A l'orée d'un scrutin crucial pour leur avenir, les
socialistes sénégalais sont fortement isolés.
Abandonnés par le PS français - qui n'hésite pas par la
voix de son "Monsieur Afrique" Guy Labertit à condamner certaines
pratiques de la formation gouvernementale sénégalaise 81
- ils ne peuvent plus compter que sur le duo Diouf-Tanor Dieng pour
affronter "l'ennemi de toujours", Abdoulaye Wade, et les dissidents Kâ et
Niasse.
Face à la tentative d'appropriation du passé
senghorien par l'opposition, le PS célèbre dignement en octobre
1998 le cinquantième anniversaire de la fondation du BDS par
Léopold Sédar Senghor 82 . Grâce aux
médias d'Etat, cet anniversaire est l'occasion pour le pouvoir de
remémorer, à une population qui en grande partie n'a jamais connu
Senghor Président, ses hauts faits d'arme mais aussi - voire surtout -
le lien très fort qui unit le "Père de la Nation" à son
successeur. Pour évoquer ses jours heureux, où le PS
régnait en maître sur la politique sénégalaise, le
parti invite ses "sages" : André Guillabert, Assane Seck, Abdoulaye
Fofana, Babacar Bâ etc. Abdou Diouf et Tanor Dieng ne manquent pas la
célébration et à travers leur discours respectifs, se
congratulent mutuellement tout en soulignant leur attachement aux valeurs
senghoriennes. On note ainsi de très nombreuses similitudes entre cet
événement et les festivités qui eurent lieu à
l'occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire du fondateur du BDS en
1996 : mêmes personnalités présentes, mêmes types de
discours prononcés et mêmes objectifs visibles.
80 On fait ici référence à une question
de Yoro Dia posée à Abdou Diouf lors de son unique
conférence de presse de 1999 : "Parlant de vos relations avec le
Parti socialiste, vous aviez déclaré au Conseil national que vous
n'alliez pas scier la branche sur laquelle vous étiez assis. Est-ce
qu'aujourd'hui ce n'est pas l'inverse, n'êtes-vous pas la branche sur
laquelle le Parti socialiste est assis si l'on sait que de plus en plus le
Parti socialiste a recours au Président de la République pour
régler ses propres problèmes ". "Conférence de presse du
président Abdou Diouf", Parti socialiste sénégalais,
1999.
81 "L 'opposition sénégalaise redoute un coup
d'Etat électoral", Le Monde, 4 février 2000.
82 "Les 50 glorieuses du PS", Le Soleil, 29 octobre
1998.
En effet, en célébrant le passé, le PS
tient avant tout à légitimer Abdou Diouf et à travers lui
Ousmane Tanor Dieng. Le but de la propagande étatique est
également de ranger clairement Léopold Sédar Senghor aux
cotés du PS. C'est pourquoi, contrairement à 1996, Le Soleil
publie un mot personnellement envoyé par le premier
Président de la République sénégalaise : "je
serai bien entendu de coeur avec vous tous et présent par la
pensée. Je regrette de ne pouvoir être physiquement présent
mais mes médecins m 'ont recommandé d'éviter les voyages"
83.
Par ses propos, Senghor reconnaît donc implicitement
appartenir à la famille PS et appuie d'une certaine façon le duo
Diouf-Tanor Dieng. Ce soutien discrédite les dissidents Kâ et
Niasse qui se réclament être les véritables
défenseurs de l'héritage senghorien. Grâce à cette
légitimité historique, Abdou Diouf peut se draper du passé
de son prédécesseur et affirmer à la fin des
festivités : "mes chers amis, nous avons pour de longues
années encore à assumer le destin de notre pays".
Si la présence d'Abdou Diouf à la tête du
PS ne souffre presque d'aucune contestation au sein du parti, les tensions
demeurent concernant les blocages constatés depuis 1996. Abdourahim
Agne, pourtant porte-parole PS, s'aventure ainsi à déplorer les
méthodes "trop rigides d'un centralisme démocratique
hérité d'une autre période" 84.
Il fait cependant rapidement machine arrière, devant les vifs
réprobations de Tanor Dieng. Cette critique révèle
l'absence de cohésion à l'intérieur du parti. Les
tendances se multiplient, les départs également (le plus
exemplaire étant bien évidemment celui de Moustapha Niasse).
Ousmane Tanor Dieng, nommé naturellement directeur de
campagne du Président sortant, doit enrayer la fuite des cadres et des
militants. Le ministre d'Etat essaie en vain de satisfaire tout le monde en
constituant un directoire de... 94 membres (contre 35 membres en 1993)
85. Le risque de cacophonie est important si l'on prend en compte le
nombre de porte-parole. En plus d'Ousmane Tanor Dieng et Abdourahim Agne,
Aminata Mbengue Ndiaye (pour les femmes socialistes), Pape Babacar Mbaye (pour
les jeunes socialistes) et Ousmane Ngom (pour les alliés d'Abdou Diouf)
sont conviés à s'exprimer au nom du PS. Ce manque
d'homogénéité est criant lorsqu'on se penche sur la
composition du directoire de campagne d'Abdou Diouf. On y trouve :
- L'ensemble du bureau politique PS
- Des représentants du mouvement national des femmes
socialistes
- Des représentants des jeunesses socialistes
- Des représentants du GER
- Des représentants de l'école du PS
- Des représentants de comités d'entreprises
- Des représentants de la CNTS
- Des membres du gouvernement
- Les représentants de la Convergence patriotique
(112)
- Des représentants du Conseil consultatif des sages
A cet ensemble, on rajoute la participation du publicitaire
français Jacques Séguéla, qui le plus souvent agit sous
l'autorité directe d'Abdou Diouf 86 . Cet ensemble disparate
ne favorise
83 Le Soleil, 29 octobre 1998.
84 "Le Parti socialiste en pleine crise interne,
célèbre ses cinquante ans", Afrique Expresse, 12 novembre
1998.
