Abdou Diouf, Premier ministre depuis dix années,
succède à Léopold Sédar Senghor le 1er janvier
1981. Cette date a pour avantage de permettre à Diouf de se faire
accepter par la population sénégalaise avant les élections
couplées de 1983. En présence du premier président de la
Cour constitutionnelle, M. Kéba Mbaye, qui l'invite à
"l'ouverture démocratique et (...) à la justice sociale ",
il affirme au cours de son discours d'investiture, "qu 'il sera
l'homme de la fidélité (à Senghor) mais qu'il sera aussi
l'artisan du changement". Le lendemain, il nomme un nouveau Premier
ministre.
Il choisit à la surprise générale Habib
Thiam, âgé de 47 ans, qui est certainement son plus grand ami
1 . Celui-ci n'est cependant pas un inconnu, puisqu'il est
considéré à l'époque comme l'un des principaux
doctrinaires du PS. Tout comme Diouf, il a été formé en
France, à l'Ecole nationale d'outre-mer, avant de rentrer au
Sénégal en 1960. Il est nommé alors directeur du cabinet
du ministre des Affaires Etrangères puis de la Justice. Un temps
à la tête du secrétariat d'Etat à la
présidence de la République, il est élu
député UPS/ PS à partir de 1973. En 1977, Thiam est choisi
pour devenir le président du groupe parlementaire socialiste à
l'Assemblée nationale.
Ce choix déplait fortement à Léopold
Sédar Senghor. En effet, Habib Thiam est tombé en disgrâce
en 1973 sur décision du Président-poète, qui lui reproche
à cette époque des manquements graves dans sa gestion du
département du développement rural 2 . Avant son
départ, seul Moustapha Niasse est recommandé par Senghor pour
accéder à la Primature. D'ailleurs, un accord tacite semble avoir
été conclu entre le Président-poète et son dauphin
constitutionnel pour que le ministre des Affaires Etrangères devienne le
chef du gouvernement après la passation de pouvoir 3.
La nomination de Thiam est donc le premier acte d'affranchissement
d'Abdou Diouf à l'égard de son prédécesseur.
Outre le fait d'avoir à ses cotés son plus
fidèle ami, Abdou Diouf renforce par ce choix la position
présidentielle. Moustapha Niasse, réputé frondeur et
"forte tête", est nettement moins malléable qu'Habib Thiam. Or, le
Président Diouf tient à avoir d'immenses prérogatives et
conduire les affaires du pays. C'est ainsi qu'il décide seul la
composition du nouveau gouvernement, sans consulter au préalable le
Premier ministre 4.
Abdou Diouf table sur la continuité et la prudence. Il
maintient une grande partie de son ancienne équipe. Il n'y a que sept
entrées pour seulement quatre sorties sur vingt membres. Parmi les
entrants, on compte Médoune Fall, Falilou Kane, Djibo Kâ et Oumar
Velé. On note aussi que quatre ministres sont nommés ministre
d'Etat. Parmi eux, on distingue deux fidèles de Senghor (Seck et Badara
Mbengue), un ancien soutien de Babacar Bâ (Adrien Senghor) et un homme
1 Pour Habib Thiam, la constitution de ce binôme à
la tête de l'Etat est la réalisation "d'un rêve
d'adolescent". Habib Thiam, Par devoir et amitié, pp. 16,
Paris, Rocher, 2001.
2 Abdou Latif Coulibaly, Le Sénégal à
l'épreuve de la démocratie ou L'histoire du PS de la naissance
à nos jours, pp. 106, Paris Montréal, L'Harmattan, 1999.
3 Niasse est également persuadé de cette issue.
"Un jour, Moustapha Niasse, alors ministre des Affaires Etrangères,
sûr de sa nomination comme futur Premier ministre, m 'annonce que je
serai son rempla çant. Il l'avait même dit à l'Ambassadeur
de France". Habib Thiam, Par devoir et amitié, pp.15,
Paris, Rocher, 2001
4 Habib Thiam, Par devoir et amitié, pp.18,
Paris, Rocher, 2001.
désavoué par Abdou Diouf (Niasse). Ces titres
honorifiques ont donc pour but de faire taire les rancoeurs et les
critiques.
