Conclusion
L'alternance politique du 19 mars 2000 marque le changement
d'une époque. Abdou Diouf, Président en place depuis 1980, est
invité par le peuple sénégalais a quitté le
pouvoir. Bien qu'il soit battu par son ennemi politique de toujours, Abdoulaye
Wade, la passation de pouvoir est courtoise, voire chaleureuse.
L'exemplarité de cet évènement, qui tranche avec la
situation ivoirienne, surprend agréablement les contemporains. Pour eux,
le Sénégal est redevenu "la vitrine démocratique de
l'Afrique ".
Quel sens donner à cette alternance politique ? Le
sopi véhicule-t-il une volonté de changement profond de
la société sénégalaise, où prône-t-il
simplement des changements d'hommes à la tête de l'Etat ? La
complexité idéologique du front anti-dioufiste victorieux,
composé de libéraux, marxistes et nationalistes, renforce les
doutes quant à l'application d'une politique sociale et
économique cohérente. Le FAL est cimenté avant tout par un
programme faisant la part belle à des changements institutionnels
importants : suppression du Sénat, mise en place d'un régime
parlementaire, création d'un statut de l'opposition etc. Il
désire de ce fait renouer avec le bicéphalisme politique
abandonné à la suite de la crise de 1962. Cette
réinstauration permettrait au ticket Wade-Niasse, véritable
vainqueur de ces élections, de pouvoir travailler correctement. En cas
de dysfonctionnement, le risque de voir s'ériger un pouvoir strictement
présidentiel est réel, ce qui rendrait caduc l'espoir
suscité par le 19 mars 2000. De la solidité de ce binôme
dépend ainsi la réussite de l'alternance politique.
L'alternance politique sous-entend également une
volonté de renouveler le paysage politique, avec l'intégration
d'hommes neufs, capables grâce à des idées novatrices
d'insuffler une nouvelle politique au sein du gouvernement. Or, on
s'aperçoit que les personnalités qui entourent Abdoulaye Wade
lors de son investiture ont tous plus ou moins gravité à une
période donnée de leur carrière politique autour du
régime dioufiste, Landing Savané excepté. Peut-on alors
croire à la sincérité du discours wadiste qui
déclare vouloir rompre avec les pratiques socialistes ?
On peut en douter, d'autant plus que le nouveau régime
cherche avant même l'intronisation officielle de Wade à la
tête de l'Etat à attirer des hommes venus directement... du PS.
Cette transhumance politique s'explique par les intérêts que
génère celle-ci, aussi bien pour les recrutés que les
recruteurs. En effet, les dirigeants socialistes tentent en changeant de
couleur politique de conserver leur position prédominante dans leur
localité tandis le PDS et l'AFP, en plus d'achever politiquement le PS,
s'attachent les services d'hommes bien implantés, utiles dans l'optique
des prochaines législatives anticipées.
On assiste dès l'entre-deux tour à des
comportements politiques surprenants. Le cas le plus exemplaire est celui de
Mbaye Jacques Diop, traité dans ce mémoire, qui passe en l'espace
d'une semaine du bureau de campagne d'Abdou Diouf à une marche pour
l'alternance avec Abdoulaye Wade et Moustapha Niasse. Le régime qui se
met en place après le 19 mars 2000 fait ainsi la part belle au
"recyclage politique". En remettant dans la course des hommes reniés par
le vote... quelques jours auparavant, Abdoulaye Wade prend le risque de
maintenir les tares de la politique sénégalaise et par
conséquent de ne pas répondre au profond désir de
changement exprimé par le peuple.
