En 1993, alors que l'économie
sénégalaise est considérée comme "cliniquement
morte", Abdou Diouf promet dans son "contrat pour l'avenir" 20 000 emplois
annuels et une croissance oscillant entre 6 et 10 %. Sept ans plus tard, les
prévisions présidentielles se sont avérées plus ou
moins exactes. Si Abdou Diouf s'est longtemps opposé à la
dévaluation du Franc CFA, celle-ci a largement contribué à
la réussite de la relance économique du pays à partir de
1996. D'après les chiffres officiels 108 , la croissance
sénégalaise atteint en 2000 5,1 %, contre -2,2 % en 1993, tandis
que l'inflation est passée en sept ans de 32,1 % à 0,8 %
109. Si l'évolution du taux d'alphabétisation du
Sénégal n'a pas été aussi importante que
prévu - Abdou Diouf prévoyait un taux de 90% pour 2000 - les
données demeurent relativement satisfaisantes pour un pays d'Afrique
subsaharienne (5 1,1%). La dévaluation a donc offert "le bol d'air"
espéré par les économistes, bien aidée dans sa
réussite par les mesures de libéralisation de l'économie
effectuées par le régime à partir de 1996-1997. Abdou
Diouf et Tanor Dieng peuvent donc au cours de la campagne insister sur le fait
que "tous les clignotants de l'économie sont au vert"
110.
L'autre satisfaction du gouvernement est l'évolution de
la situation en Casamance. Le PS multiplie les contacts en 1999 pour garantir
un apaisement dans la région avant les élections de 2000. Abdou
Diouf rencontre de ce fait pour la première fois officiellement le
leader du MFDC, l'abbé Diamacoune Senghor, le 22 janvier 1999 à
Ziguinchor. Cette entrevue historique est l'aboutissement d'un long processus
de rapprochement entre les deux hommes perceptible depuis quelques
années, Diamacoune ayant de nombreuses fois appelé à la
fin des violences dans le sud du Sénégal. Néanmoins, le
chef du MFDC, en résidence "très surveillée", est depuis
longtemps "coupé" du terrain. Son influence sur les combattants s'est
donc réduite. Par conséquent, la rencontre de janvier 1999
constitue un premier pas pour la paix en Casamance mais non un pas
décisif.
Il est toutefois dans l'intérêt du chef de
l'Etat d'écouter attentivement les requêtes de son interlocuteur.
Ce dernier réclame une plus grande liberté de déplacement,
la libération d'une partie des 250 prisonniers casamançais et la
reconnaissance de certains crimes perpétrés en Casamance par
l'armée sénégalaise. Robert Sagna et d'autres
personnalités encouragent le Président a montré de la
bonne volonté à ce sujet, aussi bien pour satisfaire le MFDC que
les organisations internationales, telles que Amnesty international,
qui condamnent depuis une décennie la tolérance de Dakar
vis-à-vis des dérapages de son armée. Elles demandent
aussi à Diouf de "mettre un terme aux détentions arbitraires
et aux humiliations" 111 en garantissant dorénavant que
les prévenus casamançais soient déférés
devant la justice et non plus maintenus aux mains des militaires.
Après la poignée de main du 22 janvier 1999,
l'Etat sénégalais et le MFDC négocient, en dépit
des difficultés causées par les "jusqu'auboutistes" des deux
camps, qui arrivent notamment à
108 "Portait chiffré du Sénégal
performant", Le soleil, 6 février 2000.
109 Chiffres confirmés par Le monde. "Le
Sénégal à l'heure du changement dans la continuité
ou la rupture", Le monde, 27 février 2000.
110 Entre 1996 et 2000, la croissance économique
sénégalaise est toujours au-dessus de 5 %. 1996 : 5,2 % ; 1997 :
5 % ; 1998 : 5,7 % ; 1999 : 5 % ; 2000 (prévision) : entre 5 et 6 %.
"Embellie économique au Sénégal", Le monde, 20
juin 2000.
111 Valérie Thorin, "Diouf-Diamacoune : les secrets
d'une rencontre", Jeune Afrique, 2 février 1999 et Assane Seck,
Sénégal, émergence d'une démocratie moderne
(1945-2005) : un itinéraire politique, pp.277, Paris, Karthala,
2005.
relancer le conflit durant l'hivernage 1999 112 . Les
échéances électorales approchant, le pouvoir maintient des
rapports avec les chefs de file du MFDC et obtient, avec l'aide de Diamacoune
113, un cessez-le-feu en Casamance à la fin
décembre 1999. Celui-ci est signé par le général
Lamine Cissé et l'abbé Diamacoune Senghor. Il stipule que
"les deux parties décident de la cessation immédiate des
combats, des actes armées (...) des enlèvements de personnes, des
pillages des biens et de tout autre acte de violence" 114.
