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L'alternance politique au Sénégal : 1980-2000

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par Adrien THOUVENEL-AVENAS
Université Sorbonne Paris IV - Master 2 2007
  

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5.5. La victoire d'Abdoulaye Wade :

Les premiers résultats, relayés dans la soirée du 19 mars 2000 par diverses radios sénégalaises, annoncent une écrasante victoire du camp de l'alternance. Dans les grandes agglomérations, le peuple chante en coeur à la gloire du sopi tout en attendant avec angoisse une réaction du palais présidentiel. En dépit des multiples garanties formulées par Diouf au cours des derniers jours de campagne 203 , la population craint que le Président ne se résigne pas à abandonner le pouvoir.

Informé par son ami Habib Thiam, le candidat socialiste apprend aux environs de minuit que

201 Dans la région de Kaolack, Abdoulaye Wade passe de 13,81 % le 27 février à 55,13 % le 19 mars 2000.

202 Abdoulaye Wade gagne toutefois dans son département natal de Kébémer, avec 53,12 % des voix.

203 "(En cas de défaite) le président Abdou Diouf prendra sa retraite politique définitivement, sans regarder en arrière. En ce moment-là, je considérais que j 'ai fait ce que je devais faire pour mon pays, avec mes moyens humains, des réussites et des échecs, des forces et des faiblesses. En tout cas, je ne regarderai pas en arrière. Je ne jugerai même pas les actes de mon successeur". (242) Le Soleil, 6 mars 2000.

sa défaite est irréversible 204 . Il semble que Diouf désire alors très rapidement publier un communiqué reconnaissant sa défaite pour empêcher quelques esprits mal-intentionnés, dont "plusieurs ministres et membres du bureau politique du PS" (244), de proclamer contre toute logique la victoire dioufiste 205.

Dans la matinée du 20 mars 2000, Abdou Diouf appelle et félicite l'heureux vainqueur. L'initiative du second Président de la République sénégalaise ouvre la voie à une passation de pouvoir paisible et sans histoire. Si certains ont vu dans le choix d'Abdou Diouf un acte intéressé, "pour s'aménager une porte de sortie honorable" 206 , on voit plutôt dans ce geste la haute conscience démocratique du chef de l'Etat sénégalais, qui corrobore avec les nombreuses initiatives dioufistes accomplies durant vingt ans en faveur de l'ouverture politique du régime.

Bien que ce coup de fil ait eu plusieurs précédents en Afrique 207 , l'écho favorable qu'il reçoit à travers le monde permet à Abdou Diouf de retrouver une renommée internationale quelque peu entamée depuis la fin des années 1980. Il fait à présent l'unanimité, tous les chefs d'Etat étrangers saluant aussi bien la victoire wadiste que la dignité dioufiste 208 . Jeune Afrique, très critique à l'égard de Diouf durant les derniers mois de son mandat, adopte même un ton dithyrambique : "la vérité est que le grand vain queur, aussi paradoxal que cela puisse paraître, a bien été M. Abdou Diouf, le Président sortant. Pour rendre à M. Diouf ce qui lui revient, il faut crier sur tous les toits que c'est bien lui le vain queur quant au respect des principes démocratiques" 209.

Le PS, qui tenait le pouvoir depuis l'ascension de Senghor à la fin des années 1940, est quant à lui le grand perdant des élections. La formation socialiste a été dans l'incapacité de répondre aux bouleversements sociologiques du pays et d'adapter son discours à un électorat de plus en plus jeune et urbain, comme l'explique très bien Momar-Coumba Diop, Mamadou Diouf et Aminata Diaw : "la complexité acquise par la société sénégalaise au cours des vingt dernières années a donné naissance à des groupes d'une extraordinaire diversité. Groupes qui échappaient totalement à la sociologie politique du PS et à ses modes de mobilisation, de récompense, de sanction et, bien sûr, de construction clientéliste" 210.

Outre cette incapacité du PS à capter les voix de la nouvelle génération sénégalaise, cette défaite s'explique également par la mise en place de garde-fous, officiels ou officieux, qui ont garanti peu à peu la transparence des élections à partir du milieu des années 1990. L'alternance politique a donc été favorisée par :

- Une administration sénégalaise moins partisane, contrôlée par des "jeunes massivement engagés dans les procédures de surveillances des élections" et le ministre de l'Intérieur, qui en dépit de son rôle ambigu dans

204 "Mon dispositif était fiable et je lui communiquais les chiffres que j'obtenais au fur et à mesure : à 21 heures, ils étaient mauvais ; à minuit, la cause était entendue. Abdou avait perdu, nous avions été battus aux élections présidentielles". Habib Thiam, Par devoir et amitié, pp.215, Paris, Rocher, 2001.

205 Les médias d'Etat refusent également dans un premier temps de reconnaître la victoire wadiste. La RTS, par exemple, au lieu de diffuser dans la soirée du 19 mars les scènes de liesse dans le pays, préfère consacrer ses programmes... à une émission musicale. Alioune Tine, secrétaire général de la RADDHO, "Déclaration sur le deuxième tour de scrutin de l'élection présidentielle du 19 mars 2000 au Sénégal", 2000.

206 Diop-Diouf-Diaw, "Le baobab a été déraciné : L'alternance au Sénégal", PoA 78, juin 2000.

207 Jeune Afrique évoque l'exemple cap-verdien de 1991 ou sud-africain de 1994. Francis Kpatindé, "De l'égo des Sénégalais", Jeune Afrique, 28 mars 2000.

