Il y a huit candidats pour les élections
présidentielles de 2000 : Abdou Diouf pour le PS (65 ans), Abdoulaye
Wade pour le PDS (74 ans), Moustapha Niasse pour l'AFP (61 ans), Djibo Kâ
pour l'URD (52 ans), Iba der Thiam pour le CDP (63 ans), Ousseynou Fall pour le
Parti Républicain du Sénégal (53 ans), Cheikh Abdoulaye
Dièye du Front pour le Socialisme et la Démocratie / Benno
Jubel (62 ans) et Mademba Sock (49 ans). Pour présenter leur projet
au peuple sénégalais, ils bénéficient tous de 5
minutes quotidiennes à la télévision. La campagne
électorale est également suivie par les radios et les journaux,
qui sont invités à traiter équitablement l'information au
cours des trois semaines de campagne.
Tous les candidats sont des hommes, Marième Wane Ly,
la seule femme en lice durant la précampagne, ayant décidé
de se retirer faute de moyens financiers. On note aussi l'absence de quelques
personnalités de l'opposition pour cette élection : Landing
Savané, Abdoulaye Bathily, Madior Diouf. Ceci s'explique par la
constitution d'une très large coalition autour du nom du chantre du
sopi, Alternance 2000, qui rassemble l'ADN, And Jëf, la LD-MPT,
le MSU de Mamadou Dia, le PDS, le PIT, l'UDF et l'UPS. Moustapha Niasse forme
également un large rassemblement, la coalition de l'espoir 2000, qui
regroupe huit partis dont le l'AFP, le RND et l'Alliance Jëf Jël.
On distingue comme pour les législatives de 1998 deux
catégories de candidats : les historiques, présents sur la
scène politique depuis le début des années 1980 et les
néophytes, entrés depuis peu en politique, profitant des bons
scores réalisés par leur formation lors des
précédentes législatives. Ces nouveaux candidats sont au
nombre de trois : Ousseynou Fall, Cheikh Abdoulaye Dièye et Mademba
Sock.
Ousseynou Fall, officiellement journaliste, est le petit-fils
d'un marabout relativement connu au Sénégal, Cheikh Ibra Fall 121
. Sa candidature reflète la politisation de la "génération
des petits-fils" (sous-entendu petit-fils de fondateur de confrérie), la
défiance des jeunes religieux à l'égard du pouvoir
socialiste et l'émergence de thèmes religieux dans la vie
politique sénégalaise. L'appellation de son parti - le Parti
Républicain du Sénégal - est donc un leurre, puisque la
référence à la République n'est utilisée que
pour contourner la loi sénégalaise qui interdit depuis
l'ère senghorienne la formation de parti à caractère
religieux ou ethnique 122.
120 Diop-Diouf-Diaw, "Le baobab a été
déraciné : L 'alternance au Sénégal", pp.1 58,
PoA 78, juin 2000.
121 Sheldon Gellar, "Pluralisme ou jacobinisme : quelle
démocratie pour le Sénégal ?" dans Momar-Coumba Diop,
Le Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002.
122 On constate que Moustapha Sy, fondateur des Moustarchidines,
utilise le même procédé pour pouvoir fonder sa formation
politique. Il la nomme le Parti de l'Unité Républicaine (PUR).
Sheldon Gellar, "Pluralisme ou
Tout naturellement, Fall critique durant sa campagne la
laïcité de l'Etat et appelle à un retour aux valeurs
enseignées par Amadou Bamba : "pour construire ce pays, il faut
s'appuyer sur la pensée économique de Cheikh Amadou Bamba qui est
ma référence (...) elle se résume en deux notions :
travail et dévotion à Dieu" 123 . Il n'est pas le seul
à tenir de tels propos. Cheikh Abdoulaye Dièye, élu
député du FSDRJ en 1998, souhaite également un retour aux
valeurs musulmanes : "pour que le Sénégal aujourd'hui puisse
enclencher son processus de développement et sortir de l'impasse, il
faut que les gens retournent vers la religion" 124 . Ces deux candidats,
en axant leur campagne sur des thèmes uniquement religieux, ont bien du
mal à capter l'attention des électeurs, comme l'atteste
l'échec de certains de leurs rassemblements, comme celui de Dièye
à Kaolack, qui ne dure que... treize minutes 125.
La candidature de Mademba Sock est plus atypique.