Voici ci-dessous la composition du premier gouvernement Thiam de
janvier 1981 5 : - Premier ministre : Habib Thiam
- Ministre d'Etat, Ministre des Affaires Culturelles : Assane
Seck
- Ministre d'Etat, Ministre de la Justice : Alioune Badara
Mbengue - Ministre d'Etat, Ministre de l'Equipement : Adrien Senghor
- Ministre d'Etat, Ministre des Affaires Etrangères :
Moustapha Niasse
- Ministre de l'Intérieur : Médoune Fall
- Ministre des Forces Armées : Daouda Sow
- Ministre de l'Economie et des Finances : Ousmane Seck
- Ministre de l'Enseignement Supérieur et Recherches
Scientifiques : Djibril Sené - Ministre de l'Urbanisme, Habitat et
Environnement : Oumar Wele
- Ministre de l'Education Nationale : Abdel Kader Fall
- Ministre déléguée auprès du Premier
ministre : Caroline Diop
- Ministre du Plan et de la Coopération : Louis
Alexandrenne
- Ministre du Développement Rural : Sérigne Lamine
Diop
- Ministre du Développement Industriel et Artisanat :
Cheikh Amidou Kane - Ministre du Commerce : Falilou Kane
- Ministre de l'Information et des
Télécommunications : Djibo Kâ
- Ministre de la Santé Publique : Mamadou Diop
- Ministre de l'Action Sociale : Babacar Diagne
- Ministre de la Fonction publique, de l'Emploi et du Travail :
Alioune Diagne
Quant à Jean Collin, on lui confie le poste
stratégique de secrétaire de la présidence de la
République. Il est désigné plus ou moins officiellement
numéro deux du gouvernement Thiam, et obtient lui aussi le titre de
ministre d'Etat. C'est à partir de 1981 que le cabinet du
Président devient le carrefour incontournable de la politique
sénégalaise. Jean Collin, l'homme de l'ombre, fait et
défait les carrières au sein du PS, en cultivant le
mystère autour de sa propre personne.
On sait juste qu'il est né le 19 septembre 1924
à Paris, et qu'il opte assez rapidement pour une carrière dans
l'administration coloniale. D'abord au Cameroun, puis au Sénégal.
En poste dans le pays lors de l'indépendance du 4 avril 1960, il est
l'un des rares blancs à opter pour la nationalité
sénégalaise. Sa formation française, sa rigueur et son
sens de la discrétion en font très vite un homme indispensable
pour Senghor. Ses origines et sa couleur de peau, l'écartant de
facto d'un destin présidentiel, renforcent son image d'allié
sûr et incorruptible. Ministre des Finances de 1964 à 1971, il
passe ensuite dix années au ministère de l'Intérieur. Il
se construit au cours de ses longues magistratures une importante
clientèle et un très efficace réseau de renseignement,
qu'il bonifie avec sa montée progressive dans l'organigramme PS, au
même rythme qu'Abdou Diouf. Cette nomination apparaît donc comme
une récompense, au vu du rôle joué par Jean Collin dans le
départ "précipité" de Senghor 6.
5 Pierre Biarnès, "La plupart des ministres
reconduits ", Le Monde, 4 j anvier 1981 et "Abdou Diouf va jouer
l'ouverture", Jeune Afrique, n° 1045, 14 janvier 1981.
6 Cette nomination confirme qu'Habib Thiam n'a pas
été consulté pour la composition de "son" gouvernement. En
effet, Collin et Thiam se détestent ouvertement depuis le début
des années 1970, époque durant laquelle Collin était aux
Finances et Thiam au ministère du Plan. Habib Thiam, Par devoir et
amitié, pp.45, Paris, Rocher, 2001.
En outre, le nouveau Président de la République
a besoin d'avoir à ses cotés son "éminence grise" et des
hommes fidèles, appartenant comme lui à la première
génération des technocrates de 1970 - tels que Thiam, Niasse ou
Djibo Kâ - pour mettre en place une véritable "politique du
changement" de manière à ne plus être
considéré comme le simple "successeur de Senghor". Abdou Diouf
n'a en effet aucune légitimité électorale et il lui est
bien difficile de justifier auprès de l'opposition la non-tenue
d'élections anticipées. Cependant, alors que des voix
s'élèvent pour condamner ce "coup d'Etat constitutionnel", Diouf
ne se démonte pas et adopte la même attitude politique que son
prédécesseur. Dès le 14 janvier 1981, soit à peine
deux semaines après son arrivée au palais présidentiel, il
cumule le rôle de chef d'Etat et de parti en se faisant nommer
secrétaire général du PS 7. Il
perpétue la tradition sénégalaise - qui est aussi celle de
l'Afrique politique dans sa grande majorité - de "l'Etat-parti". Le
même jour, on accorde à Léopold Sédar Senghor un
poste sans aucune valeur décisionnelle : il devient Président
d'honneur du PS.
Nonobstant sa position dominante, "le dauphin
constitutionnel" cherche à légitimer sa présence à
la tête de l'Etat. Aussi bien vis-à-vis des opposants,
désireux de voir l'avènement d'un véritable pluralisme
politique, que des historiques socialistes, qui ont accompagné Senghor
depuis la création du BDS en 1948. En effet, "les barons" ont
été quelque peu irrités par le choix de l'ancien
Président, qui a privilégié les compétences
technocratiques de "la génération de 1970" à la
filière partisane traditionnelle. Abdou Diouf n'a donc pas l'appui
unanime du PS et doit se former une clientèle stable et solide pour
sortir de son isolement. Il la bâtit grâce à un jeu de
séduction politique, reposant sur des décisions novatrices, qui
tranchent avec celles de son prédécesseur.
2. Abdou Diouf et la "réconciliation
politique nationale" :
Comme on l'a vu précédemment, la fin de la
présidence de Senghor est marquée par l'avènement du
SUDES, syndicat indépendant d'enseignants crée en 1976, qui
réclame principalement une amélioration des salaires et des
conditions d'étude. Devant le manque d'ouverture du gouvernement, le
syndicat déclenche une première grève, dite
d'avertissement, le 13 mai 1980, suivie à hauteur de 70 % par le
personnel enseignant. Le mouvement perdure et se durcit. Il prône un
boycott total des notes et l'annulation de l'année scolaire. Le pouvoir
en place réagit et prend des sanctions à l'encontre des
grévistes, renvoyant notamment 29 syndicalistes.
