1.2. ANALYSE DES PROCESSUS EN TERMES D'ECONOMIE
POPULAIRE
1.2.1. Le concept de << secteur informel>>
Observer les économies de la majorité des pays
en développement sous l'angle de leur évolution économique
et sociale, revient a faire un piètre constat: la plupart de gens n'ont
pas ou peu accès a des biens et services de base décents et le
plus gros de la population vit d'une <<économie populaire >>
ingénieuse, mais économiquement peu efficiente. Si de
manière globale, le phénomène de "l'informel" est
né de la débrouillardise des populations les plus modestes, il
est devenu au cours de ces deux dernières décennies une affaire
de spécialistes interdisciplinaires qui s'impliquent dans l'analyse et
la compréhension de l'immense complexité que renferme cette
économie afin de mieux l'appréhender.
En effet, le Bureau International du Travail (B.I.T.) avait
utilisé pour la première fois au début des années
1970, l'expression de "secteur informel". Ce concept est dü a K. Hart et a
été popularisé par le rapport Kenya de 1972. Cette
expression servait a désigner les activités se développant
spontanément en milieu urbain, permettant d'absorber une partie de la
main-d'>uvre provenant des migrations rurales, et n'obéissant pas aux
règles formelles de l'économie du travail, a savoir la
comptabilité, le droit du travail40. Mais depuis lors, de
nombreux qualificatifs sont venus par la suite dénommer, parfois dans la
confusion la plus totale ce phénomène41. De l'anglais
'informal' qui signifie ce qui est officieux, non officiel, l'informel traduit
donc ce qui est en dehors des règles ou des statuts. Ce terme a
été francisé sous le concept 'informel' et a
été utilisé dans les différents secteurs.
Dès lors, sa définition ne fait pas l'unanimité des
auteurs. Elle varie selon les chercheurs et selon le point de vue
considéré. Pour contourner cette difficulté, certains
chercheurs
ont estimé que la méthode la plus facile de
définir ce secteur est celle d'en donner les
caractéristiques42.
Plusieurs classifications des activités informelles ont
été fournies par différents auteurs. Ainsi, par exemple,
Anne de Lattre distingue trois catégories principales : les artisans
ruraux, les artisans urbains, et les prestataires de services de toute
nature43. Marc Penouil parle lui
d' <<informel de subsistance>> correspondant a
l'ensemble des petits métiers n'impliquant pas ou peu de capital, d'
<<artisanat traditionnel rural>> oü les volumes de production
sont faibles et la technologie peu capitalistique, mais l'organisation sociale
souvent poussée soit en raison de structures corporatives efficaces,
soit en raison de l'existence de monopoles ethniques pour l'exercice du
métier, et enfin d' <<informel concurrentiel>> offrant des
biens ou des services se voulant concurrents de ceux produits par le secteur
moderne44. Pour J. -Ph. Peemans, l'économie informelle en
Afrique, c'est l'économie populaire séculaire qui appartient a un
tissu de production existant avant la colonisation, mais qui a
été a la fois marginalisée et diversifiée par cette
dernière et pendant une bonne partie de la post colonie45.
Il nous paraIt important de souligner qu'aucune
définition n'a rencontré l'unanimité des auteurs sur
l'informalité de ces activités économiques
hétérogènes. De méme, eu égard a la
multiplicité des caractéristiques de ce secteur informel, il est
peu probable qu'une activité les collectionne toutes a la fois.
Pour notre part, nous convenons avec Penouil pour adopter la
considération suivante: <<Les activités informelles sont
avant tout une forme particulière de la dynamique sociale dans les
sociétés en développement. Elles sont une réponse
de la société aux besoins nouveaux, aux mutations structurelles,
aux contraintes sociales résultant de l'influence du
développement transféré sur toutes les catégories
sociales. >>46
Cependant, est-il rationnel d'utiliser le terme de
<<secteur informel>> lorsqu'on considère les
activités aussi variées que le commerce, l'artisanat, la
sous-traitance a l'industrie, les pratiques alimentaires et divers petits
métiers?
42 B.I.T./ILO, Employment, Incomes and Equality: A Strategy For
Increasing Productive Employment in Kenya, p. 7.
43 Anne de LATTRE, "La petite entreprise et le
développement du Sahel", L'Observateur de l'OCDE, n° 163, Paris,
Avril-mai 1990, p. 3 1-35.
44 Marc PENOIJIL, "Pays en développement. Les
activités informelles : réalités méconnues,
espérances illusoires", Problèmes Economiques, n° 2196,
Paris, octobre 1990, p. 1-6 et 24.
45 Jean-Phiiippe PEEMANS, Crise de modernisation etpratiques
populaires au zaire et en Afrique, Paris, L'Harmattan, 1997,p. 109.
46 Marc PENOIJIL <<Secteur informel et crises africaines
>>, Afrique contemporaine, Numéro spécial, 4e trimestre,
1992, p. 74, cité par Jean-Phi~ippe PEEMANS, Le développement des
peuples face a la modernisation du monde, op. cit., p. 384.
Des avis de certains auteurs, il est par exemple difficile de
parler d'un "secteur" bien singulier en raison de
l'hétérogénéité de la réalité
que l'informel renferme et de la diversité des activités qui le
constituent. Par ailleurs, l'idée d'opposer d'un côté un
"secteur informel" par rapport a "un secteur formel", ne convainc toujours pas
certains experts. Pour la plupart cependant, les circuits, les relations et les
interactions entre "l'informel" et le "formel" sont tels que la
frontière entre ces deux prétendues réalités n'est
pas nette pour les opposer. S'agissant de la caractéristique "non
structurée" du "secteur informel", elle ne fait guère
l'unanimité chez les auteurs car, pour plusieurs d'entre eux, des pans
entiers de cette économie sont a bien des égards, savamment
organisés.
A la lumière de ces différentes tendances, nous
percevons la difficulté de normaliser ces types d'activités. Des
divergences de terminologie de cette nature sont légion et certaines
expressions utilisées malhabilement faussent bien souvent le
positionnement de la problématique. Certains auteurs vont
préférer le concept d'économie populaire a celui de
secteur informel. C'est le cas de B. Lautier qui affirme que la
réalité de l'économie populaire est plus riche que la
notion du secteur informel47. Tout comme pour L. Mozere qui estime
que le concept de secteur informel n'est pas opérationnel dans la mesure
oü il n'y a pas deux secteurs, mais une imbrication des deux, une
hybridation des activités48. Cela est d'autant plausible car
nous retrouvons dans ce secteur aussi bien l'exploitation minière, les
travaux agricoles, la transformation manufacturière qu'une myriade de
services, avec une identification possible dans la nomenclature de
l'économie formelle.
Par ailleurs, ce qui est intéressant de voir dans le
contexte de l'analyse des processus de développement, c'est le fait que
certaines de ces activités ont précédé la
modernité, et ont donné lieu a ce qu'on a appelé
"l'informalité avant le mot". Ce sont ces anciennes unités de
production artisanale, soumises a de lourdes pesanteurs sociologiques et a un
processus d'évolution lent tant sur le plan qualitatif que quantitatif.
D'autres activités informelles, par contre, se sont forgées dans
la modernité depuis la crise de l'urbanisation et du salariat. C'est
cette deuxième catégorie d'activités informelles qui a
véritablement explosé ces dernières années dans les
villes des pays en développement.
Vouloir ainsi rassembler en un secteur la pluralité
d'activités informelles hétérogènes dénote
d'une certaine inattention aux dimensions socio-historiques des acteurs qui les
pratiquent. D'ailleurs, souvent, dans la logique de la configuration de ces
activités en secteur, ce sont les seuls critères
économiques qui sont souvent considérés. C'est ce qui
explique entre autre les difficultés encourues jusqu'alors pour la
traduction par des auteurs de la réalité de cette
complexité qu'est l'économie informelle.
Dès lors, une évidence se dégage: la
notion du "secteur informel" devient moins pertinente pour l'analyse des
processus de développement "réel" des peuples. Une approche
réaliste devrait plutôt prendre en compte l'univers
socio-économique dans lequel se déploie ce type
d'activités. C'est dans cette optique que va s'inscrire notre approche
de l'informel en termes de l'économie populaire comme
présentée dans la sous-section qui suit.
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