Syndicaliste réputé au Sénégal, à la
tête du Syndicat Unique des Travailleurs de l'Electricité
(SUTELEC) et de l'Union Nationale des Syndicats Autonomes du
Sénégal (UNSAS), il s'est fait connaître en s'opposant
à la privatisation de la Société Nationale
d'Electricité (SUTELEC) en 1998. Malgré ses actions plus ou moins
controversées - il prive durant l'hivernage 1998 le
Sénégal d'électricité pendant soixante-douze heures
126 - il bénéficie du soutien de l'opposition suite à son
arrestation pour "sabotage des installations de l'entreprise et trouble
à l'ordre public". Il passe plusieurs mois en prison et à sa
sortie, il entre dans le terrain politique pour faire tomber l'instigateur de
sa peine... Abdou Diouf.
"Abdou Diouf a trahi nos intérêts nationaux,
laissé se développer la corruption, la criminalité
financière, le détournement des deniers publics, l'accaparement
du patrimoine foncier par une véritable oligarchie"
127.
Sans parti politique, Sock se présente en tant que
candidat libre après avoir recueilli 10 000 signatures en sa faveur. Il
se joint au FRTE et comme l'ensemble de ses camarades, il milite pour la chute
du Président sortant. Son programme est flou, populiste et teinté
de marxisme. Sans gros moyens financiers, le syndicaliste se contente d'une
campagne de proximité, en rencontrant des groupes d'électeurs en
petits comités.
Parmi les candidats dits historiques, seul Iba der Thiam vise
uniquement une certaine tranche de l'électorat sénégalais.
Comme en 1993, Iba der Thiam s'adresse avant tout aux paysans et aux musulmans.
A l'instar de Dièye et de Fall, il adopte "un discours à
forte connotation religieuse et culturaliste" 128 , qui propose entre
autre la création d'un conseil national islamique. Il est toutefois
condamné à un certain anonymat durant la campagne. Il n'arrive
pas à détourner l'attention des médias, portée sur
les quatre "présidentiables" : Kâ, Niasse, Wade et Diouf.
j
Djibo Kâ 129 . Malgré sa rupture
prématurée avec l'Alliance Jëf-Jël, l'ancien ministre
socialiste représente plus de 13 % de l'électorat
sénégalais. Comme on l'a vu précédemment, il
mène des opérations d'envergure avec Abdoulaye Wade contre le PS
et Diouf, acquérant ainsi une
jacobinisme : quelle démocratie pour le
Sénégal ? " dans Momar-Coumba Diop, Le
Sénégal contemporain, Paris, Karthala, 2002.
123 "Ousseynou Fall à Louga : mener lutte la contre
la pauvreté ", Le Soleil, 21 février 2000.
124 Le Soleil, 9 février 2000.
125 "Campagne à deux vitesses", Le Soleil, 9
février 2000.
126 Voir Le Soleil du 31 juillet et 2-3 août
1998.
127 Ousmane Sall, "Syndicaliste et rancunier", Jeune
Afrique, 27 juillet 1999.
128 Diop-Diouf-Diaw, "Le baobab a été
déraciné : L 'alternance au Sénégal", pp.158,
PoA 78, juin 2000. 129 Francois Kpatindé, "Où
s'arrêtera Djibo Kâ ? ", Jeune Afrique, 1 er juin 1999.
certaine "respectabilité" au sein de l'opposition.
Sûr de ses chances, il effectue en mai 1999 une grande tournée en
Occident qui l'amène à rencontrer des personnalités
influentes de la vie politique française comme Fernand Wibaux,
conseiller officieux de l'Élysée pour les Affaires africaines, et
Guy Labertit 130 . Il n'hésite pas alors à déclarer :
"notre objectif (pour l'URD) : devenir, avant la fin de l'année, la
première formation politique du pays" 131.
Cet élan est brisé le 16 juin 1999 avec
l'émergence de Moustapha Niasse. En effet, si les deux hommes ont le
même passé, le même profil, le même discours et les
mêmes ambitions, Niasse est plus populaire et a de plus gros soutiens
politiques, religieux et financiers. De ce fait, Kâ a bien du mal
à se démarquer de son ancien camarade socialiste et à se
faire entendre par Abdoulaye Wade, plus intéressé
dorénavant par la formation d'une alliance PDS-AFP.
De plus, le Bloc Républicain pour le Changement (BRC),
bâti en 1998 pour soutenir le fondateur de l'URD lors des
présidentielles de 2000, se disloque : la LD/MPT rejoint le PDS, le BCG
s'allie à Diouf et le RND joue la carte Niasse. Dépourvu de ses
soutiens, Djibo Kâ ne peut compter à présent que sur la
mobilisation de la communauté peul pour l'emmener au palais
présidentiel. Il tente néanmoins au cours des trois semaines de
campagne de convaincre d'autres électeurs. Il prône le changement
via l'URD et condamne la corruption, le présidentialisme à
outrance, le chômage, l'omnipotence socialiste etc... mais n'apporte pas
de véritables solutions alternatives, comme le montre l'une de ses
interventions :
"40 % des Sénégalais sont frappés
par le chômage qui est vécu au quotidien dans chaque famille. On n
'indique pas la voie par un acte administratif. Il faut une politique
économique volontariste, de la confiance et une administration efficace.