Abdou Diouf boucle donc son septennat sur une grande
réussite et un espoir de paix. Pour faciliter un règlement
pacifiste de la situation, il déclare "être prêt
à aller plus loin... car il faut savoir terminer un conflit"
115, sans pour autant remettre en cause
l'unité territoriale. Il propose ainsi de mettre fin à la
division administrative de la Casamance mis en place en 1984 en
réunifiant les régions de Ziguinchor et Kolda au sein d'une
même entité.
Le bilan de Diouf est aussi positif en ce qui concerne les
avancées démocratiques. Bien que les résultats des
élections de 1996 et de 1998 aient été contestés,
il est indéniable que la création de l'ONEL, l'autorisation des
radios privées et l'approfondissement de l'ouverture des médias
d'Etat (Le Soleil entre autre) ont permis à l'opposition de
participer plus activement à la vie politique du pays. En outre,
l'ouverture du gouvernement aux opposants et l'entrée massive de petites
formations politiques au sein de différentes assemblées
(assemblée nationale, régionale ou locale) ont introduit la
pluralité politique partout dans le pays. Même si à
l'orée des élections, le PS est encore un parti ultra-dominant,
Abdou Diouf, grâce à son action, a ouvert le pays aux avis
divergents.
Cette pluralisation de la vie politique n'a pas eu que des
avantages. Les échéances électorales se sont
multipliées, entraînant le Sénégal dans un climat
permanent de campagne électorale, au grand désespoir d'Abdou
Diouf 116 . La vie politique sénégalaise est depuis 1996
bercée par les "petites phrases", les alliances
éphémères et les promesses non tenues. L'absence d'un
climat de confiance a brisé l'élan consensuel observé en
1995 lors du retour des libéraux au sein du gouvernement. Les relations
Diouf-opposition se sont donc peu à peu altérées, le chef
de l'Etat n'ayant pas su - ou pu - resté "l'arbitre au-dessus de la
mêlée" qu'il clamait vouloir être.
Acculé après 1998 par une opposition de mieux
en mieux organisée, le Président de la République ne peut
ni compter sur sa formation politique, trop affaiblie, ni obtenir le soutien
explicite du Khalife général des Mourides, qui n'a aucun
intérêt à soutenir un homme devenu impopulaire. Abdou Diouf
ne bénéficie donc plus de ses appuis traditionnels. Pour
compenser ces pertes, les groupes de soutien réapparaissent pour louer
le travail effectué durant sept ans par le duo Diouf-Tanor Dieng . On
note ainsi la naissance de Fa laat Abdu, du mouvement Diouf 2000, du
mouvement démocratique des jeunes, de Faggu benno ak Tanor,
d'Abdoo
112 Thomas Sotinel, "Dakar doit de nouveau faire face
à des combats en Casamance ", Le Monde, 15 juin 1999.
113 "Diamacoune se démarque des activistes", Le
soleil, 2 mai 1999 et "Diamacoune lance un nouvel appel à la paix",
Le Soleil, 9 juin 1999.
114 "Cessez-le-feu en Casamance", Le Monde, 28
décembre 1999.
115 "Je suis un homme de changement, je ne subis pas l'usure
du pouvoir ", Le Monde, 10 février 2000.
116 "Au début, vous savez qu'on faisait la
présidentielle en même temps que les législatives.
L'opposition a dit non, "le Président de la République risque
d'entraîner la victoire de son parti aux législatives donc il faut
séparer". Nous avons maintenant les présidentielles, les
législatives, les locales, les sénatoriales. Ça fait
beaucoup, beaucoup d'élections et on a calculé que tous les
dix-sept, dix-huit mois le Sénégal est en élection. Alors,
en comptant les périodes préélectorales et les
périodes post-électorales, les campagnes électorales, on
en arrive à être en campagne électorale permanente ".
"Conférence de presse du Président Abdou Diouf", Parti
socialiste, 1999.
2000 etc. Cependant, la réactivation de la
filière clientéliste n'a qu'un faible impact sur le plan
électoral.
Par conséquent, à l'instar du PS en 1998, Abdou
Diouf ne compte que sur les performances économiques du
Sénégal pour séduire l'électorat
sénégalais. Or, cette stratégie est relativement
risquée. En effet, si le pays va économiquement mieux, la
pauvreté s'est accentuée depuis la dévaluation de 1994 :
il y a une "déconnexion entre la croissance économique et le
développement humain" 117 . En 2000, le Sénégal
occupe la 153ème place sur 174 nations au palmarès du
développement humain. En 25 ans, le PIB par habitant est passé de
716 à 674 dollars. La croissance présentée par Diouf n'est
donc pas suivie d'un développement véritable.