208 "Jacques Chirac félicite Abdoulaye Wade et rend hommage à Abdou Diouf" et "Boutros-Boutros Ghali : une belle leçon de démocratie ", Le Soleil, 22 mars 2000.

209 "Chapeau, le Sénégal !", Jeune Afrique, 4 avril 2000.

210 Diop-Diouf-Diaw, "Le baobab a été déraciné : L'alternance au Sénégal", PoA 78, juin 2000.

l'affaire des cartes israéliennes, "a beaucoup contribué à réhabiliter l'image des agents de l'Etat" 211

- Le poids des radios privées, qui par l'intermédiaire de leurs envoyés spéciaux, ont communiqué minute par minute les résultats des bureaux de vote en direct, "rendant pratiquement impossible toute manipulation" 212

- L'emploi massif de téléphones cellulaires, qui a permis aux délégués de chaque parti de transmettre en temps réel les résultats à leurs états-majors et aux journalistes de communiquer à leur rédaction toute tentative de fraude. Par exemple, "des enveloppes déjà apprêtées, avec un bulletin du candidat Abdou Diouf, ont été trouvées à Pikine notamment, à Dalifort et à Castor, mais la diffusion rapide de l'information par les radios a permis de faire les correctifs nécessaires" 213

- L'action de l'ONEL qui, comme en 1998, a fait preuve d'objectivité et a "alerté, interpellé, corrigé et même proposé des sanctions" à l'attention des administrateurs et citoyens récalcitrants

- La vigilance du FTRE, qui grâce à l'apport de branches dissidentes socialistes, à savoir Djibo Kâ et surtout Moustapha Niasse, a déjoué toutes les tentatives de "fraudes industrielles" du PS

Grâce à ces gardes-fous, le peuple sénégalais, lassé par vingt ans de paupérisation, a pu opter

pour l'alternance politique. Abdou Diouf, symbole des années noires du Sénégal, est aussi emporté par l'usure du pouvoir, phénomène naturel dans toute démocratie. Malgré son image

rassurante, son bon bilan démocratique, les avancées notables dans le processus paix casamançais, le redressement économique constaté durant les dernières années de sa

présidence etc... un gouffre sépare en 2000 Diouf des Sénégalais. Ces derniers aspirent à un changement de personne à la tête de l'Etat. Dans leur esprit, Abdou Diouf appartient au passé,

Abdoulaye Wade incarne l'espoir d'un avenir meilleur.

"A notre avis, écrit Assane Seck, Abdou Diouf a été vaincu, non pas tant par de trop mauvaises performances politiques, économiques ou sociales, mais par la volonté exprimée de prolonger la durée de sa magistrature, déjà trop longue, négligeant le fait que le temps use toutes choses, si solides, si belles soient-elles" 214.

Pendant deux décennies, Diouf et Wade se sont combattus, critiqués mais aussi estimés. C'est

pourquoi l'ancien et le nouveau Président oeuvrent ensembles après le 19 mars pour assurer une transition en douceur, afin que Abdoulaye Wade soit considéré le jour de son investiture comme le Président de tous les Sénégalais. De manière à rassurer le camp socialiste, Wade

rend une visite symbolique à la mère d'Abdou Diouf avant d'aller le lendemain à la rencontre de son prédécesseur au palais présidentiel 215 . Il multiplie aussi les déclarations garantissant

qu'aucune "chasse aux sorcières" ne sera entreprise envers les anciens dirigeants du pays. De son coté, Diouf observe un silence presque total, attitude qu'il justifiera quelques années plus

tard : "je m'étais fixé une règle : il a gagné, je ne veux plus qu'on entende ma voix, je ne veux plus être au-devant de la scène" 216.

C'est avec une discrétion absolue qu'Abdou Diouf prépare sa sortie, mais aussi le triomphe

d'Abdoulaye Wade, ses derniers jours à la tête de l'Etat étant consacrés à... l'organisation de la cérémonie d'investiture du 4 avril 2000. Cependant, il n'assiste pas à la prestation de serment,

son successeur l'ayant invité à représenter le Sénégal au Caire pour le premier sommet Afrique-Europe, "excellente occasion pour Diouf de dire adieu à ses pairs" 217.

211 Alioune Tine, secrétaire général de la RADDHO, "Déclaration sur le deuxième tour de scrutin de l'élection présidentielle du 19 mars 2000 au Sénégal", 2000.

212 Zyad Limam, "Un moment d'histoire africaine", Jeune Afrique, 28 mars 2000.

213 Alioune Tine, secrétaire général de la RADDHO, "Déclaration sur le deuxième tour de scrutin de l'élection présidentielle du 19 mars 2000 au Sénégal", 2000.

214 Assane Seck, Sénégal, émergence d'une démocratie moderne (1945-2005) : un itinéraire politique, Paris, Karthala, 2005.

215 "Visite de courtoisie de Me Wade à Adja Coumba Dème", Le soleil, 22 mars 2000 et "Diouf- Wade : première rencontre", Le Soleil, 23 mars 2000.

216 Abdou Diouf : entretiens avec Philippe Sainteny, Emission livre d'or, RFI, 2005.

217 Francis Kpatindé, "Que va faire Diouf ?", Jeune Afrique, 4 avril 2000.

Cette passation de pouvoir consensuelle est donc un exemple pour l'Afrique, qui contraste avec la dureté du coup d'Etat ivoirien. En s'envolant pour Le Caire, Abdou Diouf quitte ses fonctions présidentielles avec simplicité et dignité, à l'instar de Léopold Sédar Senghor vingt ans plus tôt 218.

218 "Abdou Diouf : je te téléphonerai, Monsieur le Président", Le Soleil, 4 avril 2000.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry