5.5. La victoire d'Abdoulaye Wade :
Les premiers résultats, relayés dans la
soirée du 19 mars 2000 par diverses radios sénégalaises,
annoncent une écrasante victoire du camp de l'alternance. Dans les
grandes agglomérations, le peuple chante en coeur à la gloire du
sopi tout en attendant avec angoisse une réaction du palais
présidentiel. En dépit des multiples garanties formulées
par Diouf au cours des derniers jours de campagne 203 , la population craint
que le Président ne se résigne pas à abandonner le
pouvoir.
Informé par son ami Habib Thiam, le candidat socialiste
apprend aux environs de minuit que
201 Dans la région de Kaolack, Abdoulaye Wade passe de
13,81 % le 27 février à 55,13 % le 19 mars 2000.
202 Abdoulaye Wade gagne toutefois dans son département
natal de Kébémer, avec 53,12 % des voix.
203 "(En cas de défaite) le président Abdou
Diouf prendra sa retraite politique définitivement, sans regarder en
arrière. En ce moment-là, je considérais que j 'ai fait ce
que je devais faire pour mon pays, avec mes moyens humains, des
réussites et des échecs, des forces et des faiblesses. En tout
cas, je ne regarderai pas en arrière. Je ne jugerai même pas les
actes de mon successeur". (242) Le Soleil, 6 mars 2000.
sa défaite est irréversible 204 . Il semble que
Diouf désire alors très rapidement publier un communiqué
reconnaissant sa défaite pour empêcher quelques esprits
mal-intentionnés, dont "plusieurs ministres et membres du bureau
politique du PS" (244), de proclamer contre toute logique la victoire
dioufiste 205.
Dans la matinée du 20 mars 2000, Abdou Diouf appelle
et félicite l'heureux vainqueur. L'initiative du second Président
de la République sénégalaise ouvre la voie à une
passation de pouvoir paisible et sans histoire. Si certains ont vu dans le
choix d'Abdou Diouf un acte intéressé, "pour
s'aménager une porte de sortie honorable" 206 , on voit
plutôt dans ce geste la haute conscience démocratique du chef de
l'Etat sénégalais, qui corrobore avec les nombreuses initiatives
dioufistes accomplies durant vingt ans en faveur de l'ouverture politique du
régime.
Bien que ce coup de fil ait eu plusieurs
précédents en Afrique 207 , l'écho favorable qu'il
reçoit à travers le monde permet à Abdou Diouf de
retrouver une renommée internationale quelque peu entamée depuis
la fin des années 1980. Il fait à présent
l'unanimité, tous les chefs d'Etat étrangers saluant aussi bien
la victoire wadiste que la dignité dioufiste 208 . Jeune Afrique,
très critique à l'égard de Diouf durant les derniers
mois de son mandat, adopte même un ton dithyrambique : "la
vérité est que le grand vain queur, aussi paradoxal que cela
puisse paraître, a bien été M. Abdou Diouf, le
Président sortant. Pour rendre à M. Diouf ce qui lui revient, il
faut crier sur tous les toits que c'est bien lui le vain queur quant au respect
des principes démocratiques" 209.
Le PS, qui tenait le pouvoir depuis l'ascension de Senghor
à la fin des années 1940, est quant à lui le grand perdant
des élections. La formation socialiste a été dans
l'incapacité de répondre aux bouleversements sociologiques du
pays et d'adapter son discours à un électorat de plus en plus
jeune et urbain, comme l'explique très bien Momar-Coumba Diop, Mamadou
Diouf et Aminata Diaw : "la complexité acquise par la
société sénégalaise au cours des vingt
dernières années a donné naissance à des groupes
d'une extraordinaire diversité. Groupes qui échappaient
totalement à la sociologie politique du PS et à ses modes de
mobilisation, de récompense, de sanction et, bien sûr, de
construction clientéliste" 210.
Outre cette incapacité du PS à capter les voix
de la nouvelle génération sénégalaise, cette
défaite s'explique également par la mise en place de garde-fous,
officiels ou officieux, qui ont garanti peu à peu la transparence des
élections à partir du milieu des années 1990. L'alternance
politique a donc été favorisée par :
- Une administration sénégalaise moins partisane,
contrôlée par des "jeunes massivement engagés dans les
procédures de surveillances des élections" et le ministre de
l'Intérieur, qui en dépit de son rôle ambigu dans
204 "Mon dispositif était fiable et je lui
communiquais les chiffres que j'obtenais au fur et à mesure : à
21 heures, ils étaient mauvais ; à minuit, la cause était
entendue. Abdou avait perdu, nous avions été battus aux
élections présidentielles". Habib Thiam, Par devoir et
amitié, pp.215, Paris, Rocher, 2001.
205 Les médias d'Etat refusent également dans
un premier temps de reconnaître la victoire wadiste. La RTS, par exemple,
au lieu de diffuser dans la soirée du 19 mars les scènes de
liesse dans le pays, préfère consacrer ses programmes... à
une émission musicale. Alioune Tine, secrétaire
général de la RADDHO, "Déclaration sur le
deuxième tour de scrutin de l'élection présidentielle du
19 mars 2000 au Sénégal", 2000.
206 Diop-Diouf-Diaw, "Le baobab a été
déraciné : L'alternance au Sénégal", PoA 78,
juin 2000.
207 Jeune Afrique évoque l'exemple cap-verdien de
1991 ou sud-africain de 1994. Francis Kpatindé, "De l'égo des
Sénégalais", Jeune Afrique, 28 mars 2000.
208 "Jacques Chirac félicite Abdoulaye Wade et rend
hommage à Abdou Diouf" et "Boutros-Boutros Ghali : une belle
leçon de démocratie ", Le Soleil, 22 mars 2000.
