dérapages. Fait tout à fait inattendu car, d'habitude ce sont les victimes qui viennent se plaindre au niveau du CRED. « Cela pose un réel problème aux plans juridique et déontologique »187(*) conclut-il.

Les responsables de la presse people eux, tentent de se défendre comme ils peuvent. Pape Daouda SOW, responsable de l'hebdomadaire Moeurs ne partage pas l'avis de ses confrères. « Nous vérifions toutes les informations que nous diffusons... Je défie quiconque de prouver que ce que nous relatons est sans fondement. Je connais les règles éthiques et déontologiques comme tous les autres journalistes. Je n'ignore pas, non plus, le caractère sacré des faits. On a rien à me reprocher de ce point de vue-là »188(*) pense-t-il. Même son de cloche chez les autres responsables des journaux incriminés. Pour Mohamed Bachir DIOP du Volcan, son journal respecte les normes d'éthique et de déontologie, « nous mettons en avant le professionnalisme » affirme-t-il avant d'ajouter que « la presse populaire est avant tout une presse d'information qui s'adresse au plus grand nombre. Nous n'irons pas chercher nos informations dans les poubelles ou dans les caniveaux et n'avons jamais publié quelque chose qui choque ». L'ancien patron du quotidien Tract, Ibou FALL dit être peu préoccupé des remarques et complaintes de la corporation : « le regard des confrères, je m'en bat l'oeil affirme-t-il. Je me préoccupe plutôt de ce que pensent les lecteurs qui sont toujours en recherche du sensationnel, du pittoresque, de l'insolite, du romanesque. »189(*)

La perception que les journalistes ont de ce que nous appelons dérapages varie en fonction des affaires. Dès qu'un de leur confrère est mis en cause, leur premier réflexe c'est de le déculpabiliser en incriminant l'Etat qui serait là, comme une bête noire, hostile aux critiques d'une presse indépendante qu'ils accusent de vouloir bâillonner. En revanche, les dérives concernant la presse people semblent presque unanimement dénoncées par la profession. Mais, comme dit un ancien proverbe wolof « sabou dou fot bopam » (nul n'est apte à se juger soi-même). Selon certains spécialistes, ce privilège revient au lectorat qui peut manifester son adhésion, ou son désaccord à un journal en l'adoptant ou en le boycottant.

* 173 Cité par Loïc HERVOUET, ESJ de Lille 1996, p.50

* 174 Selon les journalistes de Sud, le gouvernement avait incontestablement pris sa position en soutenant le patron de la CSS.

* 175 Institut PANOS, Presse francophone d'Afrique : vers le pluralisme, Harmattan, Paris 1991, p.42

* 176Le Soleil du 12 juillet 2004

* 177Site Internet Médiafrique, www.mediafrique.com

* 2 Walfadjri du 12 juillet 2004, cité par l'APS (agence sénégalaise de presse), www.aps.sn

* 178 Site Internet de RSF, www.rsf.fr

* 179 Idem

* 180 Ibidem

* 181 Selon l'art 35 de la loi du 22 février 1996, « le journaliste est tenu au secret professionnel...il ne doit pas divulguer les sources des informations obtenues confidentiellement »

* 182 Site Internet Médiafrique, www.mediafrique.com

* 183 En plus de l'appui de diverses organisations de la société civile, une marche organisée à Dakar par le collectif pour la libération de M. DIAGNE mobilisa près de 2000 personnes. Dans la sous-région, sous l'appel de l'UJAO, un sit-in a été organisé au Mali devant l'ambassade du Sénégal. Sur le plan international, des organisations comme reporters sans frontières (RSF), fédération internationale des journalistes (FIJ) furent les relais de leurs confrères sénégalais.

* 184 Cité par la FIJ, « La FIJ soutient le SYNPICS pour la dépénalisation des délits de presse au Sénégal », www.ifj.org, art publié le 06/12/2004

* 185 Cf. Le Soleil du 26 juin 2001, « le SYNPICS cite nommément Moeurs et Révélations »

* 186 Cité par Babacar DIOP, « Presse populaire, le revers de la médaille », site Internet du Soleil, www.lesoleil.sn

* 187 Idem

* 188 Ibidem

* 189 Cité par J. M. DIOP, « Sexe, sang et potins à la Une : cette presse qui a pris tout le monde de court », Site Internet PANOS, www.panos.

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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984