4.3. REPRODUCTION DE L'ECONOMIE POPULAIRE DANS LES
CITES "GECAMINES"
L'industrialisation minière fut a la base de la
création de la classe ouvrière moderne que constituent les
ménages Gécamines. Leur occupation de l'espace urbain ne s'est
toujours pas effectuée de gaieté de c>ur. On se souviendra de
la politique de monopole d'Etat et de toute la législation qui a
entouré les stratégies des colonisateurs et de
l'employeur-providence par rapport aux modes d'actions sociales des populations
autochtones. Comme les politiques coloniales furent favorables aux grandes
entreprises et au commerce du capital étranger, l'économie
populaire pratiquée jadis par la masse ouvrière dans le monde
rural, s'est constituée dans l'espace urbain en lieu refuge de
subsistance. Le paternalisme industriel aidant, ces pratiques populaires
diminuèrent d'intensité ou plutôt s'intensifièrent
selon les conjonctures, bonnes ou mauvaises. Dès que les salaires
s'effritent et que les conditions d'existence se dégradent, les
pratiques populaires refont manifestement surface comme dirait Braudel, le
passé séculaire débouche sur les temps présents
comme <<l'Amazone projette dans l'Atlantique l'énorme masse de ses
eaux troubles >>160.
Les pratiques populaires que les ménages
Gécamines ont reproduites dans les camps consistent en des
activités par lesquelles ils sont parvenus a se maintenir et a se
reproduire socialement lorsque les revenus en provenance de la
rétribution monétaire de leurs prestations de services a la
Gécamines se sont avérés insuffisants pour leur procurer
le minimum vital. A cette fin, les ménages ont usé des
réseaux sociaux, de la solidarité
inter-générationnelle et familiale, de l'entraide communautaire
dans le contexte de l'organisation culturelle ou religieuse. En l'absence de
régulation sociale de la Gécamines, ces pratiques populaires se
sont avérées des antidotes incontestables contre les effets de la
crise dans laquelle ces ménages se retrouvent.
L'enquête révèle que les ménages
entreprennent beaucoup d'activités dans leur lutt e pour la survie. Pour
ce qui concerne les activités complémentaires du chef de
ménage, le tableau n° 14 révèle que l'agriculture
occupe 72% des chefs de ménages enquêtés. Elle est suivie
du petit commerce avec 15%, des activités libérales avec 12% et,
enfin, de l'artisanat avec 1%. Certains chefs de ménages ont
déclaré survivre grace aux emprunts, a l'aide des membres de
leurs familles ou de leurs églises respectives, a la débrouille,
etc. L'apport sous forme de travail familial des épouses, des enfants et
d'autres membres de la famille élargie aux revenus du ménage a
largement contribué au budget ménager des ménages
Gécamines.
Tableau n° 14: ACTIVITES COMPLEMENTAIRES DU CHEF DE
MENAGE
|
Ménages Gécamines
|
%
|
MOE
|
MOC
|
TOTAL
|
Agriculture
|
292
|
26
|
318
|
72
|
Petit commerce
|
51
|
15
|
66
|
15
|
Artisanat
|
6
|
0
|
6
|
1
|
Activités libérales
|
38
|
16
|
54
|
12
|
TOTAL
|
387
|
57
|
444
|
100
|
Notons cependant que les enquêtes de l'O.C.U. en 2000
ont dégagé une proportion de 63 % des ménages exercant le
commerce comme activité complémentaire d'appoint. La
différence avec le taux dégagé par les enquêtes de
Lubumbashi explique la spécificité des ménages
Gécamines par rapport aux ménages d'un grand centre urbain comme
Lubumbashi. Les cités ouvrières de Kolwezi et de Likasi sont dans
leur maj orité des entités excentriques, situées aux
alentours des mines. En plus, la ville de Kolwezi a un statut urbano-rural
oü prédominent les activités rurales. Les enquêtes de
Houyoux et Lohletart sur Kolwezi en 1973 affirmaient déjà a cette
époque qu'un salarié sur quatre avait des revenus
extra-professionnels et l'activité extraprofessionnelle la plus
répandue chez les salariés était la culture: 7 % des chefs
de ménage; 5 % pratiquaient également le commerce et 4 %
donnaient des coups de main qui leur rapportaient quelque
argent161.
4.3.1. Logique de réseaux et de redistribution
Dans l'entendement de H. Leclercq162,
l'économie populaire est un mode de préservation de relations
sociales. Ce qui rejoint Polanyi quand il montre que les différents
acteurs dans le marché social interviennent de manière
complémentaire, sans détruire le système de
base163. Dans les réflexions de ces auteurs, nous percevons
en filigrane la dimension de solidarité, des liens sociaux qui
justifient l'activité économique. C'est cette
caractéristique qui donne de la richesse au concept d'économie
populaire par rapport a celui de secteur informel, nous l'avons montré
au chapitre premier. Par sa très forte adaptabilité a une demande
faiblement solvable, sa
161 Joseph HOUYOUX et Louis LOHLETART, KOLWEZI. La vi lle, sa
population et les budgets ménagers, op. cit., p. 137.
162 Hugues LECLERCQ, "L ' économi e populai re informelle
de Kinshasa. Approche macro-économique", dans Zaire-Afrique, n°27
1, Kinshasa, j anvier 1993, p. 18.
