Abdoulaye Wade a toujours eu des déclarations
ambiguës vis-à-vis de l'armée. Dès 1981, il
invite
de façon quelque peu maladroite les militaires à prendre en
charge le pays suite au départ de Léopold Sédar Senghor.
La réprobation étant générale, aussi bien dans le
camp
socialiste que dans celui de l'opposition, Wade tient ensuite
une position moins polémique, notamment en 1988. A ce propos, il aime
rappeler durant sa précampagne électorale de 2000
la position légaliste qu'il adopta à
l'époque, en dépit des multiples sollicitations qui s'offrirent
à lui. Il le souligne notamment au cours de la conférence de
presse informelle qu'il tient en
octobre 1999 dans l'avion qui le ramène de Paris à
Dakar.
"Lorsque je me trouvais, en 1988, à la prison de
Reubeuss [à Dakar], j'ai reçu, à plusieurs reprises, la
visite d'un mystérieux Français qui m'a annoncé qu'un coup
d'État était en préparation avec l'accord de Paris. Une
autre fois, il est venu me proposer un plan d'évasion, que j'ai, bien
entendu, décliné. Trouvant étonnante la facilité
avec laquelle il pénétrait dans les lieux, je me suis toujours
abstenu de commenter ses propos. Par la suite, on m 'a informé qu 'il
venait à la prison dans la voiture personnelle du chef
d'état-major de l'époque, le général Tavarez de
Souza. Plus tard, après ma libération, je me suis retrouvé
nez à nez avec lui lors d'une visite dans un foyer d'immigrés, en
région parisienne. Après, je n 'ai plus eu de ses nouvelles. Un
jour, en 1992, j 'ai été convo qué comme témoin par
un juge d'instruction de Grenoble. Ce mystérieux personnage venait
d'être déchiqueté par le colis piégé qu 'il
transportait dans sa voiture. Le paquet, qui portait mon nom et mon
adresse,
m 'était visiblement destiné. La preuve que
mon heure n 'avait pas encore sonné. Cette histoire, que je n 'avais
jamais racontée, j 'éprouve aujourd'hui le besoin de vous en
faire part." 73.
Toutefois, sa position vis-à-vis de l'armée
évolue après le 24 décembre 1999 et le putsch militaire
ivoirien du général Robert Gueï.
Cet événement a une portée
considérable au Sénégal, comme le montre la
réaction ferme d'Abdou Diouf, qui condamne ce "recours à la
force comme moyen d'accession au
pouvoir"74. Le voisin ivoirien
était considéré depuis l'indépendance comme un
semblable, une sorte de reflet du propre destin sénégalais.
Depuis 1960, les deux pays multipliaient les similitudes : un père de la
nation charismatique, influent et reconnu dans le monde entier
72 "Abdoulaye Wade au forum civil : je voterai, même
avec les cartes israéliennes", Le Soleil, 28 janvier 2000.
73 Francis Kpatindé, "Paris-Dakar dans l'avion de
Wade", Jeune Afrique, 2 novembre 1999. 74 Le Soleil, 27
décembre 1999.
(Léopold Sédar Senghor et Félix
Houphouet Boigny) ; une économique florissante dans les années
1960-70 puis fortement déclinante après 1985 ; une relation
privilégiée avec l'ancienne métropole aussi bien sur le
plan économique, diplomatique et militaire ; un Président
installé constitutionnellement par son prédécesseur (Diouf
par Senghor, Henri Konan Bédié par Boigny) ; un parti
hégémonique depuis l'indépendance mais dont la
légitimité est fortement contestée par l'opposition et les
populations urbaines (le Parti socialiste sénégalais et le Parti
démocratique de la Côte-d'Ivoire) etc.
La plus grande fierté de ces deux pays - une exception
subsaharienne qui cimentait un peu plus l'étroitesse des relations entre
les deux anciennes colonies françaises - était que depuis leur
indépendance, jamais l'armée n'avait eu à intervenir pour
régler une crise politique intérieure. Or, les
événements du 24 décembre 1999 brise
"l'homogénéité du binôme". L'impensable se produit
quand Henri Konan Bédié est "invité" à quitter le
pays sans attendre. La vie politique ivoirienne est confisquée au profit
de l'armée.
