Comme on l'a vu précédemment, Ousmane Tanor
Dieng est nommé sans surprise à la tête du directoire de
campagne dioufiste. Le chef de l'Etat lui maintient donc sa pleine confiance en
dépit de l'implosion du PS. En effet, le premier secrétaire a
bien du mal à faire respecter ses choix. Il n'a plus les mêmes
facilités pour s'entourer uniquement de ses proches, comme l'atteste
l'énormité de l'effectif du directoire de campagne.
Néanmoins, il s'appuie toujours sur de alliés fidèles tels
que Aminata Mbengue Ndiaye, Amath Cissé, Abdourahim Agne ou Abdoulaye
Makhtar Diop.
Pour conserver sa position prédominante, Tanor Dieng
mise sur sa proximité avec le chef de l'Etat. Lors de l'investiture de
Diouf en décembre 1999, il multiplie les louanges et souligne la
sagesse, le pacifisme, l'audience internationale et le bon bilan dioufiste. En
consolidant la position du Président au sein du parti, Tanor Dieng peut
gérer les affaires internes comme bon lui semble, avec parfois avec une
certaine "brutalité" 91 . C'est ces méthodes qui ont
notamment poussé Djibo Kâ vers la sortie, comme il le confirme
à Jeune Afrique en juin 1999 : "il (Ousmane Tanor Dieng)
dirige un parti, moi, un autre. Je lui ai pardonné. Je pardonne
toujours, surtout quand ceux qui commettent des erreurs ou des fautes le font
par méchanceté, par ignorance ou par incompétence"
92.
Pourtant, à l'approche des présidentielles de
2000, l'omnipotence tanorienne est remise en cause. Tout d'abord,
l'arrivée de Jacques Séguéla court-circuite son influence
puisque le français prend en charge l'élaboration du slogan de
campagne, l'organisation des meetings, les thèmes
abordés etc. Cette mise à l'écart relative peut
s'expliquer par les mauvais rapports qu'entretient le ministre d'Etat avec la
famille Diouf, et notamment avec Magued Diouf, frère du Président
et aussi ministre de l'Energie, des Mines et de l'Industrie. La rivalité
est telle entre les deux hommes que Magued Diouf envisage un temps de
constituer un directoire de campagne parallèle pour coordonner les
multiples comités de soutien de son frère 93.
Devant le refus catégorique du bureau politique PS, il y
renonce... après une intervention du Président de la
République 94.
Plus grave pour Abdou Diouf, Ousmane Tanor Dieng est peu
apprécié de la confrérie mouride et de ses fidèles.
Depuis 1992 et la visite du Pape Jean-Paul II, le régime dioufiste n'a
pas de très bons rapports avec le Khalifat mouride, qui s'est
très clairement rapproché du camp wadiste. Compte tenu de
l'influence des Mourides dans la vie économique et sociale du
Sénégal, le parti gouvernemental doit favoriser un rapprochement
entre Diouf et la confrérie avant le scrutin. C'est pourquoi Ousmane
Tanor Dieng entame des démarches pour obtenir un ndiguel d'un
des membres de la confrérie. Cette tentative est un échec. Le 31
décembre 1999, Ousmane Tanor Dieng se fait huer par les talibés
mourides, empêchant Serigne Modou Kara Mbacké, un des petits-fils
du fondateur de la confrérie Cheikh Amadou Bamba Mbacké, de
donner sa consigne de vote 95.
91 André Payenne, "Ceux qui comptent", Jeune
Afrique, 15 juin 1999.
92 Francois Kpatindé, "Où s'arrêtera
Djibo Ka ? ", Jeune Afrique, 1er juin 1999.
93 "Magued Diouf fâché ", Jeune Afrique, 28
décembre 1999.
94 Habib Thiam, Par devoir et amitié, pp.205,
Paris, Rocher, 2001.
95 Modou Kara Mbacké prononce tout un même un
ndiguel déguisé durant l'entre-deux tour, le 14 mars
2000, au cours d'un entretien à Wal Fadjri, en affirmant
"qu 'une vision nocturne inspirée par Amadou Bamba lui a
révélé que Diouf allait vaincre au second tour".
Toutefois, cette déclaration ne fait pas oublier les
événements du 31 décembre 1999. Dans l'esprit des
contemporains, Tanor Dieng et Diouf sont rejetés par les talibés
mourides. Voir O'Brien - Diop -Diouf, La construction de l'Etat du
Sénégal, pp.133, Paris, Karthala, 2002.
