2.1.2. Emergence du capitalisme industriel au Katanga
Comme nous venons de le voir a la sous-section
précédente, l'Etat indépendant du Congo a établit
par la politique de contrainte une division de travail a l'intérieur du
Congo entre le capital étranger et la force de travail autochtone. Tous
les efforts consentis par l'administration de l'Etat indépendant dans
l'objectif d'accélérer la croissance de la production
destinée a l'exportation et de l'accumulation du capital ont eu pour
effet l'enracinement de la position dominante du capital étranger. La
coopération entre l'Etat indépendant et le capital
étranger, financier et industriel, ainsi que la politique menée
par l'administration publique qui consista a favoriser ce dernier au
détriment d'autres formes du capitalisme, aboutirent a la concentration
de la propriété des moyens de production entre eux et a
l'émergence du capitalisme industriel, par la suite. C'est l'association
étroite entre l'Etat et le principal holding belge, la
Société Générale de Belgique, qui constitua les
principales sociétés minières qui demeurèrent la
base de toute l'expansion économique de la colonie jusque
196064.
La structuration de la vie économique a l'époque
de l'Etat indépendant par rapport aux modes de mobilisation des
ressources explique pour une large part, l'absence des possibilités de
croissance d'un petit et moyen capital autochtone. La motivation de profit
annihilée par l'usage de la contrainte publique et la
dévalorisation du travail de l'indigène consécutive a des
conditions de rémunérations très faibles, sont autant
d'entraves a l'émergence du capitalisme autochtone dans la
société katangaise sous l'Etat indépendant du Congo. Pour
J. -Ph. Peemans, "la contrainte politique rejetait littéralement la
société colonisée a la "périphérie" du
capitalisme, en la réduisant au seul role de force de travail sans
stimulant matériel a la production et en l'aliénant par-là
totalement"65.
L'obstacle a l'épanouissement du capitalisme autochtone
est aussi tributaire de la culture de la société indigène.
Dans les construits historiques de la société katangaise,
l'exploitation du type capitaliste, entendue comme appropriation privée
du profit fondé sur l'efficacité du travail et la motivation du
profit dans le sens de l'homo->conomicus, est étrangère a la
vie matérielle et a l'économie de marché de cette
société. Comme le dirait Polanyi, dans l'économie du
marché de la société pré-capitaliste le gain, le
profit existaient toujours mais n'ont jamais été si
déterminants. Les différents acteurs interviennent au
marché de manière complémentaire, sans détruire le
système de base66. Dans le contexte de la
déstructuration de leur
vie matérielle, quelques profits que puisse leur
procurer la vente des produits au monopole d'Etat et aux capitalistes
étrangers, les rapports sociaux dans la société
lignagère - qui n'étaient guère démantelés -
ne prédisposaient pas les indigènes a une accumulation type
capitaliste.
Dès lors, la politique menée par le
système Léopoldien sous l'Etat indépendant avec des
avantages préférentiels accordés aux financiers engendra
la création de certaines entreprises qui constituent les
prémisses a l'implantation d'un capitalisme industriel au Katanga.
Par la convention du 12 mars 1891, l'Etat avait accordé
a la "Compagnie du Katanga", en échange de sa collaboration, de vastes
concessions. En 1900, la création du "Comité Spécial du
Katanga" (C.S.K.) auquel la "Compagnie du Katanga" (1/3 des parts) et l'Etat
Indépendant (2/3 des parts) apportèrent leur patrimoine,
consistait a mettre en valeur la province et d'en repartir les fruits entre
eux, au prorata des apports. Le 8 décembre 1900, le "Comité
Spécial du Katanga" accorda a la "Tanganyika Concessions Limited" des
droits de prospection dans les régions minières du Sud Katanga.
Ce fut le début de la collaboration des hommes d'affaires, des
industriels et ingénieurs belges et anglais a la construction du
Katanga. Cette collaboration aboutit a la création, en octobre 1906, de
l'Union Minière du Haut-Katanga, société congolaise a
responsabilité limitée, au capital de 10 millions de francs.
Après 1900, "le Katanga orienta la colonisation vers l'exploitation
minière"67.
De plus en plus, le capitalisme industriel pose les jalons de
son édification au Katanga au début du XXème
siècle. Il est soutenu dans son projet par l'Etat indépendant,
puis par l'Etat colonial après 1908. Toutefois, l'Etat colonial amorca
le processus de son désengagement en ce qui concernait la gestion
directe de la production. Il atténua la contrainte publique
comparativement a la période de l'E.I.C. et il la mit après 1908,
au service direct ou indirect des entreprises privées
étrangères. Par contre, il continua d'octroyer a ce capital
étranger de très importants avantages économiques et son
soutien actif pour le maintien de la rentabilité des investissements par
rapport aux fluctuations économiques. Rationnellement, il devait miser
sur les externalités bénéfiques de ces investissements.
L'analyse qui précède vient de montrer le
fonctionnalisme du système Léopoldien durant la période
1885-1908. Ce régime a déstructuré par son mode d'exercice
de pouvoir (la contrainte publique), les modes pré-capitalistes de la
société katangaise d'occupation de l'espace (appropriation des
"terres vacantes") et de mobilisation des ressources (mobilisation de la force
de travail, impôt en nature, institution des monopoles). Par ailleurs, ce
système conserva la structure du pouvoir politique de la
société lignagère, qu'il subordonna pour mobiliser
administrativement la masse des travailleurs indigènes a son service. A
travers la stratégie de la contrainte publique, la politique de l'Etat
indépendant a consisté a mobiliser le surplus économique
potentiel et a intégrer
la masse populaire autochtone dans le circuit productif. Les
objectifs de long terme dans la structuration du capital et dans l'orientation
des investissements sont déjà perceptibles sous l'E.I.C. Ce qui
incommode les vertus visionnaires du régime Léopoldien, c'est
l'aliénation de la société colonisée et sa
réduction au seul rôle de force de travail ainsi que la
modicité des prix pratiqués a l'achat de leurs marchandises.
Comme le note R. Luxemburg, "chaque expansion coloniale nouvelle va
naturellement de pair avec la lutte acharnée du capital contre la
situation sociale et économique des indigènes qu'il
dépouille par la force de leurs moyens de production et de leur force de
travail [...] Le capital ne connaIt aucune autre solution a ce problème
que la violence qui est une méthode permanente de l'accumulation comme
processus historique depuis son origine jusqu'à
aujourd'hui."68
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