Le Sénégal se retrouve isolé et en proie
au doute. En effet, certains contemporains jugent que la situation
sénégalaise est encore plus critique que la situation ivoirienne
75. Une nouvelle contestation électorale pourrait
ainsi pousser l'armée à imiter son homologue ivoirienne, d'autant
plus que les militaires sénégalais expriment depuis le
début de l'année 1999 leur lassitude.
Réputée pour être l'une des armées
les plus performantes de la sous-région, l'armée
sénégalaise est régulièrement mise à
contribution. La multiplication des champs d'opérations - Casamance,
Guinée-Bissau, Centrafrique etc. - multiplie... les primes
impayées aux soldats. Par conséquent, on assiste dans les
faubourgs de Dakar, notamment en avril 1999, à des manifestations
informelles de l'armée 76 . Ces mécontentements
répétés inquiètent les observateurs internationaux,
qui voient dans ces agissements les prémisses d'un possible coup d'Etat
militaire. La situation ivoirienne ne fait donc qu'aggraver ce
pressentiment.
Abdoulaye Wade profite de l'effroi provoqué par la
nouvelle pour déclarer à Sud quotidien le 31
décembre 1999 : "l'armée et les jeunes doivent prendre leurs
responsabilités ". Comme en 1981, cet appel aux militaires a bien
du mal à faire l'unanimité dans les rangs de l'opposition,
même si Moustapha Niasse tente vainement d'expliquer la
déclaration de son partenaire du FRTE : "l'opposition est
opposée à la violence, mais nous répondrons à la
violence avec les moyens appropriés, d'où qu'elle vienne"
77.
Les socialistes apprécient quant à eux que
très modérément la remarque du leader PDS et
organisent une riposte à ce sujet. Tandis qu'Abdou Diouf dans ses voeux
de 2000 à l'armée insiste sur le concept "d'armée
nation" et rappelle les devoirs du soldat, "la défense de
l'intégrité du territoire nationale et la protection des
populations" 78, le PS envoie "au front" les anciens
libéraux devenus pro-dioufistes, à savoir Jean-Paul Dias et
Ousmane Ngom, pour faire la morale à leur ancien mentor
79.
Conscient de sa bavure et désireux de ne pas
apparaître aux yeux des occidentaux comme un simple "agitateur",
Abdoulaye Wade corrige sa prise de position le 24 janvier 2000 et qualifie par
ces mots l'hypothèse d'une intervention de l'armée dans le
scrutin : "cela serait l'échec de
75 Thomas Sotinel, "Turbulences africaines", Le Monde,
1er août 1999.
76 André Payenne, "Les douze travaux d'Abdou
Diouf", Jeune Afrique, 15 juin 1999 ; "Triste noël pour les
Diouf", Lettre du continent, 13 janvier 2000 et M-C. Diop, M.Diouf et
A.Diaw, "Le baobab a été déraciné : L
'alternance au Sénégal", pp.1 58, PoA 78, juin 2000.
77 "Le FRTE mobilise", Le Soleil, 27 janvier 2000.
78 "Abdou Diouf : je vous exhorte à renforcer le
concept armée-nation", Le Soleil, 2 janvier 2000. 79 Le Soleil,
27 janvier 2000.
ma vie ". Cette déclaration faite juste avant
le début de la campagne électorale officielle à le
mérite de calmer les esprits sans pour autant écarter la
possibilité d'un renversement d' Abdou Diouf par l'armée.
Les opposants entament donc les trois semaines de campagne
avec des certitudes : l'union de l'opposition dans le cadre du FRTE est
effective et solide ; les procédés socialistes - révisions
constitutionnelles, changement de présidence à l'ONEL, cartes
israéliennes etc. - ont été soit dénoncés,
soit contrecarrés ; Dakar, au vu de l'accueil réservé
à Wade en octobre, réclame le sopi ; le séisme
provoqué par le départ de Moustapha Niasse du PS a
considérablement affaibli le parti gouvernemental ; Abdou Diouf n'est
plus considéré par une partie de l'Occident comme un
démocrate exemplaire etc.
Abdou Diouf est donc très clairement menacé
à son poste présidentiel. Espérant une victoire au premier
tour, il ne peut plus compter sur la traditionnelle "machine à fraude de
l'Etat", au risque de connaître la même fin que son homologue Henri
Konan Bédié. Il doit aussi faire face à la
décadence de sa formation politique, éprouvée par les
départs successifs de Kâ et Niasse. La crise est si profonde que
le chef de l'Etat parait être le seul à pouvoir sauver son parti.
Il est la branche sur laquelle le PS est assis 80.