Enfin, Ousmane Tanor Dieng est contesté par
l'opposition. Celle-ci n'hésite pas à s'attaquer à sa vie
privée pour l'affaiblir 96 . Elle critique également
sa toute puissance au sein de l'Etat, puisqu'à la manière de feu
Jean Collin, le ministre des Services et des Affaires Présidentielles
gère les fonds politiques ainsi que l'ensemble des renseignements venant
des ministères de l'Intérieur et des Forces Armées. A la
fois directeur de cabinet, secrétaire général de la
présidence, premier secrétaire du PS et directeur de la campagne
d'Abdou Diouf, Ousmane Tanor Dieng est omniprésent dans les
médias à la fin de l'année 1999. En outre, les opposants
s'inquiètent de certaines de ses déclarations qui soutiennent que
le Président Diouf emportera aisément les prochaines
élections, en donnant parfois des estimations chiffrées. Ainsi,
Abdourahim Agne parle de 1 021 000 de voix pour le candidat socialiste au
premier tour 97.
En dépit des protestations de l'opposition, il est de
coutume pour un candidat d'affirmer qu'il va gagner au premier tour, que ce
soit Diouf, Wade ou un autre. En effet, hormis le scrutin présidentiel,
aucune élection au Sénégal ne prévoit de second
tour. Par exemple en 1998, le PDS a gagné la région de Dakar avec
à peine plus de 30 % des voix. La culture du second tour n'existe donc
pas au Sénégal. Cette volonté affichée de la part
de Tanor Dieng de gagner au premier tour est ainsi considéré
comme un malencontreux réflexe politique plutôt qu'une
réelle traduction du désir de frauder. Toutefois, en donnant des
chiffres relativement précis, les propos tanoriens laissent craindre une
fraude organisée, impression renforcée après la
révélation de "l'affaire des cartes israéliennes".
De surcroît, les contemporains ont conscience qu'en cas
de second tour, la réélection de Diouf est plus que compromise au
vu de la solidarité affichée par le FRTE. Cette défaite
sonnerait alors le glas des ambitions tanoriennes, étant donné
qu'il est convenu qu'une réélection du chef de l'Etat porterait
Ousmane Tanor Dieng à la Primature. L'opposition joue sur ce fait pour
mettre en doute la transparence du scrutin mais également les
motivations de la candidature dioufiste. Les opposants pensent effectivement
que le chef de l'Etat a pour unique intention en se représentant de
laisser au cours de son prochain mandat la présidence à son homme
de confiance. Si tel n'est pas le cas, quel était l'intérêt
pour Tanor Dieng de supprimer en 1998 la loi sur la limitation des mandats
présidentiels ? Bien que le Président de la République
réfute l'hypothèse d'un passage de témoin durant son
prochain septennat, la jurisprudence Senghor de 1980 indique que cette
possibilité est tout à fait envisageable.
D'après certains de ses proches, il semble même
qu'Abdou Diouf hésite longuement avant de se représenter 98
. Même s'il clame à plusieurs reprises ne pas
connaître l'usure du pouvoir, il est probable que ce soit l'absence de
chance de gagner de Tanor Dieng qui convainc finalement Diouf de se lancer dans
la bataille électorale. D'ailleurs, le ministre d'Etat reconnaît
lui-même tacitement ce fait lorsqu'il déclare après
l'investiture du candidat PS : "nous avons porté notre choix sur le
seul homme capable aujourd'hui de fédérer les diffé
rents
96 L'opposition révèle notamment la polygamie
d'Ousmane Tanor Dieng. Bien que celle-ci soit autorisée et largement
pratiquée au Sénégal, il est particulièrement mal
vu pour un homme politique d'avoir officiellement plusieurs femmes. La vie
politique sénégalaise ayant calqué ses valeurs sur celles
de la République française, la famille d'un politicien
sénégalais doit refléter des vertus essentielles comme la
confiance, la stabilité et la fidélité, que seule la
monogamie garantit. Cette révélation affaiblit d'autant plus le
ministre d'Etat qu'il s'appuie depuis ses débuts en politique
énormément sur l'électorat féminin pour compenser
son manque de légitimité. Or, certaines femmes
sénégalaises politisées estiment que la polygamie est
archaïque et dégradante pour la femme. Il est donc coupé de
certains de ses plus fidèles soutiens. Voir O'Brien - Diop -Diouf,
La construction de l'Etat du Sénégal, pp.125, Paris,
Karthala, 2002 et Abdou Latif Coulibaly, Le Sénégal à
l'épreuve de la démocratie ou L'histoire du PS de la naissance
à nos jours, Paris Montréal, L'Harmattan, 1999.