L'alternance politique ne représente donc qu'une
étape dans le processus démocratique sénégalais. Si
elle marque l'aboutissement de l'ouverture dioufiste, elle ouvre
également une période nouvelle, aussi importante que la
précédente. Le septennat de Wade doit garantir les
acquis tout en proposant une amélioration de la
"vitrine sénégalaise". Le nouveau Président se doit par
conséquent de respecter divers engagements de campagne : instauration
d'un régime parlementaire, création d'une CENI, mise en place
d'une télévision privée etc. Pour que le
Sénégal puisse poursuivre son ouverture politique, le
régime a aussi besoin d'un contrepoids politique fort. Or, ni le PS,
terrassé par l'ampleur de sa défaite et miné par les
dissensions internes après la retraite d'Abdou Diouf, ni l'URD, encore
sous le choc de la "traîtrise" de Djibo Kâ, ne semblent en mesure
d'assumer ce rôle. Abdoulaye Wade n'a donc face à lui aucune
opposition "crédible" après mars 2000.
Ceci n'a jamais été le cas pour Abdou Diouf au
cours sa présidence. Dès ses premiers jours à la
tête du Sénégal, il est confronté à la
pugnacité wadiste. La lutt e permanente qui s'instaure entre les deux
hommes sert la cause démocratique sénégalaise. En effet,
la nature et le caractère de Diouf et Wade sont "politiquement
complémentaires". Abdou Diouf, est un homme favorable au consensus, d'un
naturel très calme, qui dès 1981 prononce à l'égard
de l'opposition des paroles apaisantes. Il offre ainsi un cadre légal de
protestation qui profite à Abdoulaye Wade. Le fondateur du PDS est un
homme de combat, harcelant quotidiennement le pouvoir et qui croit durant vingt
ans à la possibilité d'une alternance politique au
Sénégal. Chacun à leur manière, ils oeuvrent de ce
fait pour une plus grande ouverture du régime.
Cette ouverture est lente et progressive. Elle évolue
selon les périodes de la présidence dioufiste.
La période 1981-1983 est celle de l'Etat de
grâce. La politique choisie par Abdou Diouf est populaire. Il supprime le
quadripartisme senghorien tout en maintenant la politique économique de
son prédécesseur. Il déstabilise ainsi ses opposants qui
n'arrivent pas à trouver un discours alternatif. Diouf gagne par
conséquent relativement facilement les élections de 1983.
Les années 1983-1991 sont nettement plus difficiles
pour le chef de l'Etat. Il délaisse son "oeuvre démocratique"
pour concentrer son attention sur les problèmes économiques et
internationaux. Il présidentialise le régime et adopte une
"nouvelle politique" dévastatrice sur le plan de l'emploi. Si elle lui
permet de recevoir les "félicitations" des bailleurs de fonds, elle le
coupe de son électorat. Abdoulaye Wade récupère ce
mécontentement et façonne son image d'homme du peuple et de la
jeunesse. Les thèmes du sopi sont particulièrement bien
accueillis à Dakar. Ainsi, à l'annonce des résultats
électoraux controversés de 1988, la capitale se barricade.
Ces violences urbaines marquent un tournant dans l'histoire
politique sénégalaise. Le poids acquis par Wade dans la
première ville du Sénégal fait de lui un homme
incontournable. Diouf ne peut plus à présent l'ignorer, et entame
une série de rencontres officielles avec son principal opposant. Si le
dialogue est rétabli, la défiance est touj ours de mise, comme
l'atteste le boycott des élections municipales de 1990 par l'opposition.
Cet événement est un coup dur pour l'image démocratique du
pays. Abdou Diouf change alors de stratégie et convie Abdoulaye Wade au
gouvernement.
De 1991 à 2000, Abdou Diouf rompt avec le
présidentialisme pour faire du Sénégal "une
démocratie moderne". Il prend ses distances avec le PS, favorise
l'accès de l'opposition aux médias, autorise les radios
privées etc. La présence du PDS à deux reprises au
gouvernement permet également un rapprochement visible entre Diouf et
Wade, qui apprennent à se connaître et à se respecter.
Cette "alliance au sommet" facilite notamment l'adoption d'un code
électoral "presque parfait" en 1992.
On constate d'autres grandes avancées
démocratiques au cours du dernier septennat dioufiste
(régionalisation, ONEL, relative transparence des législatives de
1998 etc.), mais celles-ci ne sont pas appréciées à leur
juste valeur par les contemporains et les observateurs
internationaux, ces derniers concentrant leur attention - et
leurs reproches - sur quatre événements qui marquent les
dernières années de la présidence dioufiste.
