2.1. LE KATANGA LEOPOLDIEN 1885-1908
Le régime Léopoldien revét un
caractère exceptionnel en ce qui concerne les rapports entre le
capitalisme et le travail autochtone au Congo. L'accumulation primitive qui
caractérise son règne a porté un traumatisme à la
société katangaise et a modelé par la contrainte, sa vie
matérielle et son économie de marché. Par des
décisions politiques du pouvoir d'Etat, le régime
Léopoldien a concentré la propriété des moyens de
production aux mains des capitalistes étrangers qui ont, de ce fait,
contrôler l'accumulation du capital. La force de travail autochtone se
voit ainsi dépossédée de ses moyens de production
traditionnels et la société pré-coloniale qu'elle avait
connue, se déstructure.
2.1.1. Organisation économique, sociale et politique
du Katanga
La période de l'Etat Indépendant du Congo
(E.I.C.) est caractérisée par un appareillage étatique
autonome et fortement contraignant pour subordonner l'organisation
économique, sociale et politique du Katanga. C'est dans cette logique
qu'il faut lire les mesures prises par le système Léopoldien
dès 1885 pour s'approprier les terres vacantes et dès 1892, pour
mobiliser par voie de contrainte la force de travail pour la
production59. Ces mesures modifièrent le style de vie des
populations autochtones. Elles étaient contraintes de faire, en
conséquence de cette législation, l'apprentissage de nouveaux
modes d'occupation de l'espace et de mobilisation
59 Par l'ordonnance du 1erT uillet 1885 de l'
Administration Générale de l' E.I.C., l'Etat établissait
son droit de disposer de toutes les terres qui n'étaient pas
effectivement occupées par les collectivités africaines et se
réservait le droit d'exploiter directement ou de concéder
l'exploitation de toutes les terres autres que celles des villages et des
cultures, c'est-à-dire la plus grande partie du territoire congolais.
Par le décret du 5 décembre 1892 du B.O.E.I., l'administration de
l'Etat indépendant instaurait l'obligation pour la population adulte
autochtone de récolter les produits commercialisables de la cueillette
et de la chasse et de les livrer aux agents de l'Etat. Cette mesure
complétait l'établissement d'un monopole de l'Etat sur les
produits récoltables sur les terres vacantes dont la plupart se
trouvaient désormais regroupées dans le Domaine de l'Etat. Cf.
Jean-Philippe PEEMANS, Le role de l'Etat dans la formation du capital au Congo
pendant la période coloniale (1885-1950), 1ère partie,
ETUDES ET DOCUMENTS, n° 7301, UCL, Louvain-la-Neuve, 1973, pp. 8-12.
61 La contrainte publique qui fut un instrument décisif
pour dévaloriser le travail congolais en lui imposant des conditions de
rémunération plus faibles, supprimait la motivation du profit
comme moteur de la croissance de la production et par là même
empêchait les rapports de production de type capitaliste de se
développer de manière autonome dans la société
colonisée. Cf. Jean-Philippe PEEMANS, Le role de l'Etat dans la
formation du capital au Congo pendant la période coloniale, op. cit.,
pp. 16-17.
62 Robert CORNEVIN, Histoire du Congo (Léopoldville),
op. cit. ; Michel MERLIER, Le Congo de la colonisation belge a l
'indépendance, Cahiers libres n° 32-33, Ed. Maspero, Paris, 1962;
André DESAUW, DE L'ETAT ~NDEPENDANT DU CONGO AU ZAIRE en passant par le
Congo-belge et la République démocratique du Congo (1876-1982),
Cercle Royal des Anciens Officiers des Campagnes d'Afrique, Bruxelles, 1984;
Auguste VERBEKEN, M'siri, Roi du Garengaze. L 'homme rouge du Katanga,
Bruxelles, 1956.
des ressources. Ces mesures constituaient une confiscation pure
et simple de la quasi-totalité des terres et la réduction de la
population autochtone dans le role simple de force de travail.
Pourtant, tous ceux qui ont étudié les
sociétés africaines savent qu'il n'existe pas de terres sans
maître en Afrique. Au Congo, note Cornevin, les autochtones
étaient naturellement possesseurs légitimes du sol. Les limites
des terres tribales, terres de chasse et terres de culture, étaient
parfaitement connues60. En réduisant la population autochtone
en simple force de travail soumise a des contraintes administratives et
assujettie a l'impôt en nature, on supprimait par le fait même,
comme le fait remarquer J.-Ph. Peemans, la base matérielle de toute
rationalité économique dans le cadre du
capitalisme61.