97 "le PS vise plus d'un million de voix en février",
Le Soleil, 16 décembre 1999.
98 Habib Thiam, Par devoir et amitié, pp.1 88,
Paris, Rocher, 2001.
courants et sensibilités du parti, le
président Diouf" 99.
Pour espèrer une victoire au premier tour, le candidat
socialiste ne peut pas se contenter de l'appui du PS et de quelques soutiens
mineurs (PDS-R, PAI, comité de soutien etc.). Le Président
sortant doit ouvrir son champ politique et jouer les rassembleurs, comme il
avait su le faire en 1993 en ralliant à sa candidature le PAI et le PIT.
C'est pourquoi Ousmane Tanor Dieng propose dans les colonnes du Soleil
le 1er novembre 1999 la constitution d'un "pôle de gauche", qui
rassemblerait tous les partis allant de l'extrême gauche au centre-droit.
Avec cette proposition, le PS souhaite replacer les idéologies
politiques au centre de la campagne. Tanor Dieng dans son entretien fait ainsi
une distinction très nette entre les partis de gauche et ceux de droite,
chose que la formation gouvernementale n'avait jamais fait auparavant sous
l'ère dioufiste. L'objectif est de rompre le front anti-dioufiste en
opposant le programme du PDS, jugé libéral, aux valeurs des
partis de gauche, plus proches de la pensée socialiste.
Ousmane Tanor Dieng soutient ainsi qu'Abdoulaye Bathily,
Landing Savané et le PIT "ont leur place dans une gauche plurielle
au coté d'un PS réformé, modernisé et plus ouvert
que jamais" 100 . De manière à n'oublier personne, il
poursuit : "je n'aurai garde d'oublier des partis tout aussi important
appartenant au centre gauche ou au centre droit (RND, CDP,BCG PLS et PDS-R)
dont le patriotisme ardent ne fait plus de doute". Pour ne pas inclure les
dissidents Kâ et Niasse - qui promeuvent le socialisme senghorien - le
premier secrétaire socialiste définit l'URD et l'AFP comme
"deux démembrements de la droite dure du PS, une droite dure faite
d'intolérance, de surdimensionnement du "moi", une droite dure
revancharde et injurieuse à souhait". Enfin, Abdoulaye Wade est
qualifié de "libéral à tout crin, pur et dur, un
théoricien du mondialisme sans frein" 101.
Ce vocabulaire gauche-droite, peu répandu dans la vie
politique sénégalaise depuis le départ de Léopold
Sédar Senghor, est une véritable innovation. Cependant, la
stratégie socialiste se heurte à l'union sacrée de
l'opposition. Plus que pour une idéologie, les opposants de gauche
luttent contre un système en place depuis plus de cinquante ans. Par
conséquent, la très grande majorité des partis
alliés au trio Wade-Niasse-Kâ rejette l'appel. Seul le BCG de
Jean-Paul Dias rejoint "le pôle de gauche" désiré par Tanor
Dieng qui se transforme rapidement en un... "pole de centre-droit".
En effet, hormis le PAI, tous les autres partis
ralliés à la candidature d'Abdou Diouf ont une
idéologie... libérale. Il s'agit en fait d'un front-antiwadiste,
constitué de personnalités issues du PDS, qui ont quitté
la formation libérale suite à des divergences personnelles - et
non idéologiques - avec le "Pape du sopi".
Les alliés d'Abdou Diouf se nomment donc Majhemout
Diop (PAI), Serigne Diop (PDS-R), Jean-Paul Dias (BCG) et Ousmane Ngom (PLS).
Ils forment à eux quatre une coalition en faveur du candidat Diouf
appelée "Convergence patriotique". Celle-ci n'a que pour seul but
avoué de "faire obstacle à l'aventurisme et à
l'inconnu" : en somme, d'empêcher Abdoulaye Wade de devenir le
troisième Président de la République
sénégalaise 102.
Ainsi, le PS renonce à sa tentative de ramener le
débat politique à des enjeux idéologiques et non à
des luttes crypto-personnelles. Il revient au schéma classique
d'alliances opportunistes et éphémères, paradoxales et
sans vision à moyen-terme. Bien qu'il dénonce "l'alliance
contre
99 Jeune Afrique, 21 décembre 1999.
100 "OTD : l'opposition et nous", Le Soleil, 1er
novembre 1999.