Mais la crise continue, le SUDES se présentant comme
le principal opposant au régime senghoriste. Il mène deux
journées d'action, le 25 octobre 1980 et le 21 décembre, qui
obtiennent des succès assez conséquents au niveau de la
participation. Ces réussites révèlent la place qu'ont pris
les groupes à doctrine marxiste au sein de l'opposition. En effet, les
milieux universitaires, et plus généralement intellectuels, sont
réputés pour être des foyers de l'extrême gauche. Il
n'est donc pas étonnant de constater que les deux premiers dirigeants du
SUDES sont affiliés à des partis marxistes, non reconnus par le
pouvoir senghorien. Magatte Thiam, secrétaire général du
SUDES jusqu'en 1979, est membre du PAI-Sénégal. Son successeur,
Mamadou Ndoye, fait parti de la Ligue Démocratique. L'affiliation d'un
syndicat à un courant politique n'est cependant pas
7 "Senghor président d'honneur, Diouf
secrétaire général", Le Soleil, 16 janvier 1981.
une spécialité communiste. La CNTS,
malgré son détachement officiel du PS après 1976, reste
ostensiblement pro-socialiste tandis que l'Union des Travailleurs Libres du
Sénégal (UTLS) de Mamadou Puritain Fall, reconnue le 5 janvier
1977, parait avoir des liens plus ou moins privilégiés, suivant
les périodes, avec le PDS d'Abdoulaye Wade.
Dans son souci de fédérer autour de sa personne
un maximum de Sénégalais, Abdou Diouf affirme rapidement sa
volonté de résoudre la crise universitaire. Dans son premier
message à la nation du 1 er janvier 1981, il signale que "le secteur
de l'éducation est une priorité pour le gouvernement du
Sénégal ". Il expose ensuite ses intentions à
très court terme :
"Des correctifs immédiats vont être
apportés en ce qui concerne les jeunes universitaires
diplômés qui ne trouvent pas de travail (...) Le temps est venu de
faire un bilan exhaustif de la loi d'orientation en matière
d'éducation (...) le gouvernement provoquera, rapidement, sous
l'égide du ministre de l'Education Nationale, une large concertation sur
ces problèmes essentiels. Participeront à ces Etats
généraux de l'éducation les ministres et administrations
concernés, les syndicats d'enseignements, les associations de parents
d'élèves, le secteur privé (...) ils auront pour seul
souci le bien public, le progrès de l'école
sénégalaise, le développement de la nation".
Le terme d'Etats généraux est symbolique. Il
ouvre le chemin du dialogue. La rhétorique présidentielle est
séduisante, et plait au principal intéressé par cette
annonce, le SUDES. Le syndicat approuve et la réunion est
organisée dans un laps de temps record, puisque "les états
Généraux de l'Éducation et de la Formation" se
déroulent du 28 janvier au 1er février 1981. Comme promis par
Abdou Diouf, ce sommet historique rassemble l'ensemble des personnes et
organisations intéressées par le processus éducatif. On
constate la présence d'enseignants, chercheurs, membres du gouvernement,
syndicats, parents d'élèves, religieux et étudiants.
Chargés de définir les lacunes du
système éducatif sénégalais, les Etats
généraux évoquent les moyens de créer "une
école nouvelle, démocratique et populaire", adaptée aux
réalités sénégalaises, quelles soient sociales ou
économiques. La volonté de promouvoir l'utilisation des langues
nationales, telles que le wolof, parlé par plus de 70 % de la
population, est au centre de tous les débats. La "décolonisation
de l'université et de la recherche" est aussi souhaitée.
L'omniprésence de "l'assistance technique française" est de ce
fait clairement condamnée. L'objectif avoué de cette
"sénégalisation" de l'enseignement est d'offrir des postes
à de nombreux diplômés sans travail. Les Etats
généraux portent ainsi un message d'espoir à une jeunesse
sénégalaise frappée de plein fouet par la crise
économique de la fin des années 1970.
Les différents membres présents sont satisfaits
des conclusions tirées de cette réunion, qui doit aboutir
à la création d'une "école nouvelle". Le SUDES affiche son
optimisme quant à la volonté de la Commission Nationale de
Réforme (CNREF) de modifier en profondeur l'enseignement
sénégalais, pendant que le gouvernement se félicite
d'avoir débloquer une situation tendue. Abdou Diouf arrive donc, en
l'espace d'un mois, à amadouer des mouvements situés "à
l'extrême gauche", généralement hostiles au pouvoir
socialiste. Il prouve qu'il est capable d'entamer un dialogue constructif avec
des opposants, en respectant les règles du jeu démocratique.
L'avènement du multipartisme intégral s'inscrit dans cette
logique. C'est Habib Thiam qui l'annonce le 30 janvier 1981, le jour de sa
déclaration de politique générale.