En un mot, il faut faire exactement le contraire de ce que fait le gouvernement
de Mamadou Lamine Loum" 132.
Moustapha Niasse dispose d'un programme moins évasif.
Il désire la révision de la Constitution pour garantir la
séparation des pouvoirs et un régime parlementaire. Il reprend
également au cours de sa campagne des thèmes déjà
mentionnés le 16 juin 1999 : lutte contre la corruption, assainissement
des finances de l'Etat, relance de l'emploi industriel et agricole, relance
d'un secteur privé "à l'abandon", fin de la dépendance
vis-à-vis des aides extérieures etc. Il met aussi en avant sa
sagesse, sa compétence dans les affaires et son incorruptibilité
pour se démarquer de Wade, jugé imprévisible et arriviste
par certains contemporains. L'ancien ministre des Affaires Etrangères
essaie donc d'attirer à lui les déçus du wadisme.
Toutefois, Abdoulaye Wade détient touj ours le titre
honorifique de chef de l'opposition et semble le mieux placer pour contrecarrer
la réélection d'Abdou Diouf. Mis à mal après 1998
par la percée de Djibo Kâ, le fondateur du PDS a réussi
à reprendre la tête du front antidioufiste en mett ant en avant sa
légitimité historique. Sa démonstration de force lors de
son retour d'exil a fini de convaincre Savané, Bathily et Dansokho. Pour
eux, Wade est l'homme par qui peut et doit venir l'alternance politique.
Ces soutiens sont décisifs puisque les alliés
du PDS représentent, si on se base sur les scores des
précédentes législatives, 9,68 % de l'électorat
sénégalais. Ils assurent donc à Wade une quasi-certaine
seconde place pour le premier tour du scrutin de février 2000. Ceci
pousse Abdoulaye Wade à bâtir un programme électoral
consensuel, qui fait la part belle aux réformes institutionnelles.
Ainsi, l'ancien ministre d'Etat promet l'établissement d'un
régime parlementaire fort, la suppression du coûteux Sénat,
une profonde réforme judiciaire pour garantir la séparation des
pouvoirs, la création d'une véritable CENI indépendante,
un audit
130 "Djibo Ka voyage...", Jeune Afrique, 1 juin
1999.
131 Francois Kpatindé, "Où s'arrêtera
Djibo Kâ ? ", Jeune Afrique, 1 er juin 1999.
132 Assou Massou, "Huit candidats, deux programmes",
Jeune Afrique, 8 janvier 2000.
des finances de l'Etat etc. En somme, Abdoulaye Wade annonce en
cas d'élection qu'il tournera la page socialiste pour bâtir une
démocratie nouvelle, juste et non-partisane.
Les différences idéologiques importantes entre
les membres de la coalition alternance 2000 n'offrent pas la possibilité
à Wade de formuler des promesses claires pour ce qui est de
l'économie. Il annonce toutefois en cas d'élection la mise en
place de mesures d'urgences en faveur du secteur de la pêche, de
l'agriculture, de l'éducation, de la santé et de l'emploi
133.
On note que les programmes de trois grands candidats de
l'opposition, Wade-Niasse-Kâ, convergent pour ce qui est des
réformes institutionnelles à entreprendre. Le FRTE a permis ce
rapprochement des idées qui doit garantir, quelque ce soit le vainqueur,
la réalisation du changement. Cette entente préalable explique
pourquoi au cours de la campagne, les trois candidats évitent
soigneusement de s'attaquer. Ils concentrent leurs diatribes sur le bilan de
leur adversaire commun.
Face à cette alliance, Abdou Diouf défend
à la fois son bilan mais présente aussi son projet de changement.
Tout comme ses opposants, il préconise la création d'un
Sénégal nouveau, plus juste et plus démocratique, comme
l'atteste son slogan de campagne concocté par Jacques
Séguéla : "Ensemble, changeons le Sénégal".
Il annonce dans son programme la mise en place d'un pacte de croissance et
de solidarité, la relance de la concertation nationale, le maintien de
l'effort de libéralisation économique et l'approfondissement de
la régionalisation 134. Constatant l'aspiration
générale à des changements institutionnels, il s'engage
également en fin de campagne à faire un referendum pour instaurer
un régime parlementaire 135.
