La limitation des partis était l'une des principales
critiques adressées par l'opposition à Léopold
Sédar Senghor. Dans un souci de démocratisation totale, son
successeur en prend acte et l'abroge. Cette réforme fait
également sortir de l'ombre les multiples partis clandestins,
relativement actifs dans la région de Dakar, qui se sont
appropriés les non-votes et les abstentions lors de l'élection de
1978. Il s'agit pour Diouf de "démystifier" leur importance 8
. La réforme constitutionnelle est expéditive, étant
décidée le 24 avril 1981. Voici ce que stipule la modification de
l'article 3 :
"Les partis politiques concourent à l'expression
du suffrage. Ils sont tenus de respecter la Constitution ainsi que les
principes de la souveraineté nationale et de la démocratie. Il
leur est interdit de s 'identifier à une race, à une ethnie,
à un sexe, à une religion, à une secte, à une
langue, à une région"
Pour les contemporains, cette ouverture politique doit
bénéficier en priorité au RND de l'égyptologue
Cheikh Anta Diop. Ce parti, qualifié de masse et nationaliste, peut
gêner dans un proche avenir l'hégémonie socialiste en
récupérant une partie de son électorat, notamment dans les
milieux urbains. Cette officialisation fait également de l'ombre au PDS,
qui craint de devoir céder sa place d'opposant numéro un. Outre
le RND, on note l'arrivée sur les devants de la scène politique
d'une nébuleuse marxiste. Cette dernière est composée de
nombreux petits partis qui tentaient de déstabiliser autrefois le
pouvoir en infiltrant les syndicats d'opposition.
La balkanisation de l'extrême gauche n'est pas due
à des luttes idéologiques entre les diverses organisations -
même si certaines se réclament du trotskisme, d'autres du
maoïsme, de Moscou ou Tirana - mais à des luttes de personnes,
chacun fondant son parti pour en obtenir la préséance. On pense
ici au PAI, qui implose en 1976 lorsque Majhmout Diop, opposant historique
à Senghor, revient de son exil. Seydou Cissokho, vexé d'avoir
été débarqué de sa présidence, le scinde en
fondant le PAI-Sénégal. Cet exemple parmi tant d'autres est
symbolique du "mal communiste", rongé par les querelles partisanes. Ce
manque de cohésion nuit dès 1981 à la percée d'un
front marxiste dans le débat politique sénégalais, en
dépit de l'effort de rassemblement effectué par Mamadou Dia, via
la Coordination de l'Opposition Sénégalaise Unie (COSU). On
reviendra sur ce fait ultérieurement dans ce chapitre.
Les formations politiques qui émergent de cette
ouverture démocratique ont donc des sensibilités diverses et
variées. On les classe en suivant le triptyque français "gauche",
"centre" et "droite". Ce choix, héritage de la période
senghorienne, ne gêne pas outre mesure les hommes politiques
sénégalais, la majeure partie d'entre eux ayant été
formés... en France. Il n'en va pas de même pour
l'électorat de base, puisqu'il est bien évident que ces
dénominations n'ont aucune pertinence vis-à-vis du quotidien
sénégalais. On juge que cette répartition
idéologique n'est finalement qu"un "emblème administratif pour
obtenir un récépissé". Par exemple, on voit depuis 1976
une très grande similitude entre les programmes PS et PDS. Ils se
réclament pourtant de deux courants antagonistes : le socialisme
progressiste et le libéralisme.
8 "Politiquement, c'était contre productif, car
chaque fois qu'il y avait une élection, et qu'il y avait par exemple 50%
de votants, ce qui n 'est pas étonnant dans un pays
sous-développé, ceux qui n 'étaient pas là disait :
"Vous voyez, ils sont minoritaires. Les 50% restants, c 'est nous ". Alors, on
a aussi voulu démystifier. C'est pourquoi j'ai pris cette
décision là. Mais le Président Senghor, à ce moment
là, n 'était pas content de cette décision que j'ai
prise". Abdou Diouf : entreti ens avec Philippe Sainteny, Emission livre
d'or, RFI, 2005.
On estime ainsi qu'être de "droite", du "centre" ou de
"gauche" au Sénégal n'a de vertu qu'au moment où un
candidat cherche à obtenir des soutiens ou à former des
alliances. L'idéologie française n'est qu'un "critère
d'efficacité clientéliste et de performance électorale ".
Cette impression est confirmée par l'attitude des militants de
base. Bien souvent, ils adhèrent à un parti non pas pour les
thèmes qui y sont développés mais pour le charisme du
secrétaire général. L'aspect idéologique n'a qu'une
part mineure dans le succès d'un parti. Par conséquent, on
répartit généralement les formations
sénégalaises selon leur volonté ou non de coopérer
avec les instances dirigeantes socialistes. En choisissant cette
délimitation, on dispose d'une lisibilité meilleure et plus
réaliste des affinités politiques au Sénégal.
Qu'elles soient de "gauche", "centre" ou "droite", les
formations partisanes sont au nombre de quatorze à la veille des
élections de 1983. Voici la liste exhaustive des nouvelles organisations
qui apparaissent après l'abolition du quadripartisme.
- Le RND obtient son récépissé de la
part du ministre de l'Intérieur le 18 juin 1981. Les deux hommes forts
du parti sont Cheikh Anta Diop et Babacar Niang. Ils militent pour une
"sénégalisation" accrue du pays, avec le développement de
l'utilisation des langues nationales dans les débats publics.
- Le Mouvement Démocratique Populaire (MDP) de Mamadou
Dia voit le jour le 6 juillet. Il se réclame d'un socialisme
autogestionnaire et rallie des compagnons politiques de l'ancien
Président du Conseil, comme Valdiodio Ndiaye, autrefois ministre de
l'Intérieur.
- And Jëf / Mouvement Révolutionnaire pour la
Démocratie de Landing Savané - qui s'est fait remarquer au
début des années 1980 en infiltrant une partie de l'UTLS - est
reconnu aussi le 6 juillet. Il dispose d'un journal officiel, Jaay
Doolé Bi, et revendique un attachement au communisme chinois.
- La Ligue Démocratique de Babacar Sané est
officialisée le 9 juillet.
- Le Parti de l'Indépendance et du Travail - ancien
PAI-Sénégal - de Seydou Cissokho (9 juillet), est à
consonance marxiste-léniniste. Proche du PC de Moscou et Paris, le parti
compte de nombreux sympathisants syndicalistes, tels que Marguette Thiam et
Samba Diouldé Thiam, connus pour avoir dirigé, avec Mamadou Dia,
le journal d'opposition Ande Sopi (Union pour la lutte en wolof).
- L'Union pour la Démocratie Populaire d'Hamdine Racine
Guissé (20 juillet) est issue d'une filiale d'And Jëf. Elle s'en
démarque en accordant sa préférence pour
l'idéologie marxiste albanaise.
- Le Parti Populaire Sénégalais d'Ousmane Wone
(12 octobre)
- L'Organisation Socialiste des Travailleurs (4 février
1982)
- La Ligue Communiste des Travailleurs (8 juillet 1982)
- Le Parti Africain de l'Indépendance des Masses (30
juillet 1982)
En plus de favoriser cette ouverture démocratique,
Abdou Diouf joue la carte de la transparence. Il fait voter la loi sur
l'enrichissement personnel au cours du mois de juillet 1981. Elle vise
principalement non pas les membres de l'opposition, mais bel et bien ceux de la
majorité gouvernementale.