85 Habib Thiam trouve une formule pour souligner
l'invraisemblance de l'effectif de ce comité de campagne : "puisque
nous sommes si divisés, mettons-y tout le monde". Habib Thiam,
Par devoir et amitié, pp.204, Paris, Rocher, 2001.
86 L'indépendance de Séguéla - ainsi que
ses émoluments - agace les membres du directoire, comme l'indique les
propos d'Abdourahim Agne : "il (Jacques Séguéla) ne saurait
se substituer au parti qui, avec sa connaissance de
pas l'émergence d'un programme cohérent et clair.
Pour compenser, le Président sortant
s'appuie une fois de plus durant la précampagne sur ses
principales qualités : le calme, la courtoisie, une certaine idée
de la démocratie etc. Il exprime ces vertus lors de son investiture
par le PS en décembre 1999 :
"je reste fidèle à ma conception de
l'action politique, de l'adversité politique que je fonde sur
l'éthique et le respect de l'autre. Je ne con çois pas la
campagne électorale à l'image d'une foire d'empoigne où
tous les coups sont permis. Une campagne électorale est un moment
privilégié de confrontation des idées et des programmes
(...) il s'agit de convaincre et non de chercher à blesser l'adversaire,
d'entraver, de faire adhérer plutôt que de contraindre (...) si on
m 'attend sur le terrain de la polémique, des procès d'intentions
et des attaques personnelles, on ne m'y trouvera jamais. Cette lecture du
combat politique, cette culture, n'est pas la mienne" 87.
Désirant fédérer le peuple et les
socialistes, Abdou Diouf renoue avec des thèmes qui avaient
marqué ses premiers mois à la tête de l'Etat : la
piété et la lutte contre la corruption. Ainsi, il
effectue en janvier 2000 un voyage en Arabie Saoudite qui est
largement relayé par les médias d'Etat. Ceci n'est pas sans
rappeler son déplacement à Taïf de janvier 1981. Cette
fois-ci,
l'aura du Président dans le monde musulman n'est pas
mise en lumière par un discours officiel mais par une visite. On peut
lire dans Le Soleil du 6 janvier 2000 : "pour la première
fois
depuis 18 ans, en période de ramadan, la ka'aba
sacrée a été ouverte spécialement pour Abdou
Diouf"88. La propagande fait renaître l'image de
"l'homme de Taïf" de manière à
contrer le non-ndiguel mouride et les liens
très forts qui unissent certains chefs religieux à Moustapha
Niasse. Le déplacement d'Abdou Diouf dans le saint des saints a de ce
fait des
retombées politiques et polémiques, puisque Niasse
va jusqu'à remettre en cause la véracité de la visite
présidentielle 89.
Le régime tient également un discours virulent
vis-à-vis de la corruption durant la précampagne
90. Rappelant la lutte menée par Diouf contre
l'enrichissement illicite vingt ans
plus tôt, les nouveaux programmes contre la corruption ont
pour but de démontrer la transparence et la probité de l'Etat,
vivement contestées par Wade, Kâ et Niasse. En renouant
avec des thèmes longtemps abandonnés, issues d'une
autre époque - l'Etat de grâce - Diouf essaie, via ce "retour vers
le futur", de retrouver une popularité perdue et de reprendre des
thèmes confisqués par Moustapha Niasse depuis juin
1999.
Paradoxalement, Abdou Diouf place aussi sa campagne sous le
signe... du changement. Ce positionnement, visiblement conseillé par
Jacques Séguéla, a pour but d'accaparer le sopi
affilié à Abdoulaye Wade depuis plus de deux
décennies. Diouf table sur son coté rassurant pour prôner
un changement dans la continuité, sans prendre le risque de choisir
l'inconnu avec
un homme réputé pour son instabilité et ses
dérapages. Il utilise ainsi inlassablement la même formule
à partir de décembre 1999 : "je serai le candidat du
changement dans la préservation
des acquis ". Sa réelle volonté de changer
son style de gouverner est néanmoins mise en question par ses opposants
et la population avec le maintien à la tête de la pyramide
socialiste
du très puissant mais aussi très
controversé Ousmane Tanor Dieng.
notre milieu et de nos compatriotes, aura bien sur son mot
à dire". "La direction de campagne bientôt installée",
Le Soleil, 25 novembre 1999.
87 "Changer en préservant les acquis", Le
soleil, 20 décembre 1999.
88 Le Soleil, 6 janvier 2000.
89 Le Soleil, 19 janvier 2000.
90 "Un programme indépendant contre la corruption",
Le Soleil, 4 novembre 1999 et "Corruption : comment juguler le
fléau", Le Soleil, 13 janvier 2000.