Le Sénégal est à l'arrivée de
Diouf un Etat paralysé économiquement par la corruption et les
pots de vin. Comme le démontre J.P Oliver de Sardan, dans son
étude sur "l'économie morale de la corruption en Afrique ",
ces procédés ont pour caractéristique - que ce soit
au Sénégal ou dans la très grande majorité des pays
d'Afrique noire francophone - d'être communément employés
dans les rapports commerciaux, l'administration ou les milieux politiques. Ce
"sport africain" met à mal par sa pratique tout investissement public,
augmente les coûts du moindre projet, favorise l'inflation à
l'intérieur du pays et contribue à la dette extérieure du
Sénégal.
Pour relancer la machine sénégalaise, Diouf
estime que les mentalités doivent changer. Il veut "moraliser" la vie
politique et économique de la nation, pour soulager les finances de
l'Etat et satisfaire les bailleurs de fonds. Le PS a pour impératif, en
tant que parti au pouvoir depuis presque trente ans, de montrer l'exemple.
La loi contre l'enrichissement personnel souhaite lutter
contre toutes les formes de "gaspillages du patrimoine national".
L'enrichissement illicite devient un délit, notifié par
l'article 163 bis du Code pénal. Dorénavant, un homme
accusé de fraude est dans l'obligation de justifier l'origine de la
totalité de ses revenus, sous peine de poursuite. La délation est
même encouragée pour débusquer les malfaiteurs :
"Toutes les personnes qui révèlent des faits de corruption
sont exemptées de toute poursuite" 9.
Pour mener à bien la volonté d'Abdou Diouf, on
donne un rôle accru aux agents de l'Etat, chargés de rechercher et
de constater les délits. Ils sont aidés dans leur mission par une
cour de répression de l'enrichissement illicite - composée d'un
Président et de quatre assesseurs - spécialement crée pour
l'occasion. Mais leur travail s'avère rapidement bien difficile, les
faits rétrospectifs à la loi étant "amnistiés".
Néanmoins, la nouvelle législation recherche,
en traquant les corrupteurs ou les corrompus, "à éviter la
paralysie du développement qui sape l'économie du pays"
10 . Abdou Diouf espère de cette façon
déstabiliser - et même annihiler - les réseaux
clientélistes des "barons" du PS, ces derniers étant trop
indépendants à son goût. En contrôlant les flux
économiques de ces personnes, il veut réduire leur puissance de
contestation et s'affirmer comme le dirigeant incontesté du parti. C'est
pourquoi le secrétaire général socialiste prend un ton
menaçant dans son discours prononcé le 26 juillet 1981, lors du
conseil national du PS : "je veillerai personnellement à ce que la
loi soit appliquée sans faiblesse, quelles que soient les personnes
mises en cause".
En théorie, cette loi marque la fin de la corruption
politique généralisée au Sénégal. En
théorie seulement, puisque la loi est très peu appliquée
11. Le Sénégal n'a pas les moyens - ni une
volonté réelle - de s'attaquer à cette pratique largement
répandue, qui touche l'ensemble de la société
sénégalaise. La gangrène étant
générale, l'effet de cette loi ne peut avoir que des
résultats limités, voire insignifiants 12.
Finalement, toute la propagande faite autour de cette moralisation de la
vie économique et partisane n'a pour seul but que de rappeler à
l'ordre certains cadres politiques, sans pour autant avoir une quelconque
intention de les soumettre à la justice. Cette mesure participe
toutefois au prestige du nouveau Président. Il donne à l'ensemble
du pays l'image d'un politique droit et honnête. Il profite aussi, comme
on l'a dit antérieurement, de la division de la contestation politique
provoquée par l'avènement du multipartisme intégral le 24
avril 1981. Abdou Diouf jouit par conséquent d'un "état de
grâce". Il le bonifie à l'aide de prestations internationales
9 "L'enrichissement illicite. L'esprit de la loi", Le Soleil,
1er juillet 1981.
10 "La loi sera appliquée sans faiblesse", Le
Soleil, 27 juillet 1981.
11 Cette loi ne condamnera que ... trois personnes, toutes au
début de la présidence dioufiste. Pour certains, cette loi n'a
été qu'un prétexte pour intimider les adversaires d'Abdou
Diouf, notamment les sympathisants de Babacar Bâ. Abdou Latif Coulibaly
note que l'inculpation la plus lourde a été portée contre
Bécaye Sène, ancien directeur de la Banque de l'habitat du
Sénégal, considéré comme un proche de Bâ.
Abdou Latif Coulibaly, Le Sénégal à l'épreuve
de la démocratie ou L'histoire du PS de la naissance à nos jours,
Paris Montréal, L'Harmattan, 1999.
12 "Je voulais moraliser et je voulais plus de justice,
plus de solidarité, plus d'équité. Il y avait des choses
qui me choquaient, auxquelles je voulais mettre fin (...) j'ai crée le
tribunal d'enrichissement illicite. Ca a été un échec, je
le dis tout de suite. Je n 'ai pas été suivi ". Abdou Diouf :
entretiens avec Philippe Sainteny, Emission livre d'or, RFI, 2005.
choisies et convaincantes.