209 "Chapeau, le Sénégal !", Jeune
Afrique, 4 avril 2000.
210 Diop-Diouf-Diaw, "Le baobab a été
déraciné : L'alternance au Sénégal", PoA 78,
juin 2000.
l'affaire des cartes israéliennes, "a beaucoup
contribué à réhabiliter l'image des agents de l'Etat"
211
- Le poids des radios privées, qui par
l'intermédiaire de leurs envoyés spéciaux, ont
communiqué minute par minute les résultats des bureaux de vote en
direct, "rendant pratiquement impossible toute manipulation" 212
- L'emploi massif de téléphones cellulaires,
qui a permis aux délégués de chaque parti de transmettre
en temps réel les résultats à leurs états-majors et
aux journalistes de communiquer à leur rédaction toute tentative
de fraude. Par exemple, "des enveloppes déjà
apprêtées, avec un bulletin du candidat Abdou Diouf, ont
été trouvées à Pikine notamment, à Dalifort
et à Castor, mais la diffusion rapide de l'information par les radios a
permis de faire les correctifs nécessaires" 213
- L'action de l'ONEL qui, comme en 1998, a fait preuve
d'objectivité et a "alerté, interpellé, corrigé
et même proposé des sanctions" à l'attention des
administrateurs et citoyens récalcitrants
- La vigilance du FTRE, qui grâce à l'apport de
branches dissidentes socialistes, à savoir Djibo Kâ et surtout
Moustapha Niasse, a déjoué toutes les tentatives de "fraudes
industrielles" du PS
Grâce à ces gardes-fous, le peuple
sénégalais, lassé par vingt ans de paupérisation, a
pu opter
pour l'alternance politique. Abdou Diouf, symbole des
années noires du Sénégal, est aussi emporté par
l'usure du pouvoir, phénomène naturel dans toute
démocratie. Malgré son image
rassurante, son bon bilan démocratique, les
avancées notables dans le processus paix casamançais, le
redressement économique constaté durant les dernières
années de sa
présidence etc... un gouffre sépare en 2000 Diouf
des Sénégalais. Ces derniers aspirent à un changement de
personne à la tête de l'Etat. Dans leur esprit, Abdou Diouf
appartient au passé,
Abdoulaye Wade incarne l'espoir d'un avenir meilleur.
"A notre avis, écrit Assane Seck, Abdou
Diouf a été vaincu, non pas tant par de trop mauvaises
performances politiques, économiques ou sociales, mais par la
volonté exprimée de prolonger la durée de sa magistrature,
déjà trop longue, négligeant le fait que le temps use
toutes choses, si solides, si belles soient-elles" 214.
Pendant deux décennies, Diouf et Wade se sont combattus,
critiqués mais aussi estimés. C'est
pourquoi l'ancien et le nouveau Président oeuvrent
ensembles après le 19 mars pour assurer une transition en douceur, afin
que Abdoulaye Wade soit considéré le jour de son investiture
comme le Président de tous les Sénégalais. De
manière à rassurer le camp socialiste, Wade
rend une visite symbolique à la mère d'Abdou
Diouf avant d'aller le lendemain à la rencontre de son
prédécesseur au palais présidentiel 215 . Il multiplie
aussi les déclarations garantissant
qu'aucune "chasse aux sorcières" ne sera entreprise
envers les anciens dirigeants du pays. De son coté, Diouf observe un
silence presque total, attitude qu'il justifiera quelques années plus
tard : "je m'étais fixé une règle : il a
gagné, je ne veux plus qu'on entende ma voix, je ne veux plus être
au-devant de la scène" 216.
C'est avec une discrétion absolue qu'Abdou Diouf
prépare sa sortie, mais aussi le triomphe
d'Abdoulaye Wade, ses derniers jours à la tête de
l'Etat étant consacrés à... l'organisation de la
cérémonie d'investiture du 4 avril 2000. Cependant, il n'assiste
pas à la prestation de serment,
son successeur l'ayant invité à représenter
le Sénégal au Caire pour le premier sommet Afrique-Europe,
"excellente occasion pour Diouf de dire adieu à ses pairs"
217.
211 Alioune Tine, secrétaire général de la
RADDHO, "Déclaration sur le deuxième tour de scrutin de
l'élection présidentielle du 19 mars 2000 au
Sénégal", 2000.
212 Zyad Limam, "Un moment d'histoire africaine", Jeune
Afrique, 28 mars 2000.
213 Alioune Tine, secrétaire général de la
RADDHO, "Déclaration sur le deuxième tour de scrutin de
l'élection présidentielle du 19 mars 2000 au
Sénégal", 2000.
214 Assane Seck, Sénégal, émergence
d'une démocratie moderne (1945-2005) : un itinéraire politique,
Paris, Karthala, 2005.
215 "Visite de courtoisie de Me Wade à Adja Coumba
Dème", Le soleil, 22 mars 2000 et "Diouf- Wade :
première rencontre", Le Soleil, 23 mars 2000.
216 Abdou Diouf : entretiens avec Philippe Sainteny,
Emission livre d'or, RFI, 2005.
217 Francis Kpatindé, "Que va faire Diouf ?",
Jeune Afrique, 4 avril 2000.
Cette passation de pouvoir consensuelle est donc un exemple
pour l'Afrique, qui contraste avec la dureté du coup d'Etat ivoirien. En
s'envolant pour Le Caire, Abdou Diouf quitte ses fonctions
présidentielles avec simplicité et dignité, à
l'instar de Léopold Sédar Senghor vingt ans plus tôt
218.
218 "Abdou Diouf : je te téléphonerai, Monsieur
le Président", Le Soleil, 4 avril 2000.
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