La relance économique est socialement factice : elle
ne répond pas aux besoins de la population. Par exemple, Abdou Diouf se
vante au cours de sa campagne d'avoir crée 47 000 emplois annuellement
depuis 1993. On pense ainsi à première vue que le chômage
décline et que la politique socialiste a un véritable impact sur
le quotidien des Sénégalais. Or, on s'aperçoit que dans le
même temps, 100 000 sénégalais arrivent chaque année
sur le marché du travail. Pour la population, ce n'est donc pas 47 000
emplois qui sont créés par an mais bel et bien 53 000
sénégalais de plus qui se retrouvent chaque année sans
activité professionnelle. Sur le terrain, la situation ne
s'améliore donc pas. Le chômage ne se résorbe pas. C'est ce
que reconnaît implicitement la propagande étatique lorsqu'on lit
dans Le Soleil du 22 février 2000 : "c'est le fossé
entre les demandes d'emplois et les créations effectives d'emplois qui
donne l'impression que rien n 'est fait" 118.
En axant sa précampagne sur la croissance
économique, le PS ne fait qu'attiser la rancoeur de la population
à son encontre. Ses dirigeants, et surtout Abdou Diouf, sont
accusés de ne pas connaître les difficultés quotidiennes de
l'immense majorité de la population. On reproche à Abdou Diouf de
vivre dans un "autre monde". Pour soutenir cette thèse, l'opposition
soutient que depuis ses 25 ans, Diouf n'a jamais payé la moindre facture
d'électricité, d'eau, d'huile, de riz etc. Le chef de l'Etat est
de ce fait l'incarnation du nanti, du technocrate éloigné du
peuple. Face à ces attaques, Abdou Diouf observe un silence
gêné alors que Tanor Dieng a bien du mal à trouver une
parade. En employant des termes maladroits, il en vient même à
renforcer l'image d'éternel privilégié de son candidat
119.
Il existe indéniablement un décalage entre le
Président Diouf et sa population. Une population jeune, 58 % des
Sénégalais ayant moins de 20 ans et 80% ayant moins de 30 ans.
Une très large majorité du peuple n'a donc véritablement
connu comme chef de l'Etat qu'Abdou Diouf. Il ne peut donc légitimement
pas être considéré comme le candidat du changement, le
propre d'une démocratie étant de connaître le changement
par l'alternance politique. L'usure du pouvoir est réelle, profonde. En
dépit de toutes les tentatives dioufistes - références
à l'Etat de grâce de 1981-1983, ouverture vers la gauche,
évocation de la reprise économique etc. - Abdou Diouf est
assimilé au passé. A un passé douloureux aussi bien
économiquement que socialement. Son bilan démocratique ne joue
même pas en sa faveur. La très grande majorité des
électeurs n'a jamais connu la période senghorienne de 1962-1974.
Pour les Sénégalais, la
117 Assou Massou, "Huit candidats, deux programmes",
Jeune Afrique, 8 janvier 2000.
118 "47 000 emplois : la preuve par les chiffres", Le
Soleil, 22 février 2000.
119 A la question "On reproche notamment au
président sortant, haut fonctionnaire dès l'âge de 25 ans,
de n'avoir pratiquement jamais payé l'électricité, l'eau,
l'huile ou le riz... ", Tanor Dieng répond : "Je ne vois
vraiment pas ce qu 'il y a de gênant à cela. Ce n 'est pas parce
qu 'on n 'a pas payé l'eau et l'électricité qu 'on ne peut
pas être en phase avec son peuple". Jeune Afrique, 21
décembre 1999.
pluralité politique et la liberté de la presse
sont des droits acquis et incontestables, qui ont toujours plus ou moins
existé depuis l'indépendance. Abdou Diouf n'est pas donc
considéré par les contemporains comme le "Père de la
démocratie sénégalaise", mais comme un homme qui a
simplement poursuivi la libéralisation du régime entamée
sous Senghor.
Dépourvu de ses principaux faits d'arme, Diouf se
heurte dès le début de la campagne officielle aux diatribes d'une
opposition unie, qui le compare à un monarque incapable de lâcher
les rênes du pouvoir. Ainsi, les opposants fondent les bases de ce qui va
bientôt être considéré comme le "déracinement
du baobab" 120.