101 Idem.
102 Le Soleil, 14 novembre 1999.
nature" formée par le PDS et les partis de
gauche 103 , le PS applique la même stratégie que son adversaire
en se rapprochant singulièrement du centre-droit libéral.
Cette alliance est un aveu d'échec pour le PS. En
effet, la formation gouvernementale se rapproche de partis sans aucune aura
dans le pays, qui n'ont obtenu que quelques députés à
l'Assemblée nationale et qui n'ont pas été en mesure de
contester l'hégémonie socialiste lors des sénatoriales.
Contrairement au PDS, qui regroupe autour de lui des partis qui
représentent environ 10 % de l'électorat
sénégalais, le PS ne tire aucun avantage électoral de
cette union.
Le seul intérêt qu'ont les membres de la
Convergence patriotique pour le PS est qu'ils peuvent "comparer" Diouf et Wade.
Si le Président sortant est loué pour sa stature d'homme d'Etat,
le chef de l'opposition est dénigré par ses anciens soutiens, qui
le compare "à un marchand d'illusions ". Ils appuient par
conséquent le slogan présidentiel : "le changement dans la
continuité ".
"Nous combattions tous Abdou Diouf, mais dès
l'instant que nous avons compris que celui pour qui nous menions ce combat ne
le méritait pas, nous avons pris nos responsabilités.
Aujourd'hui, nous soutenons fermement le candidat du Parti socialiste, parce qu
'avec lui, le changement dans la continuité n 'est pas un vain
mot" 104.
La Convergence patriotique est de ce fait très
régulièrement invitée aux rassemblements de
précampagne dirigés par Ousmane Tanor Dieng. Dans ses
interventions, elle oppose Abdoulaye Wade, "l'homme des promesses non
tenues", au couple Diouf-Tanor, sage, patriote et intègre.
Cependant, à l'approche des élections, le secrétaire
national et la Convergence patriotique sont invités à laisser la
place au candidat Diouf. Le ministre d'Etat axe alors son action sur les
Sénégalais de l'étranger en se rendant entre autre en
France, aux Etats-Unis et en Gambie 105 . Il adopte également une
attitude moins autoritaire, en promett ant en janvier 2000 aux 846
secrétaires généraux de région PS une plus grande
ouverture du parti après les présidentielles : "s 'il y a une
différence entre ce que je prêche et ce que je pratique,
dite-lemoi. Rectifiez-moi si vous le jugez nécessaire" 106 . Cet
adoucissement du discours tanorien n'est pas anodin, les sondages internes
indiquant tous sans exception l'inéluctabilité d'un second
tour.
C'est donc dans l'incertitude que Abdou Diouf lance sa
campagne le 4 février 2000, via une allocution
télévisée, dans laquelle il déclare :
"je veillerai à ce que le scrutin se
déroule dans le calme, qu 'il soit transparent, équitable et
juste et que le verdict, quel qu'il soit, soit respecté par tous,
conformément à la volonté du peuple souverain (...) pour
qu 'ensemble, nous fassions la démonstration que le
Sénégal est un exemple de démocratie majeure et
responsable pleinement assumé" 107.
En insistant sur la transparence du scrutin, le
Président s'engage à respecter le jeu démocratique. Il
mise sur son bilan économique et la restauration du dialogue en
Casamance pour battre une nouvelle fois Abdoulaye Wade. Néanmoins, son
septennat a été assombri par la poursuite de la
paupérisation des Sénégalais, l'implosion de son parti et
le déclin de sa
103 Ousmane Tanor Dieng déclare à ce sujet :
"Landing Savané, Abdoulaye Bathily et Amath Dansokho sont plus
proches de nous que d'un Wade, qui prône le libéralisme sauvage.
Il s'agit donc d'une alliance contre nature. Et s'ils gagnaient les
élections, comment pourraient-ils gouverner ensemble ? ". Jeune Afrique,
21 décembre 1999.
104 "Sortie réussie de convergence patriotique",
Le soleil, 29 novembre 1999.
105 Voir Le soleil 26-2 8 janvier et 14 février
2000.
106 Le soleil, 31 janvier 2000.
107 "Abdou Diouf : je compte sur vous", Le soleil, 4
février 2000.
popularité auprès de la population.