A la lumière de l'histoire factuelle de
l'E.I.C.62, il convient d'admettre que la contrainte publique a
déstructuré puis restructuré les modes
pré-coloniaux d'organisation économique, sociale et politique de
la société katangaise. Elle a joué un role
déterminant dans l'établissement des rapports économiques
et sociaux entre une minorité représentant le capital
étranger et une masse de la force de travail africaine. Cela est
perceptible a travers les conflits d'acteurs qui s'y sont manifestés.
L'administration de l'Etat indépendant institua, dans la logique
d'expansion économique pour couvrir les coüts de l'occupation, un
monopole d'Etat qui supprima toute possibilité de contact entre le
commerce et la population autochtone. La réduction de la base d'un
développement ultérieur d'un capitalisme autochtone s'observe
déjà a cette période. De même,
aliénées et réduites au seul role de force de travail sans
stimulant matériel a la production, les populations autochtones
n'étaient plus mues par l'intérêt de la réalisation
du projet de l'administration de l'Etat indépendant. Pour
suppléer a cette indifférence des populations autochtones a
l'égard de l'augmentation de la production, en plus de la contrainte
publique, l'administration de l'Etat indépendant utilisa les
autorités coutumières pour que soit assurée une offre de
travail répondant aux besoins de l'expansion de l'économie de
l'Etat.
Il s'en dégage des jeux d'acteurs susceptibles d'aider a
la compréhension de la structuration de l'ensemble sociétal. Les
acteurs dominants (administration de l'Etat indépendant
60 Robert CORNEVIN, Histoire du Congo (Léopoldville),
Coll. Mondes d'Outre-mer, Série Histoire, Ed. BERGER-LRVRAULT, Paris,
1963, pp. 62-64.
et le capital étranger) subordonnent les acteurs a la
base (la masse populaire) a la réalisation de leurs projets avec l'appui
des acteurs intermédiaires (l'autorité coutumière). La
saisie de l'interaction de ces déterminismes structurels tant sur le
plan des décisions politiques du pouvoir d'Etat que sur celui des
rapports économiques et sociaux qui s'en découlent, permet de
cerner les processus de développement de la société
katangaise.
Dans la problématique des tracés de
frontières du Congo depuis la conférence de Berlin, le roi
Léopold II düt lutter contre les visées anglaises du
Katanga. C'est a ce moment que le roi Léopold II chargea la Compagnie du
Congo pour le Commerce et l'Industrie, C.C.C.I. en sigle, d'organiser une
expédition en vue d'explorer le Katanga. De l'avis de Van der Straeten,
"il apparut que le meilleur moyen d'intéresser les capitaux a une telle
entreprise consistait a créer une sorte de compagnie a charte qui,
animée par des hommes d'affaires décidés et jouissant des
droits et des pouvoirs exceptionnels assurerait l'occupation effective et
l'exploration scientifique de la région minière et sauvegarderait
ainsi les intérêts de l'Etat"63. C'est dans cette
perspective que fut créée la "Compagnie du Katanga" en 1891 pour
explorer la région et organiser directement ou par des filiales
créées a cet effet, la colonisation et l'exploitation du sol et
du sous-sol du Katanga.
Les logiques qui guidèrent la politique de la
contrainte publique et de la consécration de monopole d'Etat sous le
Katanga Léopoldien ont consisté a concentrer le surplus
économique potentiel pour financer le coüt de l'occupation du
territoire et pour assurer a l'Etat une participation active a la constitution
du capital des entreprises de base. C'est dans ce contexte qu'il faut placer
les accords de coopération étroite entre l'Etat et les groupes
financiers belges et internationaux entre 1897 et 1905.
L'accumulation primitive du système Léopoldien
constitue le point de départ de la production capitaliste au Katanga. La
politique de monopole d'Etat avait pour but de mettre en place une
infrastructure susceptible d'attirer au Congo en général et au
Katanga en particulier, le capital financier et industriel étranger.
Pour ce faire, la stratégie consista a, d'une part, étouffer le
capital commercial étranger pour l'empêcher de mobiliser a son
profit le surplus économique potentiel et, d'autre part, polariser les
rapports sociaux entre la bourgeoisie étrangère et la masse
populaire indigène.
A la déstructuration des modes d'organisation de la vie
matérielle katangaise correspond, a travers la contrainte publique,
l'établissement des rapports entre le capital étranger et le
travail autochtone.
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