En désirant récupérer le thème du
changement, Diouf s'attire les railleries d'Abdoulaye Wade, bien
décidé à conserver la paternité du sopi.
Pour contrer la stratégie présidentielle, Wade prend des
accents populistes et clame être le candidat du peuple. Il déclare
: "et même s 'il veut faire du sopi, il n'a qu'à m'imiter, moi
qui n'a ni garde rapprochée, encore moins de gendarmes et de
policiers"
Revendiquant être protégé par le peuple,
et non par des policiers, Wade s'appuie sur sa popularité dans les zones
urbaines pour mener sa campagne. Il instaure les "marches bleues" qui drainent
des milliers de personnes. En traversant lentement chaque localité qu'il
visite, à bord d'une Mercedes bleue décapotable, toujours
habillé en costume de ville, le candidat PDS établit un contact
direct avec les habitants. Son allure particulièrement soignée et
occidentalisée, qui rompt avec le boubou normalement de rigueur
pendant les élections, a pour but de séduire une jeunesse
sénégalaise qui rêve d'Amérique et d'Europe. De
surcroît, il profite du soutien de Landing Savané et Abdoulaye
Bathily - relativement populaires auprès des étudiants - pour se
rendre à l'université Cheikh Anta Diop, lieu pourtant
réputé hostile aux gouvernants. Il renforce par cette visite
symbolique son image de candidat des jeunes 136.
A l'inverse, Abdou Diouf conserve le boubou et multiplie les
gros rassemblements. Il faut dire que l'électorat dioufiste, surtout
rural et clientéliste, n'est pas le même que celui de son
concurrent. Néanmoins, le Président sortant tente de rallier la
jeunesse à son programme en s'assurant le soutien de quelques
personnalités populaires auprès des jeunes. Par exemple, Diouf
s'affiche à la une du Soleil le 14 février 2000 en
compagnie Mohamed Nado "Tyson", star incontestée de la lutte
sénégalaise. Il obtient d'autres appuis de sportifs, tels que
133 Anne Marchand et Philippe Daguerre, "Le défi
historique de la gauche", Nouvel Afrique-Asie, février 2000.
134 "Le Sénégal à l'heure du changement
dans la continuité ou la rupture", Le Monde, 27 février
2000.
135 "Abdou Diouf propose un référendum sur le
régime constitutionnel", Le Soleil, 24 février 2000.
136 "Abdoulaye Wade aux étudiants : votre
mobilisation me remplit de joie", Le Soleil, 14 février 2000.
Mamadou Thiam, expatrié en France et champion d'Europe de
boxe, et Fode Ndao, ancien champion d'Afrique de karaté
137.
Les derniers jours de campagne sont tendus. Abdoulaye Wade
réitère son appel à l'armée et critique le "bilan
taché de sang" d'Abdou Diouf à la tête de l'Etat. Il fait
ici référence aux multiples conflits - Casamance, Gambie,
Guinée-Bissau, Mauritanie etc. - qui ont jalonné les vingt
années de présidence dioufiste 138. Il se
désolidarise ainsi de la politique extérieure menée par
Diouf, chose qu'il avait rarement osé faire auparavant. Il
dénonce aussi la nonprésence d'observateurs internationaux durant
la campagne. Il juge que leur simple présence le jour du scrutin n'est
pas suffisante, ce qui lui fait dire : "l'observateur du seul scrutin est
un alibi au service des dictateurs" 139.
Malgré ces attaques, Abdou Diouf ne répond pas
aux provocations wadistes, contrairement à 1988. Pour son dernier
rassemblement dakarois, au stade Iba Mar Diop, le candidat socialiste s'affiche
en compagnie de sa famille et de ses principaux soutiens : Ousmane Tanor Dieng,
qui a mené une campagne parallèle dans les petites
localités sénégalaises ; Mamadou Diop, maire de Dakar ;
Madia Diop, secrétaire général du syndicat CNTS ; Ousmane
Ngom ; Mahjmout Diop ; Jean-Paul Dias ; Aminata Tall et des membres des
Moustarchidines. Il rappelle à cette occasion qu'il est prêt au
changement et garde un optimiste certain en prévoyant sa victoire au
premier tour avec un peu plus de 53 % des voix.
Les autres grands candidats finissent eux-aussi leur campagne
à Dakar 140, excepté Djibo Kâ, qui
choisit son fief de Linguère. Abdoulaye Wade, entouré de Landing
Savané, Amath Dansokho et... Alain Madelin, promet le sopi tout
comme Niasse, certain que le second tour désiré par l'opposition
est inéluctable. Les premiers résultats du scrutin confirment
rapidement les dires des opposants.