163 Karl POLANYI, La grande transformation, op. cit., pp. 74-75
et 84-86.
présence permanente et généralisée,
l'économie populaire s'installe dans tous les compartiments de
l'économie urbaine monétaire ou non-marchande.
C'est ce qui sera observée aussi dans le chef des
ménages Gécamines dans les cités ouvrières. u ls
font appel a des réseaux de réciprocité pour
bénéficier des solidarités familiales, lignagères
ou ethniques. Au sein de ces réseaux de réciprocité, les
liens mutuels forment une trame qui pratiquement quadrille toute la vie
informelle oü chacun a le 'droit' de recevoir et le 'devoir' de donner et
oü tous partagent. Comme l'a montré P. Petit, si le Lushois moyen
consent, malgré ses maigres ressources, a donner aux autres quelque
chose dans un élan de solidarité, cette même
solidarité rejaillit sur lui par toutes sortes des dons, d'emprunts, de
cadeaux, etc.164
La perception des liens et des interactions entre les acteurs
dans les pratiques populaires nous permet de comprendre ce monde qui paraIt
complexe et d'analyser ainsi leurs stratégies. En effet, la
réciprocité est la relation qui s'établit entre plusieurs
personnes que ça soit dans les cités ouvrières entre les
ménages ou a l'extérieur de celles-ci. Cette relation
s'établit par une suite durable de dons. Ces derniers impliquent de
contre-dons, et se crée alors une relation sociale
génératrice de liens.
La solidarité observée dans les cités
ouvrières de la Gécamines est plus étendue que le cadre
intergénérationnel ou familial. Elle s'étend des simples
relations du voisinage aux grandes et moyennes organisations communautaires
dans les camps ou a l'extérieur de leurs quartiers. Plusieurs facteurs
peuvent expliquer ce role central de la solidarité des ménages au
sein des cités ouvrières de la Gécamines. On y observe une
culture populaire oü la gratuité, la coopération et
l'affectivité caractérisent les types de relations sociales. Les
ménages peuvent se prêter de l'argent remboursable sans
intérêt même au-delà des échéances. Ce
genre de pratique se réalise aussi pour les opérations en nature:
c'est le cas d'un ménage qui obtient au moyen d'un prêt une
quantité déterminée de vivres auprès d'un autre
ménage, remboursable a une échéance non
déterminée.
En plus de la culture populaire de la gratuité et de la
coopération, il faut aussi retenir le fait que la situation de
précarité dans laquelle la Gécamines et le système
politique ont réduit les ménages renforce entre eux, forts de
liens résidentiels et sociaux établis, l'identité sociale
face a leurs sorts communs. Néanmoins, les conflits interethniques du
début de la décennie détournèrent les
ménages Gécamines de cet objectif et mirent dès lors ce
construit social en péril.
Il y a enfin un aspect culturel a évoquer, c'est le
fait que les organisations dans ces cités surgissent souvent autour des
activités pastorales des églises. C'est ce qui s'observe au sein
des cités ouvrières oü des mouvements religieux s'illustrent
dans l'encadrement des populations, avec comme objectif principal la
reconstitution des foyers chrétiens modèles.
Indépendamment de leur
église d'appartenance, comme le fait remarquer D.
Dibwe, ces mouvements religieux se sont constitués en organisation
sociale et communautaire d'entraide165. Nous pouvons citer parmi ces
mouvements, les <<Maman Kipendano >>, organisation des
chrétiens pentecôtistes regroupés au sein de l'Eglise
Méthodiste-Unie. Dans ce mouvement, l'objectif poursuivi est de
sensibiliser les femmes de leur role de pilier a la fois pour l'église
et pour la famille. Les enseignements au sein de ce mouvement visent la
sensibilisation des femmes sur l'exercice des activités
économiques a entreprendre pour suppléer au revenu de leurs
époux et soutenir, par ce fait, la stabilité du foyer. A part ce
mouvement de <<Maman Kipendano >>, il y en a d'autres tels que
<<les mamans catholiques >>, les <<kimbaguistes >>, les
mouvements presbytériens, etc. Ce qui est particulier dans ces
mouvements est la dynamique des femmes, de plus en plus actives dans
l'initiation des projets sociaux. Tous ces éléments (culture
populaire, aspect culturel) concourent au renforcement de la solidarité
au sein de divers réseaux.
Cependant, dans le contexte de la crise qui empire dans les
cités ouvrières, il commence a s'observer une recomposition de
cette solidarité. L'exacerbation de la crise dans ces cités
oü vit et se reproduit une classe ouvrière "moderne", cette
dernière n'a plus les moyens d'entretenir les systèmes de
redistribution communautaire comme dans les temps de gloire de
l'U.M.H.K./Gécamines avec l'accroissement des effectifs des
<<solliciteurs>>. Le processus de remise en question d'une
solidarité communautaire, inconditionnelle par les groupes sociaux sur
lesquels repose la reproduction sociale s'enclenche peu a peu.
Comme nous venons de le voir, les liens qui résultent
de la solidarité communautaire au sein de ces cités
ouvrières, établissent les relations de
réciprocité. Cette sphère réciprocitaire
s'enchevêtre avec un espace concurrentiel mercantile. La
compréhension de ces deux sphères permet d'appréhender la
régulation sociale de l'économie populaire enchâssée
dans le social.
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