- La dévaluation du Franc CFA, qui accentue la
paupérisation des Sénégalais
- Le conflit casamançais, qui altère l'image
démocratique et consensuelle du régime
- L'implosion du PS, qui retranscrit l'incapacité du
parti gouvernemental à s'ouvrir et
respecter les avis divergents
- La campagne anti-dioufiste menée par l'opposition
à l'étranger, qui donne une image désastreuse d'Abdou
Diouf, notamment lors de "la campagne de Paris"
Ces faits relèguent au second plan les avancées
démocratiques entreprises entre 1993 et 2000. A l'approche des
élections présidentielles, le "modèle
sénégalais" ne fait plus rêver. C'est pourquoi il revient
de façon si subite en pleine lumière après l'alternance du
19 mars. Les nombreux commentaires et travaux qui suivent la victoire wadiste
sont pratiquement tous altérés par ce qu'on a appelé dans
l'introduction de ce mémoire "le mirage de l'alternance politique". Ce
mirage a tendance à enjoliver l'avenir et à assombrir
caricaturalement le passé. De ce fait, les premiers écrits sur
l'alternance politique sénégalaise ne voient en Abdou Diouf qu'un
homme opportuniste, autocratique et corrompu.
Les auteurs justifient le plus souvent leur prise de position
négative en présentant le bilan économique des deux
décennies dioufistes. Or, le Sénégal n'est pas le seul
pays africain à avoir connu "une descente aux enfers" suite au second
choc pétrolier de 1979. Dans ce cas, est-il véritablement
justifié d'affirmer que Diouf a été directement
responsable de la paupérisation de son pays ? Et peut-on penser
qu'Abdoulaye Wade aurait fait mieux s'il avait été élu
dès 1983 ?
Sur le plan démocratique, ces mêmes auteurs
limitent l'action dioufiste à... son appel téléphonique du
20 mars et restent confus en ce qui concerne les différentes
étapes qui ont marqué la démocratisation du
Sénégal entre 1980 et 2000.
En offrant une vision détaillée et
complète de la présidence dioufiste, ce mémoire a donc
tenté d'expliquer la genèse de l'alternance politique du 19 mars.
On a désiré montrer qu'il existe avant 2000 de véritables
campagnes électorales, une presse d'Etat qui ouvre ses colonnes à
l'opposition (surtout après 1991), un dialogue entre le chef de l'Etat
et ses opposants etc. Si tout n'est pas parfait dans la démocratie
sénégalaise, loin s'en faut, ces éléments tendent
à démontrer que s'installe dans le pays, tout au long de
l'ère dioufiste, une véritable culture démocratique.
Bien évidemment, Abdoulaye Wade n'est pas
étranger à l'alternance du 19 mars. Dès 1978, il fait
preuve d'un indéniable courage politique en s'opposant ouvertement au
régime socialiste, en place depuis l'indépendance. Grâce
à ses talents oratoires et son intelligence politique, il rallie peu
à peu les mécontents à lui et s'impose comme le chef de
l'opposition. Il crée donc une dynamique qui lui permet de
conquérir démocratiquement le pouvoir. Cependant, il n'arrive
à ses fins que parce qu'il a les moyens légaux de le faire. Des
moyens offerts par Abdou Diouf.
Contrairement à d'autres dirigeants africains, tels que
le Président camerounais Paul Biya, à qui il est comparé
au début des années 1980, Abdou Diouf opte dès ses
premiers jours à la tête de l'Etat pour une prise en compte de
l'opposition, pratiquant régulièrement la politique "de la main
tendue". Du multipartisme intégral en 1981 à son départ en
toute simplicité du pouvoir en 2000, Abdou Diouf a souvent fait preuve
de sagesse et de réserve à l'égard de ses adversaires. Ces
qualités, socle de "l'oeuvre démocratique dioufiste", ont
grandement
contribué à faire du Sénégal une
démocratie saluée par l'ensemble de la communauté
internationale après le 19 mars 2000.
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