1.1.3. Désencastrement de l'économie dans les
analyses de K. Polanyi
A travers son ouvrage, "La grande transformation"22
qui traite des origines politiques et économiques de l'effondrement de
la civilisation du 19e siècle, ainsi que de la grande
transformation qu'il a provoquée, Polanyi exprime une critique radicale
du projet de société de marché. Il fait une analyse
critique du libéralisme économique comme idéologie qui
fait peser le risque sur la société toute entière. Le
projet de cette idéologie, c'est de désencastrer la sphère
économique du reste de la société et d'en faire un
sous-système principal qui va subordonner tous les autres et accorder un
primat aux relations des choses par rapport aux relations entre les hommes.
Pour Polanyi23, l'économie de marché est un
système commandé et réglé par le seul
marché. D'après l'idéologie de ce système, les deux
poles de la sphère économique a savoir l'allocation des
ressources et la production et la distribution des biens et services doivent
être confiés au système régulateur du marché,
système gouverné par les prix du marché (Cf. La
théorie de la main invisible).
21 Immanuel WALLERSTEIN, op. cit., p. 64. 22Karl
POLANYI, La grande transformation, op. cit.
La thèse de Polanyi, c'est que l'idée d'un
marché s'ajustant lui-même ne pouvait exister de façon
suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la
société, sans détruire l'homme et sans transformer son
milieu en désert24. Au lieu que l'économie soit
encastrée dans les relations sociales, c'est plutôt ces
dernières qui deviennent encastrées au système des
marchés a travers le mobile du gain, le mobile de productivité,
et le mobile de profit25. Cette réflexion rejoint l'analyse
de M. Beaud qui affirme, en se basant sur les réflexions de Marx, Weber
et Schumpeter, qu'"avec le capitalisme, l'économie se distingue
fortement des autres dimensions des sociétés ; les motivations
liées a la recherche du profit et les dynamiques d'accumulation,
d'innovation, et d'élargissement de l'aire de la
marchandise."26
Comme le mécanisme du marché s'enclenche sur les
divers éléments de la vie industrielle a l'aide du concept de
marchandise, le travail, la terre et l'argent doivent eux aussi être
organisés en marchés et être considérés comme
des marchandises. A travers la marchandisation du travail et du marché,
on va permettre aux mécanismes du marché de régler les
problèmes du social. Or, permettre au mécanisme du marché
de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel,
reconnaIt Polanyi, cela aurait pour résultat de détruire la
société. Nous retrouvons a travers cette réflexion de
Polanyi l'analyse de Wallerstein concernant la marchandisation des processus
sociaux27. L'économie devenant désencastrée du
reste de la société, le mobile de gain et de productivité
dicte l'organisation de la société.
Pour Polanyi, un tel système implique que toute la
production soit destinée a la vente sur le marché et que tous les
revenus proviennent de cette vente. Il suppose l'organisation des
marchés sur lesquels l'offre des biens disponibles a un prix
donné sera égale a la demande au même prix. Il suppose
également la présence de la monnaie, qui fonctionne comme pouvoir
d'achat entre les mains de ses possesseurs. Enfin, souligne Polanyi, l'Etat et
sa politique ne doivent rien permettre qui empêche la formation et
l'organisation de ces marchés. Pourtant, argumente-t-il, le principe de
la société pré-moderne est fondé sur l'accumulation
pour la subsistance. Les différents acteurs vendent le surplus au
marché dans lequel ils interviennent de manière
complémentaire, sans détruire le système de base. Tous les
systèmes économiques jusqu'à la fin de la
féodalité étaient organisés suivant ces
critères28. Le marché autorégulateur constitue
un renversement du système de ces sociétés, c'est une
chose nouvelle. Du 13ème au 15ème
siècle, fait-il observer, le marché a toujours
été local. On distinguait deux types de marchés qui
coexistaient a
24Idem,p.22. 25Idem, p. 88.
26 Michel BEAUD, Le basculement du monde. De la Terre, des hommes
et du capitalisme, La Découverte & Syros, Paris, 2000, p. 54.
27 "Les capitalistes ont cherché a marchandiser, dans
leur recherche d'une accumulation toujours plus grande, des processus sociaux
de plus en plus nombreux, dans toutes les sphères de la vie
économique." Cf. Immanuel WALLERSTEIN, op. cit., p. 16.
28 Karl POLANYI, La grande transformation, op. cit., pp. 74-75 et
84-86.
savoir le marché local réglementé par les
autorités gouvernementales et le marché au long cours qui s'est
développé peu a peu, tel que développé par Braudel
dans <<la dynamique du capitalisme >>. Le pouvoir capitaliste va
développer ce marché intérieur autour de la politique
mercantiliste ayant pour objectif la mobilisation des ressources. Comme
stratégie pour faire aboutir ce projet, les marchands vont se liguer
avec les Etats. Comme le fait aussi remarquer M. Beaud, "l'histoire montre que,
lorsque le capitalisme prend racine dans un pays, il est fragile; il a besoin
de l'Etat et de couches actives et entreprenantes de la société
[...] Mais, au fur et a mesure qu'il prend force et ampleur, il fait preuve
d'autonomie; il s'intéresse a d'autres marchés, recherche
d'autres alliances, parfois d'autres soutiens; sa reproduction tend a
s'autonomiser par rapport a celle de la société oü il s'est
formé."29
Dans la démonstration de sa thèse, Polanyi
montre comment les phénomènes économiques dans les
sociétés primitives se trouvent touj ours imbriqués dans
le tissu social. Le marché existe certes, mais ne détermine pas
le système économique. Le gain, le profit existaient toujours
dans ces sociétés dites traditionnelles mais n'ont jamais
été si déterminants. Le fait nouveau du système
qu'il a critiqué, c'est que le système économique soit
dirigé par le marché.
A la fin du 1 8ème siècle et le
début du 1 9ème siècle, les ouvriers se sont
vus désintégrés totalement. C'était fonctionnel au
système de marché, reconnaIt Polanyi. Cela est fort de deux
conséquences, détruire les institutions traditionnelles et
empécher que ces institutions se réforment. C'est une
démolition systématique des communautés dites
"traditionnelles", pour en extraire le travail. De méme, la
première priorité des colonies, c'était de forcer les
indigènes a vendre leurs forces de travail.
A partir du 1 9ème siècle, on observe
des formes de misère, des formes de pauvreté liées a la
concentration du prolétariat dans les villes. C'est une forme de
paradoxe par rapport a l'idéologie du libéralisme qui
prônait l'amélioration des conditions d'existence a travers la
croissance économique. Déjà a cette époque, les
nouveaux pauvres sont au c>ur méme du système. Polanyi va
essayer de déconstruire le paradigme dominant. Il soutient, pour
justifier sa position, que l'essentiel pour ces sociétés
"traditionnelles", c'est le maintien des liens sociaux et communautaires
essentiels. Bien que la société humaine soit naturellement
conditionnée par des facteurs économiques, les mobiles des
individus ne sont qu'exceptionnellement déterminés par la
nécessité de satisfaire aux besoins matériels. Pour la
survie de l'organisation dans ces sociétés, les membres de la
communauté se doivent d'as surer les obligations de
réciprocité qui permettent de consolider les liens sociaux a
travers les principes de don et contre-don, de redistribution et de
subsistance. A ce propos, M. Davis arrive, pour sa part, a affirmer dans son
analyse sur l'histoire
du 19ème siècle que "la marchandisation
de l'agriculture élimine la réciprocité villageoise
traditionnelle qui permettait aux pauvres de subsister en temps de
crise"30.
Signalons enfin que pour Polanyi, si la "Révolution
industrielle" a apporté une amélioration "presque miraculeuse"
des instruments de production, elle a par contre induit un bouleversement
social et technique, accompagné d'une "dislocation catastrophique" de la
vie du peuple. Pendant un siècle, la dynamique de la
société moderne a été gouvernée par un
double mouvement: le marché s'est continuellement étendu, mais ce
mouvement a rencontré un "contremouvement" contrôlant cette
expansion dans des directions déterminées. Ainsi donc, le
"contremouvement" consista a contrôler l'action du marché en ce
qui concerne les facteurs de production que sont le travail et la terre.
Nous retenons de cette sous-section que l'apport
anthropologique de Polanyi, est d'avoir affirmé le rôle social de
l'homme dans les processus de développement des sociétés.
Dans sa tentative d'explications de l'effondrement de la civilisation du 1
9ème siècle, Polanyi n'a pas cherché une
séquence convaincante d'événements saillants, mais une
explication de leur tendance en fonction des institutions humaines. Pour la
consolidation de la durabilité de ces sociétés
détruites par le marché, il faudrait que l'économie soit
englobée dans le social. Le problème de développement
surgit dans la société dès que l'économie devient
désencastrée de la sphère sociale.
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