2. Les acteurs internes a la Gécamines
De la même manière la consolidation de l'Etat
s'est effectuée au niveau du pouvoir central par la constitution de
classes de bourgeoisie132, au niveau local de l'entreprise, des
strates traduisant une patrimonialisation du fonctionnement de la
Gécamines s'observent. A travers la gouvernance de la politique des
salaires, de promotion professionnelle et des avantages liés a la
stratégie paternaliste, la classe dirigeante de la Gécamines
reporta le poids de la crise que connaIt l'entreprise sur les subalternes, plus
particulièrement sur la masse ouvrière. Intégrée
dans un système de gestion publique décrite supra, la
Gécamines a été gangrenée par la corruption et le
clientélisme qui se sont propagés vers le bas dans l'entreprise.
B. Rubbers note qu'à partir du début des années 1980, la
Gécamines est victime de la prédation des responsables du
régime en place, qui vidangent le fond de roulement de la
société et détournent des cargaisons de métal en
leur faveur. Sur ce modèle venant d'en haut, une logique d'accaparement
du bien public se propage lentement des cadres supérieurs aux cadres
subalternes, puis des cadres subalternes aux contre-maItres et
ouvriers133.
Depuis que la Gécamines a été
nationalisée et transformée en entreprise publique,
l'accès a des postes de pouvoir s'est régulièrement fait,
bien que le choix s'opère au sein du personnel dans la majorité
des cas, selon le bon vouloir des acteurs dominants a qui l'on doit rendre des
comptes tant officiels qu'informels. La classe dirigeante de l'entreprise ainsi
nommée profite de leur position privilégiée pour tirer
également leurs propres profits. Ces hauts-cadres de l'entreprise
bénéficient des rémunérations confortables et,
leurs positions au sein de la hiérarchie
revenu au moins égal a celui dont les mines sont
elles-mêmes l'origine. Cf. NYEMBO Shabani, op. cit., p. 152.
131 NATIONS UNIES, Les métaux non-ferreux dans les pays
sous-développés, New -York, Département des affaires
économiques et sociales, ONU, 1956, p. 138, cité par NYEMBO
Shabani, op. cit., p. 152.
132 Particulièrement la section II: Le
rétablissement du pouvoir d'Etat. Cf. Jean-Marie WAUTELET, "Pouvoir
d'Etat et formation du capital", in F. BEZY, J-Ph. PEEMANS et J-M. WAUTELET
(éds), op. cit., pp. 6 1-68.
133 Benjamin RUBBERS, "La di slocation du secteur minier au
Katanga (RDC). Pillage ou recomposition ?", Politique Africaine, Globalisation
et illicite en Afrique, n° 93, mars 2004, Ed. KHARTALA, Paris, p. 23.
leur offrent de nombreuses opportunités de
détournements des biens de l'entreprise134. Cette classe
dirigeante de la Gécamines peut, pour ainsi dire, satisfaire a la
demande de la protection au niveau central et s'accaparer leur propre part du
butin. B. Rubbers fait la présentation de la pyramide suivante relative
aux strates néo-patrimoniales de la Gécamines135:
- Le sommet de la pyramide regroupe les postes
stratégiques : l'opportunité de détournement est
liée a ce poste stratégique; le directeur commercial pour la
vente, le directeur des approvisionnements pour les achats, le directeur
technique pour les services miniers, etc. Ces derniers doivent bien entendu
arroser le directeur général qui, a son tour, fera de méme
envers les protecteurs au niveau du gouvernement central, voire de la
présidence.
- En dessous de ce groupe de privilégiés, se
trouvent des responsables dans la hiérarchie intermédiaire: ils
sont en contact avec des sociétés privées de taille
moyenne ne possédant peut-être pas assez de moyens ou n'ayant pas
jugé utile de s'acheter la complicité d'un haut-cadre de la
Gécamines, et préfèrent donc traiter a moindres frais avec
des agents subalternes. Cette strate fonctionne de manière similaire a
la strate des dirigeants quant au partage régulier de leur gain avec
leurs supérieurs.
- En bas de la pyramide se trouvent des contre-maItres, des
ouvriers: ceux-ci peuvent voler des pièces, voire des équipements
et peuvent aussi utiliser les installations de l'entreprise pour une
activité artisanale parallèle et privée. A la
différence des autres strates, dans cette catégorie les acteurs
ne versent pas de tributs a leurs supérieurs dans la mesure oü leur
déviance, bien que connue, demeure touj ours cachée et que leurs
activités ne génèrent pas des dividendes suffisants pour
faire l'objet d'un partage a grande échelle.
Cette fonctionnalité du système est tellement
saisissante que sa compréhension permet de mieux rendre compte de
l'ampleur des stratégies d'acteurs internes a la Gécamines dans
l'explication causale de la crise de l'accumulation dans cette entreprise.
Comme par exemple le non-paiement des salaires des travailleurs et
l'irrégularité accusée dans la fourniture du
ravitaillement alimentaire prennent des proportions inquiétantes, la
société est propice a l'insémination de la corruption car
celle-ci s'enchâsse136 dans un univers social et culturel
déjà présent. De méme la personnalisation des
relations de travail, l'impunité, les rapports paternalistes sont autant
de logiques qui facilitent l'appropriation privée des biens de
l'entreprise.
134 Ces dirigeants ont plusieurs opportunités; s'ils
n'écoulent pas les minerais a leur compte, i ls peuvent sous-facturer
les minerais a la vente ou surfacturer les fournitures a l'entreprise.
136
135 Benjamin RUBBERS, "L 'effondrement de la
Générale des carrières et des Mines. Chronique d'un
processus deprivatisation informelle" (a paraItre).
A propos de l'enchâssement des pratiques de corruption
dans les pratiques administratives et dans la vie au quotidien, les articles
ci-après sont édifiants: Jean CARTIER-BRESSON, "Eléments
d'analyse pour une économie de la corruption", Revue Tiers-Monde,
33(131), juillet-septembre 1992, pp. 602- 604; Giorgio BLUNDO et J.-P. Olivier
De SARDAN, "La corruption quotidienne en Afrique de l'Ouest", Politique
Africaine, La corruption au quotidien, n° 83, Octobre 2001, Ed. KHARTALA,
Paris, pp. 21-31; J.-P. Olivier De SARDAN, "L'économie morale de la
corruption en Afrique", Politique Africaine, Du côté de la rue,
n° 63, octobre 1996, KHARTALA, Paris, pp. 97-116.
La Gécamines a donc été pressée de
l'extérieur par le pouvoir central, le pouvoir local et les institutions
étatiques. De même, elle a été rongée de
l'intérieur par ses propres dirigeants et agents.
La problématique de la rente minière se pose
aussi en termes de perte de compétitivité du cuivre de la
Gécamines par rapport a celui des autres pays producteurs concurrents.
Cela s'explique par l'accroissement des coüts de production dont la
Gécamines a souffert depuis la décennie qui a suivi sa
nationalisation. La non-maItrise des coüts d'exploitation est une action
qui émane des logiques et stratégies des acteurs tant externes
qu'internes a l'entreprise.
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